Chapitre 36

Les arbres zébraient sa monture de longues ombres bleues. Les vents étaient suffisamment levés pour que la moindre nuée soit aussitôt chassée. Annwn aurait voulu chevaucher de nuit, mais l'alezan qu'on lui avait prêté en décida autrement. Elle suivait un mince cours d'eau, qui disparaissait régulièrement sous les lourdes racines de chênes-fays, et ressurgissait plus loin, dénoncé par les gerbes d'hippuris. Elle s'orientait au murmure de ce ruisseau. L'air sentait le cresson de fontaine et la moisissure. Les bois étaient d'un calme absolu. Des couleuvres grosses comme le bras fuyaient dans un très léger froissement de feuilles. Seules quelques corneilles, parfois, déchiraient le silence de leurs cris rauques. Même le renard qu'Annwn avait transpercé d'une flèche était mort sans un bruit. Elle en avait dévoré le cœur et le foie, dans cet écrin de silence.

Soudain, le trot d'une bête. Elle s'immobilisa. Le pas était sourd, amorti par le sol humide, mais bien réel. Une bête montée par un homme, elle l'aurait juré. Et qui venait dans sa direction.

Elle distingua le cavalier, alors qu'il était encore loin. Les bois n'étaient pas denses ici. L'homme était âgé, et venait sur une mule lasse et mal en point. Lui aussi portait un vêtement de voyage, sale et froissé. Il avait dormi dedans, sans nul doute. Quand il fut suffisamment près, elle lui découvrit des traits durs, méfiants. Il n'avait pas les cicatrices révélatrices de bien des hors-la-loi. Son maintien était fier, malgré sa saleté et le piteux état de sa bête et de son habit. Il venait de chez l'ermite qui savait les langues vieilles, assurément. Rien d'autre n'amenait quiconque dans ces bois humides.

« J'ignore ce que vous cherchez ici, Dame, lui lança-t-il après s'être arrêté à quelques pas d'elle, mais je vous conseille de faire demi-tour. Ces terres sont hostiles, et il n'y a rien à y faire, si ce n'est attraper une vilaine fièvre.

– Ah oui ? répondit Annwn avec bravade, et que faites-vous vous-même en ces lieux si inhospitaliers, dans ce cas ? »

Il la considéra nerveusement, la main crispé sur une arme cachée sous son habit. Déterminé mais probablement pas grand combattant se dit Annwn. Je vois d'ici son bras trembler.

« Je vous demande de faire demi-tour. S'il vous plaît n'insistez pas...

– La forêt vous appartient-elle donc, que je n'y puisse m'y promener à ma guise ? » ajouta-t-elle dans un sourire, « Pardonnez, Messire, mais je n'ai nullement l'intention de rebrousser chemin. »

Elle remarqua un pan d'étoffe pourpre qui dépassait de son manteau. Un Prieur... Aloysius lui avait parlé d'eux, quand ils étaient apparus à Kaalun, aux derniers Vents. Elle avait tenté de les approcher par la suite, sans succès. Habituellement suspicieux, ils évitaient particulièrement les femmes, non admises dans leurs rangs. L'occasion était là trop belle...

« Cessons ce jeu de dupes et causons, cher ami, reprit Annwn, le seul intérêt de parcourir ces terres est de se rendre chez l'ermite noire, et nous le savons tous deux. J'ignore ce que vous souhaitez cacher en m'interdisant de lui rendre visite, mais cette simple attitude est déjà bien suspecte, ne trouvez-vous pas ? »

Il resta coi, sur ces gardes.

« Cela signifie donc que nous avons des vieilleries à faire traduire, et qui nous tiennent à cœur si anciennes soient-elles... Je crois que vous autres, Prieurs, êtes friands de ces antiquités, je me trompe ? Et apparemment vous ne souhaitez pas que l'on s'intéresse à vous... Malheureusement voyez-vous, je suis la compagne du Sénéchal. Un mot de moi, et les Prieurs deviennent le sujet d'intérêt numéro un de sa Majesté. »

Mouvement sous le manteau. Les tempes de l'homme devinrent légèrement humides.

« Quand à me combattre, comme vous l'envisagez, je vous le déconseille fortement. Je manie le deux-lames plus vite que vous ne saurez jamais le faire... Et assassiner une dame du château, même en pleine forêt... Soyez raisonnable. »

Elle sourit à nouveau, et d'un geste sec du poignet, fit avancer sa monture de quelques pas. Elle surplombait largement l'homme et sa pauvre mule.

« Or j'ai moi aussi un secret précieux. Voici ce que je vous propose. Nous dévoilons l'un l'autre la raison qui nous amène ici, et dépendrons désormais chacun du silence de l'autre... Il me semble même que nous allons nous découvrir des intérêts communs... Qu'en dites-vous ? »

Ses iris verts étincelaient tant qu'autour d'elle les feuillages de la forêt devenaient ternes. L'homme hésitait, la respiration lourde et saccadée. Il semblait bien peu désireux de dégainer sa lame, qu'il finit par lâcher sous ses vêtements. Elle avait vu juste, ce n'était pas un guerrier. A la fois soulagé et contrarié, il sortit un petit parchemin de son étui, et le présenta à Annwn. Là encore, l'essentiel du texte était écrit en leffti de Levinas, mais quelques formules en dolménite restaient indéchiffrables.

« Mm, je vois ce dont il s'agit, intéressant, fit-elle, surtout par les temps qui courent. Effectivement mieux vaut pas que l'on ait vent d'un tel document à Kaalun, et croyez-moi, c'est autant dans mon intérêt que le vôtre. Bien, à votre tour, voyons si vous êtes aussi érudits qu'on le prétend ».

Devant le rouleau d'Annwn, l'homme fronça les yeux devant l'écriture courte et serrée. Il resta quelques instants ainsi, à déchiffrer le contenu de l'antique vélin. Quand ses lèvres se mirent à trembler, elle sut qu'il avait compris.

« Qui... qui êtes-vous ? demanda-t-il, les yeux exorbités.

– Ton maître et celui de tes pairs » répondit Annwn, en récupérant son bien avant de s'enfoncer dans la forêt au grand galop.

 

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Isapass
Posté le 16/02/2018
Ah mais qu'est-ce que c'est que cette bonne femme, décidément ?... 
Elle me fait penser à la sorcière de game of throne : très belle, dangereuse et calculatrice.
Le premier paragraphe est parfait : très bien décrit et qui finit en provoquant le dégoût... brrr !  
Mes remarques :
"– La forêt vous appartient-elle donc, que je n'y puisse m'y promener à ma guise ?" : il y a un "y" de trop. "que je ne puisse m'y promener" ou "que je ne m'y puisse promener"
"L'occasion était là trop belle..." : cette phrase sonne un petit peu bizarrement. Je mettrais "Cette occasion était trop belle" ou "Là, l'occasion était trop belle". Oui c'est un bel exemple de pinaillage...
"Cela signifie donc que nous avons des vieilleries à faire traduire, et qui nous tiennent à cœur si anciennes soient-elles... " : j'enlèverais la virgule après "traduire", et je la mettrais après "coeur".
"Nous dévoilons l'un l'autre la raison qui nous amène ici, et dépendrons désormais chacun du silence de l'autre... " : La phrase n'est pas correcte, il manque des choses. Soit il manque un "nous" au début (et dans ce cas, il faut mettre "l'un à l'autre", et non "l'un l'autre"), soit il faut tout mettre à l'impératif. Et je mettrais la seconde partie à la troisième personne. "Nous nous dévoilons l'un à l'autre la raison qui nous amène ici, et chacun dépendra désormais du silence de l'autre" ou alors "Dévoilons-nous l'un l'autre la raison qui nous amène ici, et chacun dépendra..."
"Effectivement mieux vaut pas que l'on ait vent d'un tel document à Kaalun" : la négation avec le verbe valoir ne me parait pas correcte : "Effectivement mieux vaut que l'on n'ait pas vent d'un tel document..." 
Je remarque que c'est sur tes dialogues que tu fais parfois de petites erreurs. Je me suis aussi confrontée à des tournures pièges pour les Princes liés. C'est parce qu'on essaie de faire des répliques qui s'intégrent dans un univers médiévales, et que du coup, c'est très travaillé. Je pense que de ton côté, tu fais bien de la jouer comme ça parce que ça marche très bien et que les quelques erreurs se corrigent facilement. De mon côté, j'ai trop de dialogues pour avoir conservé des tournures aussi inhabituelles dans notre français courant, alors j'ai simplifié. Ca aurait été lourd sinon.
Comme tu as très peu de dialogues, chez toi c'est parfait, ça se justifie tout à fait. Je me permets un conseil, du coup : attention à ne rien louper parce que sinon ça risque d'enlever le bénéfice. Fais bien relire ces passages-là, voire simplifie quand tu as un doute. Parce qu'utiliser un langage très châtié et des tournures compliquées si ce n'est pas nickel, ça ne pardonne pas, je pense. 
 
Olga la Banshee
Posté le 16/02/2018
Mm, bon conseil final... J'ai toujours trouvé les dialogues "dangereux" dans un bouquin. Même dans des bons livres, ça peut me gêner s'ils sont ratés, donc oui, tu as raison. Par contre, je pense qu'une bonne partie des erreurs vient du fait que j'ai bidouillé les phrases ahah ! En tout cas, sauf exception, je commence à suivre tes conseils aveuglément ahahah (bon, pas aveuglément, OK, mais je crois que je garde presque toutes tes suggestions). Comme je vais faire ma dernière lecture (enfin, MES dernières lectures), je vais garder ça en tête.
 Oui, Annwn fait penser à la femme rouge, un peu trop d'ailleurs. Je crois que je l'avais en tête, malgré moi car je n'adore pas ce perso qui m'a emmerdé dans la série. Du coup, le perso d'Annwn m'emmerde aussi, c'est ballot ! Hyper importante, mais j'avoue rechigner quand je dois écrire sur elle... Je crois que j'aime les gentils, en fait. Un peu comme dans la vie quoi :) (ou alors les faux méchants comme Borrrris)
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