chapitre 4

4

 

Andrea - Crémone - 1655

 

Je traverse les rues désertes et silencieuses. Quelques fenêtres s’allument, alors que ma bougie vacille au gré d’une petite brise saisissante. Lorsque j’arrive à l’atelier, la nuit habille encore San Domenico. Maître Amati n’est pas encore là, il est en retard, ce matin.

Aucune lumière n’illumine l’étage. Dort-il encore ? Est-il parti en déplacement, hier soir, sans m’en avertir ? Ça ne s’est jamais produit auparavant, c’est la première fois. Il est toujours si ponctuel, si rigoureux.

C’est certainement pour cela qu’il est le meilleur luthier de Crémone, d’Europe même.

Ça tombe mal. Aujourd’hui, il est prévu que nous apposions du vernis. Peut-être aurai-je le droit de faire un essai sur l’un des violons d’étude, cette fois. J’ai contribué à en façonner quelques-uns. J’ai taillé, raclé, poncé surtout. Ils sont aussi doux et lisses que la peau d’un nouveau-né.

Maître Amati a inspecté mon travail, étape après étape. Plusieurs fois, il m’a renvoyé perfectionner les finitions. D’abord, la forme de mes éclisses[1], qu’il ne trouvait pas assez rebondies. Ensuite, les filets trop peu incrustés, qui ne permettaient pas de véritablement endiguer d’éventuelles fissures du bois en cas de choc.

Il a vérifié l’épaisseur de la table plus d’une vingtaine de fois, de même que celle du fond. J’ai dû les modifier, encore et encore, jusqu’à ce qu’elles soient identiques en tous points.

Qui aurait vu ces détails ? Qui aurait décelé ces imperfections ?

Personne, à l’exception de maître Amati. Et parce qu’il les avait remarqués, il fallait y remédier. Inlassablement, il me répète : « Il n’y a rien d’accessoire dans la lutherie. C’est la précision de chaque élément qui donnera à tes violons cette sonorité si recherchée. »

Il est d’une exigence presque autoritaire, mais je sais la chance que j’ai d’apprendre à ses côtés, alors, je me tais et j’obéis. Je sais que je deviendrai aussi bon que lui, peut-être même meilleur, si je persévère.

J’attrape le balai. Je sais que Lucrezia l’a passé hier soir, quand nous avons quitté l’atelier, mais tout doit être parfaitement propre. Rien ne doit voler, pas un copeau ni une poussière, au risque d’altérer l’aspect laqué de nos instruments auquel mon enseignant tient tant.

J’ouvre la porte en grand et expulse le petit amas de saletés sur les pavés de la chaussée. Je poursuis mon nettoyage devant la porte ; il ne faudrait pas qu’en rentrant, mon maître ramène sous ses semelles ce que je viens de jeter.

Dans la courette à l’arrière du bâtiment, je trouve un seau rempli d’eau et un linge plié juste à côté. Ce sera parfait pour nettoyer le sol et l’en débarrasser des dernières impuretés qui pourraient subsister. À genoux, je frotte le parquet en commençant par le fond de la pièce. J’avance peu à peu en direction de la porte et sors de l’atelier.

Tout est fin prêt. Lorsqu’il arrivera, nous n’aurons plus qu’à préparer le mélange et à le tamponner sur le bois vierge.

Je m’y vois déjà.

Je vais enfin découvrir les secrets de cette teinte, de cette brillance exceptionnelle. Les violons signés Amati luisent tant qu’ils attirent à eux tous les compliments. Jamais on ne voit le violoniste, les regards sont toujours braqués sur l’instrument. C’est là le tour de force de mon maître : apporter aux musiciens la perfection qu’ils recherchent, tout en éclipsant leur virtuosité au profit de la sienne. Personne ne loue le jeu, tout le monde demande d’où provient l’instrument.

Gagné par l’euphorie de cette étape que je m’apprête à franchir, je tente de me calmer. Je m’assieds sur le rebord de la fenêtre de l’atelier, ferme les yeux et prends de grandes inspirations. Le la sonne dans ma tête. Toujours les yeux fermés, je commence à chantonner. C’est tout naturellement un air de Monteverdi qui me vient.

Ah, l’Opéra !

Quelle fierté ce serait d’assister à une représentation jouée sur l’un de mes violons.

— Bonjour, Andrea. Vous me semblez bien guilleret, ce matin…

Maître Amati est là, juste devant moi, accompagné de Lucrezia et d’un gamin crasseux.

— Bonjour, Maître, j’ai préparé l’atelier pour les vernis…

— Très bien. Lucrezia, occupez-vous du petit, installez-le dans la pièce libre et donnez-lui son petit déjeuner. Nous discuterons ce soir, une longue journée m’attend.

 

[1] Pièce de bois unissant la table d’harmonie au fond d’un instrument de musique.

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