CHAPITRE 3 la mouette (2/2)

Par C. Kean
Notes de l’auteur : Où Léandre apprend les liens mystérieux de la vie et de la mort.

Il n'y a pas longtemps à marcher pour rejoindre la maison des Trévien. Il suffit de remonter entre les dunes, longer quelques mètres une route bordée de maisons basses, aux façades effritées de couleurs vives. Puis la rue s'élargit, se pave, s'habille de trottoirs et d'une allée de cercis en fleurs. Les maisons gagnent deux étages et s’apprêtent de briques rouges et d'ardoises. Une ceinture de fer forgé protège le numéro 4. Une ancre penchée, comme adossée, scellée dans le portail, la désigne comme la demeure de l'armateur.

La porte d'entrée est ouverte, comme toujours, et l'on peut voir les domestiques aller et venir, rire parfois en repoussant les feuilles tombantes et les mulots qui tentent de se glisser à l'intérieur. Par la fenêtre du salon de musique, on peut entendre la voix de madame Trévien s'accompagner au piano. Une voix qui chevrote, s'étire dans les aiguës et se sécurise dans les graves. Léandre s'arrête devant cette maison si vivante, ouverte aux quatre vents, traversée des parfums naissants du printemps. Une maison qui danse à chaque geste, qui chante pour chaque parole, où l'on mange et rit si facilement.

Maarjani le pousse dans le dos pour qu'il franchisse le portillon. Enora est déjà sous le porche en bois peint, appelant son père d'une voix urgente, n'osant pas s'avancer plus à l'intérieur avec son triste fardeau. Léandre reste au ras des marches du perron et la peur retient son souffle. Et si monsieur Trévien se fâchait contre eux ? Peut-être ont-ils fait une bêtise, peut-être était-ce mal, peut-être qu'il les disputerait et jetterait les œufs ? C'est ce que sa mère ferait, il le sait. Et elle le punirait sûrement.

Le visage du père d'Enora ne s'assombrit pas lorsqu'il paraît. Ses traits s'écartent sous l'effet de la surprise, se courbent par une sympathie sincère. Léandre hésite encore devant cette vulnérabilité ; il a depuis peu compris que les adultes peuvent se sentir blessés par elle. Mais monsieur Trévien entoure la tête de sa fille de sa main et dépose un baiser sur ce front têtu que tous deux partagent. Léandre s'en excuse et fuit son regard, comme si ce geste de tendresse nécessitait une intimité qu'il était en train de voler. Une timidité honteuse lui barre les joues de grenat lorsqu'il entend la voix souriante du père d'Enora, soudainement plus proche de lui :

« Et voici le nid. Très bien les enfants, très bien. Enora, chérie ? »

Par dessous une mèche de cheveux, il ose poser les yeux sur l'homme et sur sa fille qui le rejoint d'un seul grand pas.

« Que dirais-tu de me laisser cet oiseau ? Léandre et moi allons nous occuper des petits et préparer un cercueil approprié aux événements. Pendant ce temps, mademoiselle Maarjani t'aidera à te changer et tu prendras ton cours de harpe avec madame Daniel. Et ensuite, nous organiserons des funérailles avant le thé. Cela convient-il ? »

Enora cherche l'approbation de Léandre et c'est bien la première fois qu'elle attend de lui une quelconque décision. Monsieur Trévien le voit et le comprend. L'instant s'étire jusqu'à lui. Léandre hoche maladroitement la tête. Avec douceur, l'oiseau passe des mains de la fillette à celles de l'armateur. En raccompagnant Enora à l'intérieur, Maarjani inspecte ses mains qu'elle devra laver bien vite, car la mort est une souillure tenace. Monsieur Trévien se lisse la moustache.

« Bien, suis moi. »

Ils font le tour de la maison par le jardin, suivant une allée qu'accompagnent des azalées et des sapinettes taillées à l'orientale, jusqu'au bâtiment indépendant que forment les écuries. Elles n'abritent plus désormais qu'un jeune cheval plutôt petit, un âne qui lui tient compagnie, ainsi qu'une voiture légère que le couple utilise lors de promenades champêtres. Il leur arrive encore, quoique cela tende à se raréfier, de sortir en ville à son bord, par nostalgie du pas des chevaux sur les pavés bosselés. Près de l'attelage se trouve maintenant une voiture à moteur pour l'heure recouverte d'une grosse toile de chanvre. L'ancienne sellerie pend désormais aux poutres du plafond, et un établi jonché de pinces, de marteaux, de limes, de fusibles et de taches d'huile occupe la troisième partie de l'espace. Une étroite fenêtre à croisillons permet qu'un rai de lumière tombe sur le plan de travail et rend visible les poussières suspendues à l'atmosphère chaleureuse et textile. Monsieur Trévien y dépose l'oiseau mort pour se mettre à chercher, dans les différents rangements qui encombrent la partie basse du plateau, un objet particulier dont il ne s'est pas servi depuis longtemps.

« Ça doit bien être là, quelque part... »

Léandre l'observe sans s'approcher, tenant toujours contre lui le cordage et le nid. Il n'ose pas demander ce qui, de toute évidence, a été rangé ailleurs.

« J'espère qu'Armélie ne l'a pas jeté... »

Il se lisse la moustache, un geste parasite acquis depuis peu. Tout comme cette pilosité choisie et soignée. Léandre ne s'en étonne plus : son propre père a adopté cette mode jusqu'à peu désuète, et les adultes, parfois, sont des enfants à leur façon. Ils font ainsi que leur amis, voulant leur ressembler par des efforts touchants d'indiscrétion et de maladresse.

« Mais non, elle n'aurait jamais fait ça. Ah ! La voilà ! »

À deux mains, il sort de son recoin obscur un caisson de bois dont le vernis s'écaille, moucheté de céruse. Léandre tend le cou. Cela semble bien lourd, et monsieur Trévien se dépêche de le poser sur l'établi en soufflant dans l'effort. Il sourit avec fierté, sa moustache piquant ses joues, alors qu'il s'emploie à défaire les toiles d'araignées et chasser les cadavres de cloportes et de coccinelles de l'intrigant coffret.

Le jeune prince serre un peu plus le nid contre son torse.

« C'est pour faire quoi ? »

L'homme a un sourire dont l'authenticité ride ses tempes.

« Ça, c'est une couveuse. Cela sert à garder les œufs au chaud le temps qu'ils éclosent. Exactement comme le font les parents quand ils couvent. »

Son regard est engageant. La lumière douce, l'odeur de paille et de foin, la respiration profonde des animaux somnolant participent à sa confiance. Léandre accepte de laisser une chance à cette couveuse et dépose son précieux fardeau près de l'incubateur. Le frottement des mains du père d'Enora l'une contre l'autre alors qu'il s'apprête, après avoir branché l'appareil, à en régler le thermostat, éveille une chaleur presque coupable en bas de sa nuque. C'est d'une telle quiétude que ses yeux veulent se fermer, mais il se l'interdit strictement.

« Tu vois, ici, tu règles les degrés, puis c'est une résistance électrique qui assure le maintien de la température, et tu n'as plus qu'à placer les œufs ici. »

En forçant un peu, l'armateur ouvre le ventre de la couveuse qui cachait un tiroir au fond grillagé. Léandre hésite un peu avant de s'autoriser d'y déposer les œufs, soigneusement, les uns contre les autres. Le tiroir refermé, monsieur Trévien place ses poings sur ses hanches et sa satisfaction rayonne.

« Et voilà, il n'y a plus qu'à attendre maintenant, et veiller l'heure de l'éclosion. »

Léandre imite maladroitement sa pose. Mais le cheval s'ébroue. Le corps de la mère mouette tombe sous son regard et lui enlève toute joie. Ils peuvent bien naître, ces oisillons, ils n'en seront pas moins orphelins. La main de l'armateur semble deviner la tristesse de sa pensée et enveloppe son épaule par une pression et un poids d'une familiarité simple qui surprend souvent le garçon.

« Tu as raison, occupons-nous d'elle. Voyons, il nous faudrait une boîte assez grande, un tissu blanc, et sans doute quelques fleurs. Je dois bien avoir une caisse dans tout ce fatras qui conviendra parfaitement. Et toi, que dirais-tu de trouver un linge et de quoi lui rendre hommage ? »

Léandre acquiesce gravement, la bouche serrée, alors que dans son esprit un plan se prépare : les cuisinières lui trouveront très certainement un torchon blanc qui servira de linceul. Il quitte l'écurie en courant et s'arrête avant de franchir la porte de service qui mène aux cuisines. Courir dans la maison est interdit. L'armateur ne cache pas son sourire, l'index et le pouce aux bords de sa moustache.

En franchissant le seuil, Léandre trouve la cuisinière et ses aides en train d'éplucher des pommes tandis qu'une pâte à tarte précuit dans le four. L'odeur éveille sa gourmandise, il ne se trouve déjà plus si pressé. Alors, quand elles l'invitent à s’asseoir après avoir épousseté la farine de la table, et lui donnent chacune un quartier de fruit, Léandre fait le choix d'énoncer plus tardivement sa demande et de profiter un peu de la chaleur et du confort des cuisines.

Mâchant la chair juteuse et croquante, il observe leurs gestes simples et généreux qui chassent sans effort le tracas de son front. Il écoute leur conversation légère et profite qu'elles se tournent et surveillent la pâte pour tremper un doigt dans le grand saladier de compote. Le goût du sucre et de la cannelle arrondit l'acidité des pommes, leur texture granuleuse fond sur sa langue et il n'a plus qu'une hâte : que sonne l'heure du goûter.

Alors que les trois femmes s'en reviennent pour disposer la compote et les tranches finement ciselées, Léandre pose enfin la question qui l'amène. Un linge propre, entièrement blanc si possible, et dont le manque ne serait pas trop regrettable. La cuisinière désigne la partie basse du gros buffet à la plus jeune de ses aides qui va y chercher un torchon répondant à ces critères. Elle demande :

« Et qu'allez-vous faire de ça, Monsieur Léandre ?

– C'est pour les funérailles. »

La servante échappe sa surprise.

« Les funérailles ? Mon Dieu béni ! Mais de qui ?

– De la mouette, celle qu'Enora a trouvé sur la plage. »

Les femmes se rassurent, la cuisinière se signe. Léandre ne comprend pas leur soulagement. Il ajoute :

« Vous devriez venir, c'est important des funérailles. »

Elles rient ensemble mais acceptent : leurs robes de domestiques sont déjà noires, prêtes pour le deuil.

Léandre les quitte, un peu vexé que cela ne leur paraisse pas plus sérieux. Son torchon sous le bras, il cherche dans le jardin des fleurs qu'il pourra cueillir sans alerter les jardiniers occupés à tailler les hortensias que l'automne a fané. Il en prend des bleues et des jaunes dans un parterre discret ; le ciel et la plage. La sève lui poisse les doigts.

Lorsqu'il revient vers l'écurie, il trouve l'armateur une pelle à la main, occupé à creuser un trou dans la terre. Il a ôté son veston et retroussé les manches de sa chemise sous l’œil vigilant d'un valet de pied, inquiet du devenir des habits de son maître autant que de ses articulations.

« Ne vous inquiétez donc pas ainsi, Edouard ! J'ai servi sur plus d'un navire je vous rappelle, j'ai les os plus solides que vous ne semblez le penser ! »

Monsieur Trévien arrête son geste.

« Léandre, je vois que tu as tout ce qu'il nous faut. »

La sincérité de son enthousiasme est quelque chose que Léandre essaie d'apprendre.

« Bien, nous sommes prêts dans ce cas. Il ne manque plus que ma fille. »

Madame Daniel ayant jugé bon d'écourter sa leçon de musique, sentant bien que sa jeune élève souffrait d'une irrépressible impatience, ils n'ont pas à attendre longtemps. Après que les a rejoints la professeur de harpe, les cuisinières ainsi que le reste du personnel de maison convié par monsieur Trévien à la mise en bière du désormais célèbre volatile, Enora, sa mère et mademoiselle Maarjani paraissent à leur tour. Toutes trois ont couvert leurs cheveux tressés d'un châle sombre et soyeux, suivant les prescriptions et les coutumes de Shindra. La robe écrue que la fillette portait ce matin sur la plage pend sur le dossier d'une chaise, attendant d'être dûment lavée. C'est désormais un tissu propre et noir qui l'habille.

Léandre se glisse au côté d'Enora. Une idée soudain l'anime ; un détail, un manque qui pourrait se transformer en regret s'il ne lui demande pas :

« Tu as des coquillages ? Pour qu'elle se rappelle toujours la mer ? »

La fillette le regarde avec intensité et effroi. Elle lui attrape la manche et l’entraîne à toutes jambes dans la maison. Ils traversent les cuisines, le couloir de service, le hall, se jettent dans les escaliers avec un vacarme de talons précipités jusqu'à la porte de la chambre d'Enora. Léandre s'y arrête, n'y entre pas. Il la regarde chercher en renversant ses livres dans le tiroir de sa table de chevet. Victorieuse, elle lui lance, par-dessus le lit, un amas cliquetant de coquilles blanches passées à un fil qu'il réceptionne à deux mains, les yeux fermés craignant son échec. Mais le poids est là, dans sa paume, alors il court. Enora le presse dans son dos tandis qu'ils dévalent les marches et dérapent sur un tapis.

« C'est bon ! » crie-t-elle dans un souffle qui aurait dû être un murmure, lorsqu'ils jaillissent en trombe dans le jardin.

Monsieur Trévien pose un index sur sa bouche, en signe d’apaisement, avant de proposer quelques mots à l'assistance :

« Nous sommes ici réunis, cet après-midi, pour rendre hommage quelques instants à cette mouette libre et marine. Quiconque regarde l'océan peut partager les pays qui les habitent et rire avec elles de l'immensité du monde. Celle-ci s'est tue, et c'est avec tendresse que nos enfants l'ont recueillie pour sa dernière demeure. La tendresse que nous devons à nos plus vieilles camarades. Qu'elle se repose de ses voyages. »

Il tend la main vers sa fille et Léandre. Ensemble, ils enveloppent le corps de la mouette dans le torchon, le dépose dans la boîte. Enora entoure sa tête du collier chargé de coquillages, Léandre place les fleurs jaunes et bleues, monsieur Trévien s'agenouille pour poser le cercueil au fond de la tombe et les enfants se reculent. Le jeune prince regarde les premières poignées de terre jetées dans le trou, les mains jointes devant lui. Enora y glisse la sienne, et entremêle leurs doigts. Elle serre si fort, mais il ne dit rien. Il est heureux que ce soit sa main à lui qu'elle ait saisi.

La cérémonie s'achève, les domestiques se dispersent et Maarjani rappelle aux enfants, les mains sur leurs épaules, que c'est à présent l'heure du thé et de sa collation. Avec l'odeur de la tarte aux pommes, saupoudrée à la cannelle, le chagrin ne tient pas. Le sucre chasse la mort, et ils parlent maintenant des œufs à éclore. Enora en trépigne, elle s'imagine déjà une maman mouette, et cela fait rire sa mère.

Mais l'après-midi ne dure jamais entre les deux enfants. Leur temps est organisé en pièces et en séparations. Cela plaît ordinairement à Léandre, qui trouve ainsi à se soustraire aux railleries de sa camarade, sauf aujourd'hui. Il suit pourtant l'armateur jusqu'à son bureau et s'installe, comme à son habitude, près du poêle, à une petite table d'appoint lui permettant d'étaler ses cahiers où l'attendent les exercices ordonnés par son précepteur. Aujourd'hui, sa tête est agitée et il ne sait qu'en faire. La compagnie d'Enora est un manque sensible, pareil à un geste inachevé, tendu entre des portes entrouvertes. Il commence à battre du pied ce temps qui s'enroule à ses chevilles. Il a maintenant trop de questions sur la vie, la naissance et la mort pour étudier la grammaire latine.

Monsieur Trévien, s'il s'aperçoit de ce trouble, choisit de ne pas en tenir compte. À son fauteuil, il lit le journal et n'accorde que peu d'attention aux regards que le jeune prince insiste sur lui.

« Excusez-moi, Monsieur, vous pensez qu'elles naîtront bientôt, les mouettes ? »

L'armateur croit certainement comprendre le sens de cette question, mais il n'en est rien.

« Difficile à savoir. Pour le moment, il faut attendre. Concentre-toi un peu sur tes exercices, le temps passera plus vite. »

Il lui sourit, mais Léandre sait qu'une distance incommunicable s'est allongée entre eux. Monsieur Trévien est redevenu un adulte qui fume la pipe et se soucie de choses importantes, comme du latin, par exemple. C'est incontournable, en effet, puisque il s'agit de la seule langue que parle l'Impératrice. Comment pourrait-on envisager de s'exprimer devant elle autrement qu'en latin ? Aucune langue vernaculaire ne contient la rigueur divine et la noblesse nécessaire à traduire l'éminence de son statut et de sa parole. Et en tant que prince du sang de Primaël, on lui a suffisamment répété qu'il fallait qu'il sache le manier, que c'était éminemment important pour son avenir. Il veut bien le croire, et il veut bien fournir tous les efforts nécessaires mais, cet après-midi, il sent une urgence qui l'effraie s'installer en lui. Comme si son corps souffrait tout à coup d'un trop plein de réalité.

Il est cinq heures quand on sonne à la porte pour le délivrer de ses obligations latines. Monsieur Trévien bondit sur ses pieds, pliant son édition du matin alors que le soir tombe.

« Ils sont déjà là ! » s'exclame-t-il, et c'est une joie complète dans sa voix. »

Léandre a blêmi, raide dans son dos. Voilà l'heure de rentrer. Pour le première fois, croit-il, cette pensée s'accompagne d'un sentiment glacé de vide.

L'armateur a quitté le bureau avec le large sourire de celui qui s'en va retrouver un ami très cher, et le garçon l'entend, au centre de la demeure, saluer chaleureusement l'homme qui est son père. Léandre imagine ce qui se passe au bout du couloir, il connaît les voix et les bruissements des gestes enthousiastes. On s'enlace, on s'embrasse, on se serre la main à ne plus se lâcher.

Léandre prend tout son temps pour refermer son cahier et son livre. Il les range avec lenteur dans son cartable et passe la bandoulière d'un geste minutieux, lisse ses habits. Il éteint la lumière et ses doigts veulent rester un instant encore sur l'interrupteur. Un instant encore dans cette journée qui semble tellement plus longue que les autres. Mais déjà le temps lui glisse, et il rejoint le hall, les yeux bas, une contradiction dans le ventre.

Madame Trévien et Enora ont elles aussi délaissé leurs activités pour se jeter dans l'entrée où se tient le duc de Primaël. Longeant le mur en passant derrière l'armateur occupé à flatter l'épaule de son invité, Léandre cherche à saisir le visage de son père sans en être vu. C'est un exercice dangereux qui le fascine : surprendre ces yeux et ces sourires, ces joies, cette proximité qu'il met à ses mains. Et la façon dont son corps devient leur monde, ici, à tous. Comme madame Trévien qui lui touche tout à coup le bras et le dérobe, lui glissant quelques mots d'un livre qu'il doit lire, et chacun, en son cœur, soudain, et jaloux de cela. Jaloux. Que son regard absolu les ignore avec l'insupportable politesse d'un faux hasard.

Léandre le scrute. Peut-être que son père ne s'en rend pas encore compte, ou peut-être feint-il de ne pas le voir. L'enfant oscille entre perdre ou gagner.

L'armateur parle de la mouette et propose qu'un récit complet, verre à la main, soit offert au salon. Le duc décline, avec une prévenance qui aurait pu rendre n'importe quel refus précieux, n'importe quelle insolence aimable.

Dans la fracture du départ prochain, ses yeux d'ambre tombent sur Léandre.

Il ne faut pas avoir peur du vide pour soutenir pareille brûlure.

 

Le souvenir s'écharpa, butant sur lui-même alors que la voiture avançait dans les rues de Drev. Léandre se força pourtant à se rappeler du détail qui le toucha le plus et qui gardait pour lui un rassurant pouvoir.

Lorsqu'il avait fait ses adieux à Enora ce soir-là, il y avait vingt et un ans de cela, il n'avait plus su quoi lui dire, ni comment agir devant elle. Elle l'avait regardé, le souffle bloqué dans sa poitrine, et il avait eu peur, absurdement peur pendant un instant, qu'elle ait un geste contre lui. Elle n'en eut pas, mais elle brisa tout à coup l'écart qui les séparait et le serra dans ses bras. Ce fut un mouvement brusque où elle manqua de lui porter un coup au visage et de le renverser en tirant sur sa nuque, mais il tint bon. Il ne s'en était évidemment pas rendu compte sur le moment, mais il s'agissait de l'instant exact où leur amitié était née.

« À quoi dois-je m'attendre ? »

La voix d'Andrea avait elle aussi une brusquerie maladroite et sauvage qui tira Léandre de ses mémoires. Comme il ne comprenait pas sa question et fronçait les sourcils, l'aîné s'irrita :

« Avec ta femme, à quoi dois-je m'attendre ? Va-t-elle crier, me sauter au cou, me faire dormir dehors avec les carpes ? »

Le fauve qui avait mordu prenait soudainement peur de la colère de celle dont il avait blessé le cœur. Bien sûr, depuis la nuit de leur dispute et de son départ, Enora avait versé les pensions nécessaires et accepté de lui fournir les acomptes qu'il demandait ; mais tout ceci n'était qu'un accord financier depuis longtemps conclu entre les deux frères, et elle n'y aurait pas dérogé, aurait-elle souhaité sa mort.

« Je ne crois pas qu'elle t'en veuille encore, répondit-il, déconcerté par l'agitation qu'il sentait chez son frère. Pas vraiment. »

La voiture s'arrêta devant le portillon à l'ancre posée, non loin de la plage.

« Mais il faut que tu saches une chose. »

Léandre s'entendit parler avec un grand étonnement. La densité de cet instant s'était précipité contre sa bouche. Ils étaient là, son frère et lui, dans l'espace confiné de l'habitacle, si près l'un de l'autre qu'il n'osait plus lever les yeux. Il pleuvait dehors et l'eau rayait les vitres et frappait le toit.

Les mots s'étaient échappés de ses pensées, et il réalisait sur le tard que celles-ci n'avaient tourné qu'autour d'une idée aux cours des dernières semaines, prenant des formes différentes, taisant leurs noms, leurs buts, leurs actions. Cette nouvelle qu'il n'avait pas encore comprise, qui l'avait poussé à partir voir son frère, à tous les prix, à toute vitesse.

Andrea attendait, figé contre la portière qu'il avait commencé à ouvrir.

« Enora est enceinte. »

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EryBlack
Posté le 11/01/2022
Keaaaan <3 Quel plaisir de recevoir une notification pour la suite de cette si belle histoire !! Je suis ravie que tu aies repris la publication. J'espère qu'on aura bientôt d'autres chapitres :))) et que l'écriture se déroule bien de ton côté.
C'est chouette d'avoir la suite de cette scène avec la mouette. J'ai trouvé ça aussi juste et riche que d'ordinaire, avec toute la délicatesse de ton écriture. Et cette nouvelle de la fin du chapitre, ho ho ! Cette grossesse va probablement changer des choses dans l'organisation familiale. Je n'ai pas grand-chose à dire de plus, ton histoire me donne juste envie de me blottir dans un plaid pour la déguster et j'aime tout ce que je lis ^^
Quelques petites remarques d'orthographe :
- "Nous sommes ici réunis, cet après-midi, pour rendre hommage quelques instants à cette mouette libre et marine. Quiconque regarde l'océan peut partager les pays qui les *habitent* et rire avec elles de l'immensité du monde." > les pays qui les abritent ? où elles habitent ? Je ne suis pas sûre d'avoir compris.
- "Il tend la main vers sa fille et Léandre. Ensemble, ils enveloppent le corps de la mouette dans le torchon, le *dépose(nt)* dans la boîte."
- "il lit le journal et n'accorde que peu d'attention aux regards que le jeune prince insiste sur lui." > insister n'est pas un verbe transitif, il serait incorrect de dire "le jeune prince insiste ses regards sur lui". Il doit être possible de trouver un synonyme convenable. Tu prends parfois quelques libertés avec la syntaxe qui ne me déplaisent pas, mais ici j'ai un peu tiqué, donc je te le signale.

Sois sûre de me trouver fidèle au poste pour la suite, quand tu la posteras !
C. Kean
Posté le 17/01/2022
J'ai passé une année assez loin de l'écriture, enfin, de cette écriture-ci. J'essaie d'y revenir et je me dis que reprendre la publication des chapitres lisibles des Oiseaux serait un petit coup de boost. Le savoir attendus me touche énormément <3
Merci encore pour tes retours, et je vais regarder les corrections que tu me proposes !

A bientôt ~
Vous lisez