À la lueur de ma lampe à l’huile, je contemple le poignard que je tiens en main. Je passe un nouveau coup de chiffon sur la lame malgré la brillance de celle-ci. Ne pouvant trouver le sommeil à cause de la crainte qui ne cesse de me tourmenter, je cherche par tous les moyens à m’occuper. Mon regard se détourne un instant de ma tâche pour atterrir sur ma montre posée à plat sur une caisse. Plus qu’une minute. Le décompte se fait dans ma tête. Comme si j’étais sur place, les battements de mon cœur s’accélèrent et ma respiration se raccourcit. Quand la grande aiguille atteint le nombre douze, je ferme les yeux et resserre ma prise sur le manche de l’arme que je tiens en main. C’est l’heure. Mes lèvres bougent, toutefois aucun son ne sort. Je me contente d’un encouragement muet en espérant que mes mots seront à leur côté. Je rouvre les paupières au moment où je perçois un froissement provenir de l’entrée de mon logis. Je tourne la tête et je suis surpris d’y découvrir Magda sur le pas.
- J’étais avec Tim et en retournant chez moi, j’ai remarqué la lumière émanant de ta tente, m’informe-t-elle. Toi non plus, tu n’arrives à dormir.
J’opine du menton.
- Alors, on est deux, me dit-elle avec un sourire las. Cela ne te dérange pas que je te tienne un peu compagnie ? D’habitude, Tim et moi patientons ensemble, mais il s’est effondré de fatigue.
- Non, bien sûr, lui assuré-je en désignant la couche vide de Louis qui se trouve en face la mienne. Je suis de toute façon bon pour une nouvelle nuit blanche.
Une moue réprobatrice se dessine sur son visage.
- Je sais que tu es inquiet, mais tu dois te reposer. Depuis quand n’as-tu pas fait une nuit complète, Hans ? s’enquiert mon interlocutrice en s’installant sur le lit de mon coéquipier.
Je soupire en déposant le poignard à côté de ma montre.
- Je n’ai jamais eu le sommeil facile.
Je repense à mes tours de garde qui m’obligeaient à rester éveiller plusieurs nuits d’affilée. Normalement, nous avions le droit de profiter de la matinée pour récupérer. Toutefois de mon côté, il n’était pas rare que je ne m’accorde que de trois, quatre heures de calme pour pouvoir m’entrainer quelques heures avant de retourner travailler. Nikolaï détestait que j’adopte ce rythme de vie assurant que c’était un coup bon à me ruiner la santé. À l’époque, cela m’était égal. Maintenant, je donnerai n’importe quoi pour faire une nuit complète. Le silence s’installe entre nous tandis que je fixe un point de la tente l’esprit ailleurs. Sans détacher mon regard, je demande après un moment :
- Vous pensez qu’ils vont y arriver ?
Bien qu’elle m’ait enjoint à la tutoyer, j’ignore pourquoi je continue à ne pas le faire. Comprenant que cela était fait pour durer, Magda ne m’a plus jamais fait de commentaire sur ma manière de lui parler. En entendant ma demande, les épaules de celle-ci semblent s’affaisser quelque peu.
- Je l’espère.
Je me permets alors de poser la question qui m’importe le plus. J’ai préféré ne pas m’attarder sur le sujet avec Isis avant son départ, mais en vérité cela m’obsède.
- Et Elena ? Vous croyez qu’ils vont la trouver ?
J’ignore si mon ton se rapproche plus de l’espoir ou de la détresse. Les doigts de Magda s’enfoncent dans la couverture du lit de Louis, pourtant son visage reste neutre.
- Je l’espère, répète-t-elle.
- J’ai vraiment tout fait pour, dis-je d’une voix tremblante. J’ai beau ne pas participer au raid, j’ai mis tout ce que j’avais dans cette stratégie.
Elle me couve d’un regard indéchiffrable.
- J’en suis persuadée.
Les battements de mon cœur s’accélèrent au fur et à mesure que je poursuis :
- Et les rebelles, je les ai entrainés pour qu’ils puissent s’opposer aux militaires.
- Tim est satisfait de ton travail en tout cas.
- Je les ai préparés du mieux que j’ai pu.
Ses sourcils se froncent.
- Hans te mettre la pression n’apportera rien.
Je ne l’écoute pas, plongé dans mes réflexions. Je place mon pouce entre mes dents et le mordille.
- Luna est persuadée que cette fois-ci sera la bonne…
- Hans.
- Et si on avait commis une faute comme la dernière fois et…
Une main se pose sur mon épaule et je remarque que la mère d’Elena se trouve à mes côtés. Je lève le menton et croise son regard.
- Te torturer de la sorte n’est pas la chose à faire. Personne ne remet en cause tes capacités à élaborer tes stratégies. Tu as fait ton travail, à eux d’accomplir le leur.
- Cela ne sera jamais suffisant ! m’exclamé-je.
Magda ne se départit pas de son calme. J’ouvre la bouche pour poursuivre, mais d’un mouvement lent, elle secoue la tête. Mes lèvres se mettent à trembler et pour toute réponse, j’éclate en sanglots. Je me recroqueville sur moi-même.
- Pour…quoi est-ce que je suis in…incapable de f…faire plus ? hoqueté-je. El..Elena, Niko…Laï. Ils me manquent te.. te.. tellement.
J’attrape mon visage entre mes mains, impuissant face à ce flot d’émotions qui semble avoir explosé en moi. Peu importe que j’essaye d’atténuer ma peine, la vérité reste douloureuse à accepter. Mes pleurs redoublent. Je n’en peux plus de cette attente qui me ronge. Une paume s’appuie soudain sur mon dos et commence à faire des ronds. J’ai l’impression de faire un bond dans le passé. Je me redresse brusquement. Magda, assise à mes côtés, a un mouvement de recul. L’amertume me gagne quand je comprends ma méprise.
- Désolé, marmonné-je. J’ai cru un moment que c’était elle.
- Comment ça ? s’étonne-t-elle.
- Elena m’a déjà fait ce geste de réconfort par le passé quand j’étais au plus mal. Elle disait que vous faisiez ça pour atténuer ses pleurs.
Un fin sourire se dessine sur les lèvres de mon interlocutrice.
- Je vois. Cela me fait plaisir qu’elle s’en soit souvenue.
Ses doigts agrippent les miens.
- Ça va mieux ?
Je me frotte les yeux avec ma manche pour chasser les larmes qui y perlent encore.
- Oui, lui assuré-je après un court silence en me ressaisissant. Il fallait que ça sorte. C’est juste que je n’arrive plus à le supporter.
Elle resserre son étreinte sur ma main.
- Surtout ne perd pas espoir, nous les sauverons.
- Je l’espère, déclaré-je à mon tour.
Les secondes s’écoulent avant que Magda s’enquière quelque peu hésitante :
- Je voulais savoir, Hans. Est-ce que ma fille te parlait de moi ?
Un sentiment de gêne s’empare de moi quand je devine ce que cette demande représente pour elle. Bien que cela ne me plaise pas, je me refuse de lui mentir.
- À part cette fois-là, jamais.
La déception se fait visible sur les traits de ma voisine. Je m’empresse de préciser.
- Mais, vous savez, à la base elle restait très floue sur sa vie avant d’intégrer l’armée.
- Je reconnais qu’Elena a toujours été très secrète, mais ici cela est probablement lié à autre chose. Il est vrai qu’elle ne m’a jamais considéré comme sa mère. Elle s’est d’ailleurs refusé de m’appeler maman.
- Vous ne vous entendiez pas ?
J’ai bien du mal à le croire. Magda semble tenir tellement à sa fille. Son expression se fait amère.
- C’est un peu plus compliqué que ça.
- Elena m’a appris qu’elle était une bâtarde.
C’est sorti tout seul et pendant un instant je regrette de ne pas avoir réussi à me contrôler.
- Ma fille t’a donc avisé de sa situation, grimace la mère de ma compagne.
- Très brièvement. Elle l’a juste évoquée.
- C’est déjà beaucoup en ce qui la concerne.
- J’aimerais à mon tour vous poser une question quelque peu délicate, Magda. Puis-je ?
- Vas-y toujours. Tu devineras bien assez vite si je te réponds ou pas.
Je me mords la lèvre inférieure de plus en plus mal à l’aise. Je sais que je n’ai pas à mettre mon nez dans ce qui ne me regarde pas, mais depuis que j’ai rencontré Magda, cette question n’a cessé de tourner dans mon esprit.
- Ne le prenez pas mal, mais pourquoi avez-vous accepté cette adoption ?
Son expression s’assombrit.
- Parce que tu crois que j’ai eu le choix ? Friedrich me l’a imposée. Après des mois sans nouvelles, il est revenu dans notre maison pour m’informer qu’à la suite d’une relation avec une autre femme, il avait eu un enfant. Sa maitresse étant morte, il avait décidé de prendre en charge sa progéniture et de la confier à une préceptrice. Cette dernière ayant donné sa démission, il n’avait plus personne pour s’en occuper. Par facilité, il s’est tourné vers moi. Une semaine plus tard, une fillette de dix ans m’a été amenée. J’ignore toujours ce qu’elle a vécu avant d’arriver chez moi, mais il était évident que la pauvre n’avait pratiquement connu aucun amour. En la voyant ce jour-là, j’ai fait le choix de devenir une véritable mère pour elle.
- Même si elle n’était pas de vous ?
L’éclat dans les prunelles de mon interlocutrice se fait glacial.
- Quand mon mari m’a apprise qu’il m’avait trompée, je les ai haïs, lui, cette femme et ce gosse. Je me suis sentie insultée qu’il me refile le fruit de son erreur sans montrer une once de remords.
Elle se tait avant de reprendre :
- Et puis, j’ai pris du recul et j’ai compris que cette petite n’y était pour rien. Ce n’est pas aux enfants de payer pour la faute de leurs parents. Peu importe que je ne l’aie pas porté, Elena est ma fille et le restera, déclare-t-elle d’une voix forte.
- Je suis persuadée que vous comptez beaucoup pour elle, même si elle ne le montre pas.
- Ma fille a toujours eu beaucoup de mal à s’attacher aux autres.
- C’est bien vrai, murmuré-je.
Les secondes s’écoulent sans qu’aucun de nous ne décidons à reprendre cette discussion. C’est finalement moi qui brise ce silence.
- Vous savez, dis-je avec gravité. Après vous avoir entendu et ayant en tête la possibilité qu’Elena ai été un cobaye enfant. Je me demande si sa mère biologique ne serait pas liée au Projet 66.
Mon interlocutrice soupire :
- C’est également le doute qui s’est imposé à moi. Malheureusement, je crains que seul Friedrich doive connaitre ses véritables origines. Honnêtement, ce serait te mentir que de t’affirmer que je ne veux pas savoir, mais en vérité tant que ma fille se porte bien, le reste m’est bien égale. Seul son bonheur compte.
C’est presque solennellement que je déclare :
- Je vous promets de la rendre heureuse, Magda.
Sa paume se pose sur ma joue. Je ne bouge pas et la laisse faire.
- Je n’en ai jamais douté un instant, m’assure-t-elle. Tu es un gars bien, Hans, et ma petite Elly a beaucoup de chance que tu sois à ses côtés.
- Et moi de l’avoir rencontré.
Elle me sourit. J’en fais de même, après quelques secondes, elle rompt le contact entre nous et se lève.
- Merci pour cette discussion, Hans. Cela m’a fait beaucoup de bien.
- À moi aussi, reconnais-je, sincèrement.
- Je vais retourner chez moi. Essaye de te reposer un peu.
J’opine du menton. Elle s’apprête à s’éloigner, mais elle se rétracte au dernier moment.
- Je sais que je me répète, mais si jamais tu souhaites parler, n’hésite pas à venir me trouver. Ce sera toujours avec plaisir.
- C’est noté, merci, Magda.
Après un dernier salut, elle me quitte pour de bon et je me retrouve de nouveau seul. Mon regard se pose sur le poignard de ma compagne.
- Tu vois, Elena. On t’attend tous, alors je t’en prie, reviens nous vite.