- Brille, brille, joli soleil… chantonne la voix fluette de ma voisine. Réchauffe-moi de ta lumière.
Rose est d’une humeur plutôt guillerette ce matin. Cela lui arrive de temps à autre d’éprouver une soudaine euphorie. Le chocolat reçu hier par Vincent ne doit pas être anodin. Dans ces moments de joie, elle le passe à fredonner divers airs qu’elle a inventés. Les paroles ont beau être quelque peu simplettes et n’avoir ni queue ni tête, j’aime entendre ses chants et elle, elle affectionne tout particulièrement de me les transmettre. Les yeux fermés, je me délecte de ce son. Il m’offre une bulle de réconfort, une bulle où je peux oublier le temps d’une mélodie mes douleurs.
- Vient, vient, montons sur la colline.
Les images apparaissent dans mon esprit. Beaucoup trop colorées et lumineuses à mon goût, je me laisse toutefois emporter. J’imagine le paysage qui s’étend devant moi et tente de me rappeler l’odeur de l’herbe fraiche ou du chant des oiseaux.
- Et toi petite abeille, apporte-nous ton miel.
Elle entame son refrain et silencieusement mes lèvres forment les mots. Brille, brille joli soleil. Réchauffe-moi de ta lumière. La chanson continue, mais ignorant la suite, je me laisse bercer. Une porte, bruyamment claquée, m’arrache à ce moment de paix. Rose, la bouche ouverte, a été coupée dans son élan. D’abord contrariée, la peur reprend rapidement sa place et elle devient un peu plus pâle. Même si les tests qu’elle subit sont toujours moins pénibles et fréquemment que les miens, cela n’en reste pas moins rude et douloureux et il m’arrive souvent de l’entendre sangloter quand elle revient de ses séances. De ses épreuves, nous n’en parlons jamais entre nous, préférant nous soutenir muettement. Des personnes se rapprochent et je reconnais directement mes gardes attitrés à leurs voix qui portent. Comme craint par Vincent, c’est de nouveau pour moi. Le relâchement est terminé. Adieu le soleil, les oiseaux, bienvenue dans la réalité, Elena ! ironisé-je. Je croise les yeux de ma voisine et lui sourit. Elle fait de même. C’est notre manière à nous de nous encourager. Quatre pieds apparaissent dans mon champ de vision. Je ferme la trappe. Je n’ai pas le temps de m’écarter un peu que je me prends le battant de la porte dans le ventre. Constatant une résistance dans l’ouverture, Loïs abaisse son menton et me remarque. Un sourire narquois se dessine sur ses lèvres.
- Encore à terre, 66.
Face à sa raillerie, je ricane. Qu’il se moque de moi, je n’en ai plus rien à faire. Sans perdre une seconde, le soldat s’accroupit et me relève par la peau du cou.
- Allez, debout ! Le Doc t’a réservé une séance rien que pour toi. Veinarde !
Je l’ignore et sors de ma cellule en trainant le pas. Comme à son habitude, Enrik patiente nonchalant contre le mur et se redresse en m’apercevant pour singer un salut militaire. Il a beau faire le mariol avec moi, c’est surtout de la méchanceté gratuite pour me rappeler que je n’ai plus ma place et mon autorité en tant que militaire. Malheureusement pour lui, il n’a pas encore compris que perdre mon grade au sein de l’armée était peut-être la meilleure chose qui me soit arrivée. Je le fixe le regard vide. Face à mon manque de réactions, il fait claquer sa langue suivie d’un soupir pour montrer l’ennui que je lui inspire avant de me contourner pour entraver mes poignets derrière mon dos. D’une tape sur les fesses dont la paume s’attarde un peu trop dessus, on m’ordonne d’avancer. Un rire gras me parvient quand dans un murmure Loïs lâche à son collègue des obscénités me concernant. Ma mâchoire se contracte douloureusement pour m’empêcher de riposter à ces humiliations. Je peux tenter de nier autant que je veux que cela ne me touche pas, la flamme de la révolte continue à bruler en moi. Qu’ils prennent garde, dès que je le pourrais, je leur ferai regretter de m’avoir infligé ça. La nuit lorsque le sommeil me fuit, je m’autorise à imaginer la satisfaction que j’éprouverai en entendant leurs lamentations quand ils seront à ma merci. Un jour, ils payeront. Un sourire fugace traverse mes lèvres à cette pensée pour disparaitre aussi sec. C’est la première fois que j’expérimente cette allégresse à vouloir le mal, mais d’un côté cela me terrifie, car ce n’est pas moi.
Comme le docile bétail que je suis, je me dirige vers le lieu de mes tourments. Je fais exprès de ralentir ma marche, mais quand cela ne va pas assez vite au goût de mes surveillants attitrés, l’un d’eux n’hésite pas à me le signaler avec un certain sadisme. Nous tournons au bout du couloir. Mes ongles s’enfoncent dans ma peau, plus que deux portes et nous y sommes. Des cris se font soudain entendre. Loin des rugissements de souffrance habituels, ce sont cette fois des hurlements de rage. Je stoppe net ma progression. L’absence de réprimande dans mon dos me prouve que Loïs et Enrik font de même. C’est alors que la voit. À quelques mètres de moi, une autre victime d’Assic est en train de résister à un infirmier. Dotée d’une fine silhouette, de bras maigres dus aux privations et d’un crâne chauve similaire au mien, l’insurgée n’en demeure pas moins particulièrement féroce. D’un rapide coup d’œil, j’analyse la situation. Son gardien a beau être seul, il fait deux fois sa taille et cherche à la maitriser une matraque serrée dans son poing. Je me mords la lèvre inférieure. Le constat est sans équivoque. Elle n’a aucune chance de lui échapper dans ses conditions et si lui n’y arrive pas Loïs et Enrik se chargeront de la mater. La victime croise soudain mon regard. L’appel de détresse muet que j’y vois me retourne l’estomac. Mon corps réagit à l’instinct et je m’élance vers elle. J’ignore d’où me vient ce brusque regain d’énergie, mais une évidence s’est imposée à moi, je ne la laisserai pas tomber. On hurle mon matricule. Je n’y prête pas attention et fonce droit sur l’infirmier que je percute de plein fouet. Surpris par mon attaque, il bascule et s’écrase au sol. Je le suis dans sa chute. J’exécute une roulade sur le dos puis me remets debout. L’élancement dans mes jambes me prouvent que ce maigre effort est déjà celui de trop. Pourtant, cela fait longtemps que je ne me suis pas sentie aussi vivante. Mon euphorie retombe aussi sec quand je remarque Loïs, furieux, s’approcher vers moi à grandes pas. Enrik pour sa part s’est occupé de l’autre cobaye qu’il a assommé violemment. Me voilà bien. J’ai les bras menottés, un état de santé déplorable et la peau sur les os. Qu’à cela tienne ! Je suis pleine de ressources. Mon adversaire me toise du regard. Il a définitivement perdu son air sarcastique. Il sait de quoi je suis capable et malgré mes nombreuses faiblesses, il ne va pas prendre le risque de commettre une erreur. Mon attention se dépose furtivement sur son poignard à sa ceinture. Ah, s’il pouvait être entre mes mains… Comme s’il venait de lire dans mes pensées, Loïs porte ses doigts sur son arme comme un avertissement ou alors, je me flatte à cette idée, comme une protection.
- Rends-toi, 66, articulé-t-il, menaçant.
- Et il ne me sera fait aucun mal, complété-je, moqueuse.
- Non, mais cela nous évitera de gaspiller du temps inutilement. Abandonne, tu n’as aucune chance.
Je lui souris, avant de tourner les talons et de déguerpir dans la direction opposée sans demander mon reste. Bien que je meure d’envie d’en découdre avec lui, je connais l’issu de ce combat, je vais perdre. Deux contre un, jamais je ne ferai le poids. Pourtant, il m’est impensable de me rendre bien gentiment. Malheureusement pour moi, malmené et sous-alimenté depuis trop longtemps, mon corps s’épuise aussitôt. Deux bras surgissent derrière moi pour m’attraper. Je tente d’esquiver, toutefois l’instant d’après je suis plaqué contre le torse de mon opposant, la gorge écrasée. L’air vient rapidement à manquer. À moitié étouffée, je me débats en ruant et mords une de ses mains. Un beuglement me déchire les tympans, pourtant je me refuse de lâcher prise et réaffirme mon attache plus profondément. Un goût métallique m’envahit la bouche. Clebs enragé, Loïs avait raison, voilà ce que je suis. Le soldat s’écarte de moi, retire sa main blessée et m’envoie m’encastrer contre un mur. Mes poumons se vident du peu d’air qu’il me reste sous la violence de l’impact. En touchant le sol, ma tête heurte durement un coin et le monde autour de moi devient rouge. Quelqu’un hurle. Trop étourdie, je ne parviens pas à identifier la personne. Ma joue aplatit contre le plancher froid et blanc virant écarlate, haletant bruyamment, j’essaye de récupérer mes esprits. On ne me laisse pas ce loisir que je reçois un coup de pied à la poitrine. Je régurgite un mélange de sang et de salive avant de me recroqueviller sur moi-même pour éviter un nouvel assaut. Les secondes passent sans que rien n’arrive. Hésitante, je relève la tête. Quelqu’un s’est interposé entre moi et mon agresseur. Le soulagement me gagne, bien vite écarté par l’amertume, car l’homme qui semble avoir pris ma défense n’est autre que Tellin.
- Ça suffit, soldat Heftigang, déclare-t-il d’un ton calme. Le cobaye 66 a payé pour ses crimes, inutile de la tuer.
Il se tait avant de poursuivre en désignant Enrik du doigt :
- Vous, soldat Ravasz, ramenez-là dans sa cellule et allez chercher le docteur Kuntz pour qu’il s’occupe d’elle. Je préviens le docteur Assic que les tests d’aujourd’hui sont annulés. Heftigang, vous venez avec moi.
Lorsqu’il a fini de donner ses ordres, Tellin fait volte-face et abaisse son menton pour poser ses yeux sur moi. Il a beau garder un visage de marbre, je constate que la jointure de ses doigts blanchit de ses poings serrés. Je n’ai pas le temps d’en apercevoir plus qu’Enrik se penche pour me soulever. Je suis projetée sur son épaule comme un vulgaire sac de pommes de terre et mon surveillant repart dans la direction menant à ma prison. J’ai juste l'occasion de jeter un dernier coup d'oeil en arrière à mon ancien supérieur qui s’est déjà détourné pour aller prévenir Assic. L'instant d'après, nous bifurquons dans un couloir. Ma tête se dépose sur le dos d’Enrik, alors qu’un sourire me monte aux lèvres. Malgré mes muscles perclus de douleurs, un espoir inespéré me gagne. Cette révolte est un échec, qu’il prenne garde à la prochaine.