Jeudi 13 mars 2064
C'est donc ce qu'on ressent à venir travailler le matin à l'agence. Café bu à l'arrache chez la fille dont je ne veux pas avoir retenu le prénom dans cinq ans. Métro parisien, trottoirs animés, passages piétons qui ne me rappellent pas mon accident… Esprit clair, cœur qui bat un tambour endiablé. Je veux bien de ça tous les jours.
En entrant dans le hall comme s'il m'appartenait déjà d'une certaine façon, j'aperçois Adem avachi sur le comptoir.
— Bonjour.
Il répond par un signe de tête bref. La fille - Valérie, d’après son badge - me sourit tout en restant distante. Ce n’est pas la peine de faire tous ces efforts, je n’insiste pas quand une femme n’est pas réceptive.
— Vous êtes là pour les tests ? demande-t-elle.
— Oui. J'espère que je ne suis pas venu trop tôt.
— Non, c'est bon. Asseyez-vous, je vais appeler monsieur Jensen.
Je me dirige vers les sièges qu'elle désigne et m'assieds à côté d'un homme aux cheveux grisonnants, aux mains épaisses croisées, tremblantes, au-dessus de ses genoux. Il les regarde d'un air fébrile. Ses lèvres marmonnent quelque chose en silence, ses yeux sont baissés. Je cherche du sang sur ses mains, mais il n'y en a pas. Son pantalon de jean clair, délavé par le temps plus que par la mode, est parsemé de poils de chat d’un mélange de couleurs que je ne peux distinguer de là où je me tiens. Il n'a pas de sac avec lui, il est venu les mains vides. Un portefeuille lui déforme la poche arrière.
— Monsieur Perret ? appelle Valérie.
L'homme bondit sur ses pieds mais avance jusqu'au comptoir en titubant presque.
— C'est pour un meurtre, grogne-t-il.
— Vous avez tué quelqu'un ?
— Non, ce n'est pas moi.
— Homme ou animal ?
— Animal.
Sa voix se casse. Il porte sa main à son visage. Renifle bruyamment, comme un homme enrhumé, retenant habilement ses larmes.
— Ils ont empoisonné mon chat. Annulez ça, je paie.
— Chaque chose en son temps, monsieur. Je vais avoir besoin de plus d'informations. Un agent viendra vous chercher pour la suite.
— Je n'ai rien à cacher, affirme l'homme. Allez-y.
— Bien. Savez-vous qui a tué votre chat ?
— J'ai des soupçons. Certains de mes voisins le détestent. J'ai retrouvé de la mort au rat dans mon jardin, celui qui a fait ça me connaissait.
— Pas de détails, monsieur. Un agent vous interrogera plus précisément. Ici, nous avons seulement besoin de savoir si les protagonistes du meurtre sont connus ou non.
— C'est ce que je viens de vous dire.
— Je dois également savoir si le meurtrier est susceptible de récidiver.
— Bien sûr que oui ! crie-t-il.
— Restez calme. Le meurtre d'un animal s'annule jusqu'à une semaine plus tard, comme celui d'un homme. C'est assez récent dans l'histoire de l'agence, soyez rassuré.
— Mais la limite ?
— Que voulez-vous dire ?
— Combien de fois j’ai droit de venir vous payer pour ressusciter mon chat, toutes lignes de temps confondues ?
— Mais indéfiniment, monsieur. C'est le meurtrier qui sera appréhendé s'il s'avère récidiviste.
— Au bout de combien de fois ?
— Cinq.
— Et ça fait combien de fois que je suis venu ?
— Laissez-moi vérifier.
Je continuerais bien à suivre cette conversation qui, pour un grand fan des agents du temps comme moi, est passionnante, mais j'entends soudain qu’on m’appelle depuis l'entrée des escaliers.
— Orsoni ?
Voix grave et chaude. Celle du fameux Jensen, sans doute. À choisir, j'aurais préféré passer les tests avec Iris. Elle et moi, au moins, on a un passé. Même si je l'ignorais jusqu'à récemment et que l’autre folle de Manon pense qu’elle est mon ennemie.
Je me lève et rejoins l'agent du temps. Je suis incollable sur cette organisation. Je sais que ce sont les agents eux-mêmes qui évaluent les candidats. Tests de personnalité, de QI, de mémoire visuelle et auditive, d'expression orale et écrite, de compréhension et enfin test d'aptitude physique, le moins important de tous malgré les dires d'Iris, qui ne m'aime pas beaucoup.
— Vous allez bien ? demande l’agent.
Il me guide jusqu’au deuxième étage et se retourne en souriant amicalement.
— Euh… ça va. Merci.
— Si vous voulez être un agent du temps, il va falloir vous habituer, dit-il en riant. C’est très important de garder un œil sur la santé mentale de votre partenaire et de vos collègues. C’est une question primordiale. Si vous êtes sincère.
— C’est un peu pareil partout, non ?
— Vous n’avez pas tort.
Il me fait entrer dans une pièce où trônent une petite table en fer noire et deux chaises face à face.
— Mais la raison pour laquelle on vous teste, c’est que l’impact du voyage dans le temps sur l’esprit est phénoménal. On a besoin que vous soyez capables d’encaisser tout ce à quoi vous risquez d’être confronté. Que vous ayez la force mentale pour aller de l’avant malgré ce que vous traversez.
Je ne dis rien. Je ne voudrais pas prononcer le mot de trop, celui qui lui fera penser que je ne suis finalement pas apte. Lorsqu’il me désigne une chaise, j’obéis et m’assois. Il sort alors de sa lourde chemise une liasse de feuilles agrafées qu’il pose devant moi. Il referme le tout et s’installe sur l’autre chaise.
— Un test de personnalité. On commence simple. Ensuite, on passera dans la salle de sport, juste à côté, pour tester votre endurance physique.
— Vous avez une salle de sport ?
— Pour remettre en forme les paresseux comme vous, plaisante Jensen en regardant mes bras tout fins.
C’est très bon signe. Ça signifie que ce ne sera pas éliminatoire… je devrai juste lui prouver que la douleur à mon genou n’a aucune incidence sur la qualité de mes efforts physiques.
Le test me fait penser à ces questionnaires que l’on remplit au début de chaque année scolaire à l’école primaire ou au collège. Des choix élémentaires, une réponse qui me semble toujours beaucoup plus évidente que les autres, sauf lorsque je me demande ce qu’ils préféreraient, eux, que je réponde… j’ai presque l’impression qu’à la fin de ces pages m’attend le nom de ma maison de Poudlard ainsi que des élucubrations un peu trop précises tirées de mon signe astrologique. « Comptez les réponses A, B, C et D. Vous êtes plutôt... »
— Vous avez fini ? N’hésitez pas à vous relire. Prenez tout le temps que vous voulez.
Ironique, quand on sait pour quoi je postule.
— Vous avez tant de temps que ça ? interrogé-je.
— Oh, oui. J’ai beaucoup de temps.
— Vous ne croulez pas sous les demandes ?
— Si, bien sûr. Mais ça ne change rien.
Je lève un sourcil. Jensen s’amuse de mon air perplexe et se lève.
— Vous ne vous relisez pas ?
— Non, j’ai fini.
Il garde mon test à la main, pose la chemise sur la table et m’invite à le suivre dans le couloir. Tandis que nous approchons d’une grande salle sans porte où l’on peut voir différentes machines de musculation et de cardio, je percute. Bien sûr qu’ils ont beaucoup de temps. À chaque fois qu’ils partent en mission dans le passé, c’est comme si le temps s’arrêtait. Ils reviennent au moment exact où ils sont partis.
Après quelques échauffements, Jensen me fait monter sur une machine et lance un programme de trois minutes avant de me faire allonger au sol pour enchaîner de petits exercices. Pendant ce temps, je continue de réfléchir à tout ça. J’en savais encore plus quand je venais de passer mon bac. J’ai oublié quelques-uns des détails les plus importants, à ce que je vois.
— Vous ne vous sentez pas… isolé ? demandé-je entre deux halètements.
Jensen sourit.
— Pourquoi ?
— Eh bien… vous êtes le seul à vous souvenir de vos missions, et vos collègues sont les seuls à se souvenir des leurs. Si à chaque fois que vous devez parler du passé, vous devez tout leur raconter comme si vous ne travailliez pas ensemble…
Il met du temps à répondre, mais ma question a l’air de lui avoir plu. Comme si j’avais mis le doigt sur le problème des agents et que j’étais en mesure de les comprendre avant même d’avoir partagé leur expérience.
— De quoi croyez-vous que je parlais, quand je disais que nous devons nous soutenir les uns les autres ?
Je me redresse sur mon tapis, en sueur. Il attrape une serviette sur une étagère et me la lance en se relevant.
— Mais on ne se raconte pas tout « comme si on ne travaillait pas ensemble ». Au contraire. On sait ce que c’est. On est capable d’assimiler de nouvelles informations sans poser de questions, notre cerveau a acquis une certaine pratique qui nous permet de visualiser des lignes de temps dont on nous a seulement parlé… en d’autres termes, notre capacité d’analyse est constamment remise en question. Nous sommes recrutés pour ça. Formés pour ça.
Il se retourne et me jette un coup d’œil rempli de sens.
— Allez, levez-vous. On passe à la suite.
Incapable d’empêcher ma poitrine de se soulever par à-coups, je m’éponge le visage et lui emboîte le pas. Nous retournons dans la pièce de tout à l’heure. Il attrape, tout au fond, la boucle en plastique qui dépasse du plafond et déroule un écran de projection. Il éteint la lumière et me fait signe de m’assoir.
— Test de mémoire, partie un, déclame-t-il en articulant exagérément.
L’écran s’allume. Une voix digitale m’annonce que je devrai retenir tous les éléments d’images qui vont défiler plus ou moins rapidement et les restituer plus tard. Un décompte commence.
Une image apparaît comme un flash. Elle disparaît tout aussi vite. La lumière d'un ciel bleu s’est imprimée sur ma rétine, un parc, un homme au milieu qui fuit vers la droite. Un enfant seul dans le bac à sable.
Une autre image, qui reste plus longtemps cette fois. Un café. Plusieurs hommes assis au bar. L’un d’eux m’intrigue, mais je me concentre sur la totalité du tableau. L’image disparaît.
Un supermarché cette fois. Je reconnais enfin l’homme. C’était le même sur les deux autres images. Les rayons sont vides, il doit être tard. Il tend la main vers un rouleau de scotch d’emballage…
Le parc à nouveau. La lune est croissante, quelques nuages la cachent mais sa lumière illumine tout de même les arbres qui bordent l’allée. Le bac à sable est vide.
— Combien d’enfants y avait-il ? dit la voix.
— Euh…
— Réponds la première chose qui te vient, murmure Jensen. D’instinct.
Dans la première image, il y avait un petit groupe d’enfants non loin de celui qui était isolé. Je dirais trois minimum, autrement j’aurais considéré qu’eux aussi étaient isolés.
— Quatre enfants… au moins.
— Où étaient les parents ?
Je n’ai pas vu. La seule chose que je sais, c’est que mon esprit a analysé cette scène d’une certaine manière, et que je peux en tirer des déductions utiles. Comme le fait que l’enfant seul, contrairement aux autres, m’a paru en danger. Non accompagné sans doute, et trop proche de l’homme.
— Du côté du groupe d’enfants, dis-je en tentant le tout pour le tout.
— Où allait l’homme ?
— Au bar.
La voix s’interrompt. J’entends le projecteur cliqueter.
— Que faisait-il au bar ?
— Je ne sais pas. Il réfléchissait ?
— À quoi ?
— À… l’enlèvement qu’il avait envie de commettre ?
Une pause encore. Jensen ne dit rien derrière moi, il m’écoute attentivement.
— Est-il passé à l’acte ?
Selon les photos, il est allé faire les courses, tard le soir. Le parc est vide ensuite… je ne comprends pas bien l’utilité de ce test. J’ai beau me creuser les méninges, je ne vois pas ce qu’un agent du temps pourrait faire de ces informations. Y a-t-il un message caché là-dedans ?
— Que devrait faire l’agent dissimulé dans la plupart des images ?
Je me fige, stupéfait. Un agent ? Je n’ai vu personne. Si j’avais fait un peu attention, j’aurais pu analyser son expression, ses gestes, peut-être deviner ses intentions…
— Que devrait faire l’agent ? répète la voix.
Mon cerveau tourne à plein régime. Si je me plante, si je réponds à côté de la plaque, je rentre chez moi et mon rêve se brise, en mille morceaux cette fois. C’est complètement idiot, mais je ne me vois pas faire autre chose à présent. On m’a donné une seconde chance. Il faut que je réussisse. Mon cœur bat à toute allure. Je sens que je me mets à paniquer.
— Si vous ne répondez pas, je passe à la quest…
— Il n’y avait pas d’agent.
Jensen prend une profonde inspiration, bruyante. Je me tourne vers lui une fraction de seconde, le temps de lui découvrir une expression d’étonnement qui disparaît presque immédiatement.
— S’il y avait eu un agent, dis-je, ou plutôt… si moi, qui ai observé ces images, j’étais l’agent… c’est bien ça, la question ?
La voix se fait attendre, un peu sadique. Puis elle répond simplement :
— Oui.
— Si j’étais l’agent, je n’agirais pas sans preuve et sans information.
Je l’ai entendu aujourd’hui même, alors que je l’avais oublié pendant des années. Je le restitue sur un ton un peu mécanique :
— Le nombre de réécritures autorisé est infini. Ce sont les criminels qui n’ont pas le droit de récidiver après cinq fois.
La voix adopte soudain un ton plus grave, plus sérieux.
— Un agent vous a dit qu’un homme avait enlevé un enfant. Cela fait quatre lignes de temps qu’il réussit. Nous sommes au lendemain de la troisième tentative d’enlèvement, annulée avec succès par votre collègue. C’est à vous aujourd’hui d’annuler celle-ci. Que faites-vous ?
— Où l’enfant a-t-il été enlevé ?
— Sur le chemin de sa maison.
— Quelles armes a utilisé le kidnappeur ?
— Nous ne savons pas.
Je réfléchis et pose une dernière question. Adolescent, j’avais toujours considéré que c’était la plus importante. Celle qui déterminait l’état d’esprit du prédateur.
— Qui a demandé l’annulation ?
Je crois que lorsque la voix ne répond pas immédiatement comme en cet instant, c’est bon signe. Du moins, je l’espère.
— C’est lui.
— Il ne s’arrêtera pas. Il croit pouvoir prendre du plaisir et revenir en arrière. Il ne pense qu’à lui, à sa propre ligne de temps. Il se connaît mal, il ne sait pas qu’il est incapable de se retenir tant qu’il n’a pas eu ce qu’il voulait.
— Ce n’est pas la réponse attendue.
— J’intercepte l’enfant.
— Que lui dites-vous ?
— Je…
Je secoue la tête. Non, quel imbécile. Il faut remonter bien avant.
— Non, finalement… il y a plein de possibilités. Je peux me pointer au bar et le distraire, quitte à le saouler. Je peux passer au supermarché et l’empêcher d’acheter ce qui lui permettra d’enlever le gamin. Je peux faire diversion, peu importe comm…
— Comment ?
— Peu importe, répété-je. S’il recommence une dernière fois, on n’a plus besoin de le prendre avec des pincettes. On retourne en arrière et on l’arrête, purement et simplement.
— Et le secret de votre identité ?
— Il y a mille façons d’empêcher ce type d’enlever un enfant sans qu’il soupçonne un agent du temps. Plus on s’y prend tôt, moins il a de chances de comprendre. Il ne doit surtout pas deviner qu’il en est à sa troisième fois. Il ne doit surtout pas nous échapper alors que ça fait deux fois qu’il est tombé dans nos filets de sécurité.
J’ai débité tout ça sans réfléchir, me rappelant toutes ces notions qui m’obsédaient à dix-huit ans. Toute cette théorie qui ennuyait mes amis, toutes ces règles… le fait de me souvenir ravive une passion oubliée. J’ai loupé ma vie jusqu’à maintenant. C’est ma seule chance de me rattraper.
— Partie une terminée, annonce la voix.
Je ferme les yeux et pousse un profond soupir. Jensen s’agite à ma droite.
— Eh ben… on peut dire que vous êtes pas comme les autres.
Je le regarde, intrigué. Il se met à rire et relit mon test de personnalité du coin de l’œil.
— Ça fait treize ans que je bosse ici et j’ai jamais vu personne dire : « il n’y avait pas d’agent ». Qu’est-ce qui vous est passé par la tête, pour arriver à répondre ça ?
— Quoi, c’est faux ? dis-je, méfiant.
— Non, je veux seulement savoir comment vous avez réussi à combattre votre peur d’échouer à ce test tout en contredisant l’énoncé même de l’exercice qui vous a été présenté. Personne n’y résiste jamais. La mémoire, c’est malléable. Lorsqu’une autorité supérieure vous pose comme contexte qu’il y avait quelqu’un, si vous ne vous en souvenez pas, votre cerveau va créer un substitut. Il va modifier votre souvenir, si vous préférez. Pour correspondre à la version qu’on vous donne, que vous pensez certaine.
— Il faut croire que je ne me soumets pas si facilement aux… autorités supérieures.
Pourquoi est-ce que je ne la ferme pas, moi ? C’est la dernière chose qu’un employeur a envie d’entendre de la bouche d’un candidat lors d’un entretien d’embauche.
Jensen lâche un rire sincère qui me rassure. Il range le test dans la chemise, qu’il laisse sur la table.
— Soufflez un peu, on fait une pause. Concernant le sport… vous ne vous défendez pas trop mal, sachant que vous n’avez pas beaucoup bougé depuis longtemps. Rien qui ne puisse pas s’arranger avec un peu d’exercices quotidiens.
— Si vous m’aviez vu au lycée, soupiré-je. Je faisais tout à trois cents pour cent.
— Ah oui ? Pourquoi ça ?
— Je voulais être agent du temps. Ça ne s’est pas fait, finalement.
— Vous avez choisi une autre voie ?
Je lève la tête, surpris. Elle ne lui a pas dit ?
— Je pensais qu’entre agents, vous communiquiez plus que ça. Iris ne vous a pas raconté ?
— D’habitude, c’est différent, mais à chaque fois qu’elle a affaire à vous…
Okay, il a lâché le morceau au moment où je m’y attendais le moins.
— Comment ça, à chaque fois ?
Est-ce qu’il sait que je suis au courant qu’elle est venue altérer le cours de ma vie plusieurs fois ? Non, il a laissé échapper ça par erreur. Il a dû se laisser aller parce qu’il sait que je vais réussir les tests… ou parce que si j’échoue, mon recrutement sera annulé.
— Est-ce que vous annulez le recrutement des candidats qui ne passent pas ?
— Annulé, dans le sens… ?
— Oui, annulé dans le sens annulé.
C’est le terme utilisé par les agents pour parler des réécritures qui empêchent un événement d’arriver. Je l’ai beaucoup trop utilisé dans mon adolescence pour qu’il ne soit pas resté dans mon vocabulaire courant. J’adore ce mot, ou en tout cas tout ce qu’il représente.
— Non, on n’annule pas les recrutements.
— Pourquoi elle a eu affaire à moi, Iris ?
Le visage de Jensen, si avenant, se ferme soudain.
— Vous verrez ça avec elle. J’ai trop parlé et vous le savez. Allez, je vous laisse vous reposer deux minutes et je lance la suite.
Jensen s’en va, m’abandonnant à un tourbillon de pensées qui m’empêchent d’anticiper le reste des examens. Quand il revient, il me fait interpréter des projections d’ombres chinoises, puis nous enchaînons des problèmes de calculs mentaux et de logique, des tests de mémoire auditive, une dissertation, une soutenance orale, une compréhension d’un texte complexe écrit et oral et enfin un test de QI comme je n’en avais jamais passé auparavant.
À la fin, je suis épuisé et je remets en question absolument tous les choix que j’ai faits lors de cette journée. J’ai la sensation que j’ai échoué lamentablement. Pas un de ces tests, si ce n’est peut-être le tout premier, ne m’a donné l’impression de sortir du lot aux yeux des agents.
Jensen me fait attendre dans la pièce pendant qu’il analyse les résultats de son côté, peut-être en présence d’autres agents. Pendant ce temps, je rumine mon inutilité dans ce monde et je pense à ce que je ferai si on me rejette.
Tout d’abord, je me désinscris de la secte. Ce n’est pas parce que je ne suis pas un agent du temps que je dois avoir des envies de vengeance, et les accusations du Sablier me paraissent un peu tirées par les cheveux.
Je sais ce que j’aurais dû faire, si j’avais été plus sérieux et que j’avais mené des études supérieures. Travailler dans la chronoénergie. Ce n’est qu’au stade de recherche, ça ne paye pas beaucoup, mais c’est mieux que rien et le sujet me fascine. Je pourrais toujours me lancer. J’ai vingt-sept ans, mais il faut bien commencer quelque-p…
— Tu commences demain, annonce Jensen en entrant sans prévenir.
Je lève la tête et je le dévisage sans comprendre. Mon cerveau met un certain temps à assimiler la nouvelle. Visiblement, ça l’amuse.
— On se tutoie, hein, ajoute-t-il.
— On se tutoie, répété-je, comme en transe.
J’ai envie de lui demander comment mes tests ont pu aboutir à un tel résultat, mais c’est idiot. Je suis passé. Je suis un agent du temps. J’essaie de garder une contenance, de ne pas montrer à ce Jensen que je suis si fou de joie que je suis incapable de prononcer un seul mot de plus. Je crois qu’il le voit quand même.
— Tu seras le nouveau partenaire d’Iris, explique Jensen.
— Non, sérieusement.
— Sérieusement, oui. C’était moi jusqu’à présent, mais on va être en nombre impair, on marche toujours par deux et j’ai beaucoup plus d’expérience. J’irai donc solo le temps qu’on recrute quelqu’un d’autre.
— Elle me déteste, murmuré-je.
— Mais non.
— Elle est toujours comme ça ? m’inquiété-je.
— Comment ?
— Je sais pas… de mauvaise humeur.
Jensen jette un coup d’œil vers l’un des murs en riant, et je comprends ma bourde. Elle est là, en cet instant. Elle me regarde. Si c’est un miroir sans tain, je ne l’ai pas remarqué.
— Ça lui arrive, plaisante Jensen. Tu t’habitueras.
*
— Un axolotl.
— C’est quoi ce truc, encore ? dis-je en levant un sourcil.
— Ça ressemble à une salamandre, avec trois petites branches de chaque côté de la tête.
Un pokémon, quoi. J’appuie sur le bouton du haut-parleur, lâche le téléphone sur le canapé et m’assieds devant mon ordinateur.
— Tu l’as déjà acheté ?
— Oui, pourquoi ? Tu n’en veux pas ? Je croyais que tu faisais collection de peluches d’animaux aquatiques.
— Bon sang, Maman, mais puisque je te dis à chaque fois que c’est à cause de toi… Même mes amis de collège et lycée m’offraient des objets sur le thème des poissons ou des dauphins parce qu’ils avaient vu tout ce que tu m’as offert. Je collectionne que dalle, moi !
— C’est pas grave, je te l’envoie quand même. Je ne vais pas le ramener au magasin. En plus, il est vraiment beau.
— Mais ça me dit quelque chose. C’est pas mexicain, ce truc ? Pourquoi ils ont ça, en Floride ?
— Je ne sais pas, ils ont de tout. Alors, pourquoi tu m’appelles ?
— J’ai une bonne nouvelle.
— Aaah ? Une copine ? Tu me la présentes quand ?
Je lève les yeux au ciel.
— Non, de ce côté-là, personne.
— Alors quoi ? Tu as trouvé du boulot ?
— Ouais…
— Où ça ?
— Devine.
Rien que d’y penser, j’ai le cœur qui bat plus vite. J’attrape le combiné, désactive le haut-parleur et fais les cent pas dans mon appartement.
— Euh… Tu sais, je ne connais plus grand-chose de toi, ces temps-ci. Tu ne me racontes rien de ta vie privée, de tes goûts… je ne pense pas pouvoir deviner…
Et la voilà qui recommence à se plaindre. Je l’appelle toutes les semaines ! Je lui dis ce qu’il y a à dire, c’est tout. Pas grand-chose, en somme. Par contre, elle est au point sur la météo parisienne de chaque samedi depuis des années.
— Oui, mais ça, tu sais, dis-je en retrouvant une malice sortie tout droit de mon enfance.
— Oh là là, je ne vois pas… Ce ne serait pas les agents du temps… Alors, euh…
— Si.
— Si ?
Gros blanc à l’autre bout du fil. Mon corps est tendu à l’extrême. La réaction de Maman… indispensable. Il fallait que je lui dise, un vrai gamin.
— Gabin, tu es agent du temps ?
— Oui.
Impossible de rester stoïque, ma voix a laissé passer dans ce mot des émotions si fortes qu’elle a déraillé en plein milieu.
— Félicitations ! s’exclame-t-elle en découpant les syllabes avec lenteur, impressionnée.
Elle ne sait pas quoi dire. C’est pas grave, ça me va. Toutes les pensées normales d’une mère l’assaillent probablement en même temps que les questions de base. Comment as-tu réussi cet exploit ? Oui, mais c’est pas dangereux ? Et donc, tu as rencontré d’autres agents ? Manipuler le temps, quelle responsabilité !
— Tu dois être très heureux, dit-elle avec émotion.
— T’as pas idée.
Un petit rire, le sien. Je suis super fier. Et puis, sournoisement, le fait que le boss du Sablier a mis son grain de sable dans l’engrenage - sans mauvais jeu de mot - pour me permettre de m’infiltrer là où seul, inconnu au bataillon, je n’aurais jamais passé les tests, s’insinue dans mon esprit. J’ignore ce rappel presque douloureux. C’est le résultat qui compte. Si je prouve que j’ai mérité leur confiance, alors je pourrai vivre avec.
— Je suis tellement contente pour toi…, murmure Maman. Il faut que j’en parle à ton père quand il reviendra des courses.
— Eh bien voilà, tu sais tout.
— Et niveau relations… même pas une amourette ?
— Non. Rien de valable.
— Je m’inquiète pour toi, Gabin. Tu ne collectionnes peut-être pas les peluches, mais les conquêtes…
Je rigole. Elle est bien bonne, celle-là.
— Ouais, c’est à peu près ça…
— Il n’y en a jamais eu une un peu spéciale pour toi ? demande sérieusement ma mère.
— Non. On n’est pas dans un film de romance à deux balles, je vais pas avoir le coup de foudre comme ça soudainement. Déjà, ça n’existe pas.
— Probablement pas. Mais rien ne t’empêche d’apprendre à aimer quelqu’un.
— Ben c’est pas encore arrivé.
Un silence.
— J’entends ton père qui rentre. Je vais te laisser. Fais attention à toi, mon petit crabe.
— Passe le bonjour à Papa pour moi. Bisous.
— Bisous.
Le bip du téléphone résonne. Je suis à nouveau seul, dans cet appartement. Ce que j’ai repoussé le temps d’un appel remonte du fond de mon être. Je rajuste mes barrières avant même d’être sorti de chez moi et de devoir côtoyer des gens. Mon corps se redresse, je deviens présentable. Mon état d’esprit s’adapte à la jungle à nouveau. Quand j’appelle Maman, je redeviens l’enfant que j’étais il y a vingt ans. J’oublie la solitude, l’indépendance, l’adulte qui prend habituellement le contrôle de ce corps. Je les garde dans un coin de la tête… je fais comme s’ils n’existaient pas.
Mais les revoilà, pour le meilleur comme pour le pire. Demain, ils ont rendez-vous avec leur destin.