Chapitre 33 - (Lo)

Notes de l’auteur : Bonjour :D Un chapitre un peu particulier cette semaine, d'où le titre un peu étrange... J'hésite d'ailleurs entre celui-ci et "Fragments", vous comprendrez peut-être pourquoi à la lecture ^^
Bonne lecture !

Nodia laissa son regard glisser entre les arbres, et sentit une furieuse envie de hurler et de courir parcourir ses membres et monter à sa gorge. Elle savait que Pacome et Chaussette s’était encore cachés pour lui faire une farce, même si elle n’avait jamais peur et ne sursautait jamais assez pour eux, à sa grande satisfaction.

Cette fois-ci, cependant, elle sentit que quelque chose n’allait pas. Son estomac se tordit légèrement, et son coeur battait à toute vitesse. Où étaient-ils ? Nodia plissa les yeux, mais elle eut beau se concentrer, elle ne repéra nulle part les traces maladroites de leur passage. Plus inquiétant encore, plus elle pensait à eux, moins elle n’arrivait à se souvenir de leurs silhouettes. Les deux frères ne préparaient pas de farces, cette fois-ci. 

Nodia eut la terrible certitude que, si elle ne les trouvait pas vite, ils disparaîtraient pour toujours.

Alors elle laissa son instinct prendre le dessus. Elle laissa ses jambes la pousser au loin - mais elle n’eut pas le temps de faire ne serait-ce qu’un pas, qu’une main sur son bras la retint. 

Elle comprit aussitôt ce qui n’allait pas.

Les arbres ne ressemblaient à aucun de ceux qu’elle connaissait. Au lieu des forêts monochrome auxquelles elle était habituée, celle-ci était multicolore, les sous-bois nimbés d’une douce lumière qui changeait d’un instant à l’autre.

Évidemment, qu’elle ne trouverait jamais Pacome et Chaussette, ici. 

Nodia se tourna pour voir qui l’avait attrapée, et croisa la regard perdu de Sehar. Ce dernier portait les mêmes vêtements que ceux qu’il avait lorsqu’elle l’avait rencontré. A son bras, Del était accroché, la combinaison disparue et ses cheveux bien moins sales et poussiéreux que quelques instants plus tôt. Il n’y avait qu’eux deux - aucune trace ni de Zakaria, ni d’Erin. 

Elle ne savait pas où ils se trouvaient, ni quand, mais ils n’étaient certainement pas dans sa mémoire. Alors pourquoi avait-elle pensé à son loup et au gnome ?

— Est-ce que c’est Lo, ce petit faune ?

Sehar désigna d’un signe de tête un enfant qui ne devait pas avoir plus de trois ou quatre ans, et qui attendait assis sur une souche, les yeux rivés devant iel comme s’iel attendait quelqu’un.

— Lo !

Del se précipita aussitôt dans sa direction sans réfléchir, sans que Sehar et Nodia n’aient le temps de le suivre. Dès que le petit faune aperçut le maegis, cependant, iel hurla avec terreur, et prit la fuite au triple galop en répétant le même mot en boucle, un mot qu’elle ne comprenait pas, mais qui n’était certainement pas positif. Del s’arrêta et regarda l’endroit où iel avait disparu entre les arbres, les yeux écarquillés et la bouche entrouverte.

— Ce n’était pas iel ? demanda Sehar.

Ils se rapprochèrent du maegis, et lorsque Nodia vit les larmes dans ses yeux, elle comprit que si, c’était bien son meilleur ami qui avait prit la fuite sans hésiter à sa vue.

— Je… Je crois qu’iel a peur de ma cicatrice, répondit faiblement Del.

— Pourquoi ? 

— Parce que… je ressemble à un maegis du nord. J’ai une tronche de monstre.

Il se tourna vers eux et força un sourire, pour montrer que ce n’était pas si grave - mais les larmes étaient toujours là, alors Sehar le prit doucement dans ses bras, et Del cacha son visage de monstre dans le débardeur de son ami. Nodia détourna le regard, et fronça aussitôt les sourcils. A la même distance que lorsqu’elle avait pris conscience de où elle ne se trouvait pas, Nodia aperçut de nouveau le petit faune, sur la même souche, avec le même regard plein d’attente. C’était comme si iel ne s’était jamais enfui et n’avait jamais vu Del, ni aucun d’entre eux.

Elle tapota le bras de Sehar pour attirer son attention, et fit signe aux deux garçons d’attendre. L’hybride acquiesça, et elle s’avança seule vers l’enfant, qui cette fois-ci ne partit pas en hurlant. Lo l’observait avec curiosité, ses petites cornes presque invisibles au milieu de ses abondantes boucles noires qui retombaient juste au-dessus de ses yeux pétillants. Iel ne dit rien lorsqu’elle s’assit à ses côtés sur la souche, largement assez grande pour une Nodia et un enfant, mais iel continua à la regarder longuement, jusqu’à ce que la curiosité prenne le dessus.

— T’es une copine à mon papa et ma maman ?

Elle secoua la tête, puis pointa Lo, et enfin devant eux, là où iel regardait avant qu’elle n’arrive.

— Tu parles pas ?

Lorsqu’elle confirma d’un nouveau signe de tête, iel l’imita avant de répondre.

— Moi c’est Lo. J’attends mon papa et ma maman ! Quand je me perds, ils me trouvent toujours, alors je me suis caché pour qu’ils viennent. Tu veux les attendre avec moi ?

Elle acquiesça, et jeta un bref coup d’oeil vers là où elle avait laissé Del et Sehar, mais les deux garçons avaient disparu. Lo aussi regardait autour d’eux, nerveux et plein d’espoir, ses petits poings serrés et ses sabots collés l’un contre, comme si ses parents pouvaient surgir entre les arbres d’un instant à l’autre. Nodia fut frappée par la ressemblance entre ce petit bout de faune, et la petite fille qu’elle avait été. Pas celle qui cherchait où Pacome et Chaussette se cachaient juste avant de lui sauter dessus, mais celle qui guettait par la fenêtre de la maison de Maro pour voir si, peut-être, sa mère reviendrait par miracle pour la chercher, ou son père parce qu’il voulait bien d’elle, finalement, ou n’importe quel autre valeni qui était prêt à la traiter comme l’un des leurs.

Et le coeur serré, elle comprit pourquoi ils étaient ici.

— Je les ai pas vus depuis quatre dodos, expliqua Lo. Il faut qu’ils viennent aujourd’hui, parce que je sais pas ce qu’il y a après quatre.

Elle sourit tristement, et posa une main sur ses petites boucles pour les caresser. Iel tourna ses yeux gris vers elle, et ses paupières se perlèrent de larmes, un peu malgré iel. 

— S’ils me trouvent pas, je serais perdu pour toujours ?

Elle fit non de la tête, et le faune toucha ses petits sabots du bout des doigts.

— Mon tonton il dit que c’est les maegis qui les ont pris. Mais que parfois il y a des faunes qui s’enfuient, alors ils peuvent encore me trouver. 

Lo redressa les épaules, fixa son regard au loin, déterminé à continuer sa mission jusqu’au bout. Mais ses lèvres tremblaient, et Nodia sut avec certitude que le petit faune savait aussi.

Iel allait devoir retrouver son chemin sans eux.

Lui mentir et l’encourager ne servirait à rien. Alors, tout doucement, Nodia lea prit dans ses bras, et lea serra contre elle. Le petit ne pleura pas, mais elle lea sentit trembler. Lorsqu’iel parla de nouveau, sa voix se cassait à chaque syllabe, et ne dépassa pas la première rangée d’arbre.

 — Tu crois que s’ils reviennent pas, ils vont se souvenir de moi quand même ?

 

***

 

— Plus haut.

L’épée frôla à peine le bras de la maegis, qui virevolta pour asséner un coup de canne vers ses genoux, juste avant de lea frapper avec sa propre épée. Lo n’eut que quelques secondes pour parer, et la chevaleresse sourit, avant de répéter son avertissement.

— Plus haut ! 

Elle dégagea son arme, et ses cheveux roses parés de fleurs dansèrent dans l’air lorsqu’elle tourna de nouveau pour l’attaquer. Sa peau blanche presque translucide, marquée de corruption verte, ne trahissait l’usage d’aucun sortilège offensif, et son armure blanche ciselée de feuilles, plus lourde que celle de Lo, ne semblait pourtant entraver aucun de ses mouvements. Son épée et sa canne alternaient dans l’air, et la stabilité des sabots de lea faune ne suffit pas face à sa dextérité.
Lo termina les fesses dans la terre, son épée courte renvoyée dans les hautes herbes à quelques mètres, et celle de la maegis pointée sur son nez.

— Si tu laisses ta tête exposée, elle tombera en premier. Prends une pause.

Elle l’aida à se redresser, et iel lui rendit le léger sourire amusé qui n’avait pas quitté ses lèvres. Alors que la maegis disparaissait entre les arbres, Lo étira ses bras, récupéra son épée, et se dirigea vers la petite mare qui bordait la clairière. Iel y plongea la tête en entier pour se rafraîchir, la ressortit pour secouer ses cheveux trempés, et fronça aussitôt les sourcils, les yeux plongés dans les ombres face à iel.

— Qui es-tu ?

Prise sur le fait, une des ombres se détacha du reste, et prit la pose la moins menaçante qu’il connaissait.

— Zakaria Nahara, prince des Nahara et capitaine d’une armada rebelle.

Lo fit la moue, puis plongea les mains dans l’eau pour mouiller ses bras.

— Tu n’a pas trouvé de synonyme de rebelle qui finit en a ? Ça casse un peu la rime.

Zakaria laissa échapper un rire, qui arracha un vague sourire à lea faune.

— Désolé de m’être planqué comme ça, je suis… un peu perdu, pour être honnête.

— Pour clarifier, tu es dans la forêt.

— Merde, je savais que j’étais un idiot, mais j’espérais que ça ne se voyait pas autant sur ma tête.

L’hilarité n’avait pas quitté les traits du prince, et Lo rit aussi, avant de se redresser doucement sur ses jambes fatiguées par ses entraînements.

— Et bien, Zakaria, quel endroit tu dois trouver ?

— Pas un endroit, une personne, corrigea-t-il. Ça sonnera sans doute un peu étrange, parce que nous ne nous sommes jamais rencontrés dans le monde réel, mais nous essayons de te ramener, Lo. Moi, et quelques un tes amis, et surtout Del.

— Qui ?

— Environ haut comme ça, une énorme cicatrice d’un sort raté sur le visage, et un encore plus grand sourire ?

Lo cligna des yeux, et en un instant, tout disparut.

Tout excepté Zakaria et iel.

Au lieu des arbres, surgirent des murs. A la place de la clairière, apparurent une paire de lits et une paire de nids. Une jeune maegis dormait dans l’un des lits, et les deux nids étaient occupés par de petits corbeaux noirs.

Là où se trouvait la mare, entre Lo et Zakaria, un tapis tissé multicolore prit place. Assis en son centre, une autre maegis identique à la première était absorbée dans un puzzle sculpté qui flottait dans les airs.

Zakaria sentit tous ses muscles se tendre, lorsqu’il posa son regard vers la porte ouverte de la chambre. Là, se tenait Fenara, vêtue d’un simple débardeur violet et d’un short noir, les yeux tournés vers l’enfant qui jouait. Son ventre se serra, quand il lut dans ce regard une tendresse sincère, et qu’un sourire doux apparut sur des lèvres qu’il n’avait jamais connu que dédaigneuses. Il se prépara à attaquer, lorsqu’elle balaya la pièce du regard pour observer les trois endormies - mais elle ne sembla voir ni Lo, ni lui.

— J’ai presque fini, maman.

— Il est l’heure d’aller au lit, mon coeur. Ton puzzle sera encore là demain matin.

— Mais si Suzie vient avec un nouveau jeu ? Je dois le finir, juste au cas où !

Les traits de Fenara se tendirent, alors que la petite maegis gardait les yeux fixés sur son puzzle, déplaçant de temps à autre une nouvelle pièce.

— Suzette ne viendra pas.

Toujours plongée dans son jeu, l’enfant fronça les sourcils, et installa une nouvelle pièce qui s’ajusta dans la sculpture avec un clic.

— Pourquoi ?

— Elle préfère perdre son temps sur la terre ferme que passer du temps avec sa famille. Ce n’était qu’une visite ponctuelle, aujourd’hui. Rien de plus.

— Mais j’aime bien tata Suzie…

Fenara soupira, et s’assit à côté de sa fille sur le tapis multicolore. 

— Je sais, Erin. Et je suis navrée qu’elle soit une telle déception, mais il vaut mieux s’y habituer.

La petite Erin ne parut pas le moins du monde réconfortée par cette affirmation, sa mine de plus en plus boudeuse. Sa mère attrapa son visage entre ses mains pour la tourner vers elle, et caressa ses joues rondes avec douceur.

— Je connais des jeux bien plus difficiles à résoudre que ce puzzle. Tu veux que je te les montre demain ?

— Pourquoi pas maintenant ?

— Demain viendra plus vite si tu dors, mon coeur.

Erin était toujours aussi boudeuse, mais céda tout de même, et se leva pour rejoindre son lit. Fenara la borda soigneusement, caressa le dos des deux corbeaux assoupis, qui ouvrirent à peine l’oeil, et déposa un bisou sur le front de Jin, déjà profondément endormie. Puis elle quitta la pièce, après un dernier sourire vers Erin, qui le lui rendit, et Fenara referma la porte.

L’obscurité tomba sur la chambre. Il faisait si sombre, et Zakaria était si furieux et triste, qu’il en oublia presque que Lo était là, iel aussi. Alors lorsque lea faune prit la parole, il sursauta, et n’eut que quelques instants pour frotter les larmes qui perlaient au coin de ses paupières.

— Ce souvenir n’est pas à moi… 

— Non, Erin te l’a peut-être transmis lors d’un sortilège… celui d’extraction, ou celui que nous sommes en train de faire.

Un silence s’installa, sans que Zakaria ne sache quoi dire, ni quoi faire. Il ne savait pas comment aider Lo à sortir de là, et encore moins comment faire en sorte qu’ils regagnent tous leur propre esprit sain et sauf. Il n’avait aucune idée de quoi faire de ce qu’il venait tout juste de voir, non plus. Alors il préféra l’oublier, et revenir à ce que l’esprit de Lo avait montré avant.

— La maegis qui t’a jeté par terre, c’était qui ? demanda-t-il.

— Une amie.

— Juste une amie ?

Lo laissa échapper un léger rire, mais dans l’obscurité, Zakaria avait du mal à vraiment interpréter son humeur. Iel se pencha sur la petite Erin, désormais endormie, et Zakaria n’avait aucune idée de ce qu’iel pouvait voir, sur ce visage enfantin.

— Elle était trop vieille et déjà prise pour être quoi que ce soit d’autre, si c’est ce que tu sous-entend.

Il s’apprêta à répliquer, mais ses mots moururent dans sa gorge. Quelque chose, dont la façon qu’avait Lo de regarder la petite endormie, l’incita à revenir au présent - comme si le temps pressait, comme s’il allait disparaître d’un moment à l’autre, et que ça n’était pas une bonne chose.

Pas encore.

— Tu as une idée de pourquoi on est là ? demanda-t-il. 

— Oui.

Lo n’explicita pas davantage, et pour ne pas arranger la confusion de Zakaria, iel ouvrit la bouche de la petite Erin, et y glissa ce qui ressemblait à une graine.

— Qu’est-ce que…

Entre les lèvres de l’enfant, des tiges multicolores poussèrent à une vitesse inhabituelle, recouvrant très vite Erin, le lit, les murs, puis tout le reste, autres dormeurs compris. Des feuilles lumineuses frémissaient comme des milliers d’insecte, et un gigantesque bouton floral grossit, juste devant Lo, avant de s’ouvrir pour dévoiler des pétales du même rouge que les cerises que Zakaria avait toujours connues.

— Je ne peux pas faire ce que tu attends de moi, murmura Lo.

De quoi parlait-iel ? Zakaria n’eut pas le temps d’y réfléchir. 

Il cligna des yeux, et, aussitôt, l’obscurité enveloppa tout.

 

***

 

Tomber était désormais une sensation familière, pour Sehar.  Sans harnais pour le retenir, sans nuages pour amortir sa chute, il fendait les airs, une nouvelle fois. 

Pourtant, il était toujours aussi terrifié, autant que lorsqu’il avait brisé le câble qui le retenait, autant que lorsque, pour la première fois, il avait senti le pouvoir des Gardiennes traverser ses veines. 

Mais il ne pouvait pas le recevoir une seconde fois… Alors d’où tombait-il, et pourquoi ?

Au lieu de s’écraser sur le rez-de-chaussée de la Tour, il percuta le sommet d’un arbre gigantesque, si haut et si touffu qu’il eut le temps de briser plusieurs branches avant de réussir à en saisir une, et d’attraper Del d’un même mouvement. Il hissa le maegis à bout de souffle sur la branche la plus large qu’il aperçut, avant de s’assoir à ses côtés, encore sous le choc, pour guetter Nodia. Mais sa demi-soeur n’arriva pas - c’était seulement Del et lui, cette fois-ci.

— Je sais pas comment Lo range son esprit d’habitude, mais c’est brutal comme transition, constata le maegis avec un demi-rire.

Ses yeux s’écarquillèrent brusquement, et il attrapa le bras de Sehar juste avant de pointer dans une trouée en dessous d’eux.

— Oh, iel est juste en dessous ! murmura Del. Et toujours aussi jeune…

De là où ils se trouvaient, Sehar ne voyait que ses cheveux bouclés et ses jambes poilues, repliées en tailleur. Il comprit cependant assez vite que Del avait réussit à deviner son âge grâce à la taille de ses cornes, qui étaient encore difficilement visibles.

— Est-ce que… tu veux réessayer de lui parler ?

Del secoua la tête, un léger rire dans la gorge malgré son regard triste.

— Non… C’est mieux si tu y vas tout seul, je crois. On est pas venus pour le faire courir dans tous les sens !

Sehar hésita quelques secondes, puis lui attrapa doucement la main, et Del le fixa avec incompréhension.

— Le vrai Lo n’est plus un enfant, tu sais, rappela-t-il.

Del sourit, et avant que Sehar ne soit tenté de faire une bêtise, il lâcha sa main pour entamer la descente. Le jeune Lo, légèrement plus âgé que celui qui avait attendu seul sur une souche, ne bougea pas lorsqu’il atterrit à ses côtés, ni lorsqu’il lea regarda, indécis sur la marche à suivre. Finalement, Sehar tira nerveusement sur une des mèches de ses cheveux, puis s’accroupit pour se mettre à son niveau.

— Euh, bonjour ? l’interpella Sehar.

— Bonjour.

Le petit n’avait bougé que les lèvres, et ne paraissait pas le moins perturbé du monde par sa présence. Peut-être que Sehar était assez nerveux pour deux, et que cela était largement suffisant, pour Lo.

— Tu n’as, euh… pas eu peur que je sois venu de l’arbre ?

— Non.

— D’accord…

Sehar observa les alentours, à la recherche d’un indice sur ce qu’il était censé dire à ce petit faune, qui n’était pas exactement la personne qu’il connaissait - pas encore. En dehors du gigantesque arbre sous lequel ils se tenaient, il n’y avait que des arbres d’une taille raisonnable, tout autour, et un peu plus loin, une petite cabane d’où s’échappait un filet de fumée de cuisson. Sehar leva les yeux vers les branches, et ne trouva nulle part la silhouette de Del, qui aurait pourtant dû être facile à distinguer au milieu des feuilles colorées. Est-ce que le maegis avait disparu, comme Nodia ? Mais où étaient-ils, désormais ?

— Je ne suis pas près à partir, murmura Lo.

— Partir… où ?

— Revenir.

Sehar examina de nouveau lea petit faune, qui était toujours immobile, toujours impassible, comme s’iel cherchait à devenir un arbre et à grandir ici, plutôt qu’à le faire en mouvement sur ses deux sabots.

— Revenir où ? insista l’hybride.

— A moi-même.

— Je ne suis pas sûr de comprendre…

— Bien sûr que tu comprends. Tu es venu ici pour faire quelque chose, n’est-ce pas ?

— Oui ! Pour te réveiller, pour te rame… oh.

Il se sentit un peu idiot, de ne pas avoir saisi tout de suite ce qu’avait voulu dire Lo - mais surtout, il se sentait encore plus perdu qu’avant. S’il n’avait pas compris du premier coup, c’était qu’il était persuadé que Lo ne savait pas qui il était ni ce qu’il faisait ici. 

Était-il conscient de ce qu’il se passait, finalement ?

— J’ai peur, Sehar.

Si Lo connaissait son nom, alors pourquoi ressemblait-iel encore à un enfant ?

— Peur de quoi ?

— De tout. Le monde que j’ai laissé derrière moi, le monde que je voulais découvrir. La personne que j’étais parmi les miens, et ce que cela me permettrait de faire ici et maintenant.

— Est-ce que… tu as peur de moi, si tu as peur de tout ?

Lo rigola, du même rire que Sehar avait toujours entendu, et tourna ses yeux gris vers lui, les mêmes yeux que ceux qu’iel avait dans la présent.

— On ne se connaît pas depuis longtemps, mais je n’ai jamais eu peur d’aimer et d’être aimé en retour. Et c’est tout ce que tu as à offrir, petit lézard. Mais je pourrais te retourner la question.

— Je n’ai pas peur de toi non plus, affirma Sehar.

Lo rit de nouveau, ce qui n’aida en rien Sehar à se débarrasser de sa perplexité.

— Je sais. Mais je te demandais plutôt si tu avais peur de toi-même.

Il sentit son coeur accélérer, et ses écailles se redresser sur sa nuque et sur ses bras. 

— Oui, admit-il. J’ai peur de moi-même.

Lo resta silencieux, et Sehar n’osa pas relancer la conversation, alors il laissa ses yeux s’égarer autour d’eux. Il était à peu près certain que l’arbre contre lequel ils étaient assis était très important, comme si Lo avait eut peur de le quitter et de ne jamais le revoir, mais que le besoin de le faire avait été tout aussi fort.

Comme si Lo avait laissé quelque chose de précieux derrière iel qu’iel ne retrouverait peut-être plus jamais, et que c’était mieux, de rester ici à prétendre que cela existait encore.
Finalement, lea faune soupira, se leva sur ses petites jambes, et tendit une main à Sehar. 

— Bon, je ne peux pas rester là pour toujours. Comme tu l’as dit, le vrai moi n’est plus un enfant.

Il attrapa sa main et se remit sur pieds. Il avait toujours été plus grand que Lo, mais le voir ainsi si minuscule en comparaison, même debout, lui serra légèrement le coeur.

— Tu m’as entendu parler avec Del dans l’arbre ?

— Tu sais où nous sommes, non ?

— Je…

Lo ne le laissa pas chercher ses mots. Iel commença à marcher sans se retourner, si vite que sa silhouette disparaissait déjà entre les arbres au-devant d’eux.

— En route, l’appela-t-il. On a du travail !

Sehar jeta un dernier coup d’oeil au dessus de lui, mais n’y trouva toujours pas Del. Alors il courut à la suite de lea faune pour ne pas se laisser distancer, et disparut à son tour dans la forêt. 

 

***

 

Lorsque Lo se réveilla, la première chose qu’iel vit fut le visage de Del, et une colère sourde monta dans sa gorge.

— Recule.

Le maegis fut trop surpris pour obéir, alors lea faune le repoussa brutalement, et il tomba en arrière. Dans sa lourde et inconfortable combinaison, se relever était difficile, et personne ne vint à son aide.

— Merde, gémit Lo. J’ai si mal à la tête…

Del se força à se redresser, et se rapprocha à quatre pattes de son ami, qui tenait ses tempes entre ses deux mains, une grimace de douleur sur le visage.

— Tu as mal ? Je peux t’aider ?

— M’aider ? grogna Lo. Tout ça, c’est de ta faute, si tu n’avais pas insisté pour faire ce voyage… Je suis tellement déçu, Del. Je pensais que les amis prenaient soin l’un de l’autre, mais tu es faible et pathétique, et j’aurais mieux fait de ne jamais te connaître. 

Del se replia sur lui-même. Que pouvait-il répondre à cela ? Tous les mots ridicules et inappropriés qu’il trouva se coincèrent dans sa gorge, et des larmes coulèrent sur ses joues.

— J’aurais voulu que les jumelles suppriment le souvenir de ton existence, continua Lo. Tu es comme tous les autres maegis. Tout ce que tu sais faire, c’est prendre et détruire. Alors il n’y a rien que tu puisses faire pour m’aider, à part disparaître.

Del essaya de retenir le hoquet douloureux qui remonta de son coeur, mais il n’en eut pas la force. Écrasé par le regard méprisant de Lo, il fondit en larmes, et ne put même pas cacher son visage dans ses bras, bloqué par le casque de verre qui l’isolait du monde.

— Hum. Celui-là non plus n’est pas à moi.

Del sursauta, et détacha son regard de sa propre silhouette écroulée dans les ruines du Fort Sentinelle, pour se tourner vers Lo - pas celui qui l’avait insulté et repoussé, mais un autre, qui fronça les sourcils en contemplant la scène. Lorsqu’iel se tourna pour le regarder, un léger sourire doux illumina ses yeux gris, un sourire que Del avait cru ne plus jamais revoir.

— Lo ?

Ce fut plus fort que lui - Del le serra dans ses bras, malgré la peur de se faire aussitôt repousser, comme dans le souvenir qu’il avait été forcé de revoir. Mais Lo - le vrai Lo - le serra tout aussi fort, et le maegis rit avec soulagement.

— Tu sais que ça n’est jamais arrivé, et n’arriverait jamais ? demanda Lo après l’avoir relâché juste assez pour le regarder, avec toujours ce même sourire.

Del avait les larmes aux yeux et un sourire radieux, derrière lequel se cachait cependant encore bien trop d’incertitudes.

— On a capturé un Cauchemar, mais avant que Sehar ne l’adopte, j’ai été touché…

— Et c’est ce que tu as vu ?

Le maegis confirma d’un hochement de tête, ses oreilles tremblantes et ses paupières mi-closes.

— Tu… n’es pas en colère contre moi ?

— Est-ce que tu m’as emprunté mon épée sans me le demander pour relâcher les valiettes de la Chevaleresse Asynda ?

Del écarquilla les yeux, et il lui fallut quelques instants pour comprendre à quoi Lo faisait référence - mais lorsqu’il se remémora le jour où il avait décidé de se venger d’une instructrice un peu trop sévère en semant le chaos dans toute leur école, il ne put s’empêcher d’éclater de rire.

— Oh, j’avais presque oublié la tête qu’elle a fait quand elle s’est réveillé… Tu étais vraiment furieux ce jour-là !

Lo riait aussi, sa colère depuis longtemps adoucie, le souvenir devenu une anecdote qui ne pouvait plus que les amuser tous les deux, désormais.

— Mais pas aujourd’hui. Comment pourrais-je être en colère après tout ce que tu as fait pour me ramener ?

— Je n’ai pas réussi à le faire seul… On s’était promis de veiller l’un sur l’autre, pendant ce voyage, et je suis juste un boulet…

Lo lui pinça le bout de l’oreille, juste assez pour détourner son attention et le forcer à le regarder en face, et secoua la tête.

— Si tu continue de parler de mon meilleur ami comme ça, je vais devoir sévir. 

Del sourit, et renifla ses larmes sans aucune élégance avant de frotter ses yeux pour en chasser d’autres, sans succès.

— Tu n’es peut-être pas celui en train de faire le sortilège, mais tu as trouvé les bonnes personnes pour t’aider, continua Lo. Et, plus important, tu n’as pas abandonné. On ne s’est pas promis d’être parfait, juste d’être là l’un pour l’autre, Del. Avec les erreurs et les larmes s’il doit y en avoir.

Le maegis rigola un peu, toujours en pleurs, mais cela n’avait plus tant d’importance, désormais.

— Lo… J’ai vu toi bébé…

— Je sais. Et je suis désolé d’avoir fuis. Ce n’était pas toi qui m’a fait peur. Mais… j’ai peur.

Tu as peur ?

Lo ne répondit pas tout de suite, une lueur triste dans ses yeux gris. Alors qu’ils parlaient, et sans que Del ne le remarqua avant, les restes de la précédente scène avaient disparus. Ils se trouvaient de nouveau dans une forêt, celle-ci composée uniquement de cerisiers.

Avec Lo, c’était toujours la forêt.

— J’ai déjà dormi bien trop longtemps, murmura enfin ce dernier. Il est temps d’ouvrir les yeux.

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Nanouchka
Posté le 22/03/2022
C'est mon chapitre préférééééééééééé.
On n'avait pas vu Lo depuis longtemps, et ça me l'a tout de suite remis au centre du coeur, entre les deux ventricules.
Très émouvant, tout ce qui tourne entre Lo et Del, toutes ces peurs de Del.

Côté langage, je crois que j'aimerais bien parfois que tu ailles dans la spécificité. Par exemple, plutôt qu'arbre, quelle espèce d'arbre. J'ai la sensation que tu peux te permettre des écarts lyriques, des arrêts sur image un tout petit peu plus longs, que tu as acquis notre patience et confiance et que tu peux te faire plaisir à ornementer un peu plus.
AnatoleJ
Posté le 24/03/2022
Olala mais en plus c’est un chapitre un peu expérimental et je savais pas trop ce que je faisais (et il y en a d’autres dans cette catégorie tout du long), donc ça me touche encore plus qu’il ait reçu la palme du chapitre préféré T_T Merci ! !

Méfie-toi, quand on me demande de décrire la nature en détail, je peux aller très (trop) loin. A tes risques et périls (et aux miens, surtout aux miens. Tellement de textures de mousses et d’écorces qui m’attendent)

Merci encore pour tout tes commentaires, je n’ai pas toujours les batteries sociales pour y répondre tout de suite mais à chaque fois que je les lis, ça fait ma journée :D
Nanouchka
Posté le 25/03/2022
Je, soussignée Nanouchka, déclare prendre le risque de lire 60 pages sur la texture de la mousse sous la paume de Lo.
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