J’ouvre péniblement les yeux avant de les fermer aussitôt en sentant la douleur affluer dans mon crâne. Qu’est-ce qui m’est arrivé ? J’ai la désagréable impression d’être passée sous un rouleau compresseur. Une exclamation est poussée à mes côtés et j’entends au bruit de pas que quelqu’un se précipite à mon chevet et me secoue légèrement.
- Elena ! C’est Vincent. Je t’en prie, dis-moi quelque chose. N’importe quoi !
Bien qu’encore quelque peu comateuse, son anxiété ne m’échappe pas. Après une nouvelle tentative, je parviens à écarter mes paupières. Le monde autour de moi m’apparait flou et je dois fournir un effort important pour ne pas obscurcir ma vue. Je cligne plusieurs fois des yeux pour retrouver une certaine clarté. Mollement, ma tête bascule sur l’oreiller et mon médecin entre dans mon champ de vision. Malgré sa pâleur à faire peur, le soulagement illumine ses traits.
- Qu’est-ce qu’il t’arrive ? croassé-je.
Il me propose un verre d’eau que j’accepte avec bonheur. Cela fait tellement du bien.
- Ce serait plutôt à moi de te le demander.
Il s’empare d’un tissu blanc et rouge.
- J’ai failli faire une attaque lorsque j’ai ouvert ta cellule et que je t’ai découverte évanouie dans tes draps imbibés de sang et le visage tuméfié. J’avais beau t’appeler, tu ne réagissais pas. J’ai bien cru t’avoir perdue. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Prudemment, je glisse mes doigts sur ma joue gonflée et retiens un grognement en la sentant se plaindre. Le major ne m’a pas ratée.
- Je me suis cognée en voulant me lever, mentis-je.
Je n’ai aucune envie de lui apprendre la véritable cause de mes hématomes. De toute façon, il ne pourra rien faire. C’est avec difficulté que j’essaye d’effacer l’image de Tellin de mon esprit. Ses paroles me reviennent en mémoire et comme cette nuit, je me sens souillée. Un bon coup pour passer le temps, je n’ai été que ça pour lui. Plus jamais, je n’aurais de pitié pour cet homme. Qu’il crève. Mon médecin me fixe sceptique. À l’évidence, il ne me croit pas, mais il se garde bien de me le faire remarquer à mon grand soulagement.
- Comment te sens-tu ? me demande-t-il à la place.
- Mal. J’ai une migraine pas possible et mon corps pèse une tonne, avoué-je un peu sèchement. Mais qu’est-ce que tu fais là ? Je ne reviens pourtant pas de chez Assic.
Mon interlocuteur grimace avant de m’apprendre :
- Les rebelles se sont introduits dans la section médicale. Ils ont été surpris et ont été pris en chasse. Tes deux surveillants ont été réquisitionnés pour prêter main-forte aux autres militaires. J’ai été envoyé pour te faire avaler tes médicaments.
Il sort un flacon et entrechoque les pilules habituelles à l’intérieur.
- Rassure-toi, je vais t’en dispenser aujourd’hui, m’informe-t-il.
Sur ces mots, il range les comprimés. J’appose le dos de ma main sur mon front et tente de me souvenir des évènements de la nuit. Je n’ai donc pas rêvé, c’étaient bien les rebelles que j’ai entendus.
- Les pertes dans l’armée sont-elles si importantes pour qu’on fasse appel à ces deux-là ? m’enquiers-je.
- Humaine pas vraiment, c’est surtout matériel. Les rebelles ont fait exploser nos véhicules. Une bonne partie des troupes a été retenue toute la nuit pour maitriser le feu.
On peut dire qu’ils n’y ont pas été de main morte. Pas certaine que le maréchal reste sans rien faire pour le coup. Je me pince la lèvre inférieure. Cela signifie surtout qu’ils vont renforcer les mesures de sécurité. La morsure de la déception n’en est que plus pénible. Si Tellin n’avait pas débarqué, j’aurais eu une chance de m’évader et maintenant il est peut-être trop tard.
- Combien se sont échappés ?
Inutile d’être plus précise, Vincent sait exactement où je veux en venir.
- Dix.
- C’est bien peu.
Je devrais me réjouir de cette maigre victoire, mais seul un sentiment égoïste s’est imposé en moi. Ce n’est pas moi qui ai été sauvée. Je suis tirée de mes pensées par la voix de mon ami qui observe la couverture écarlate qu’il tient en main.
- Pour en revenir à ça, cette perte de sang m’a tout l’air d’être liée à tes mensurations. Tu as eu des symptômes annonciateurs ?
- Violentes douleurs dans le bas du ventre.
- Autres choses ? Nausées ?
Je secoue la tête.
- La seule inquiétude que j’ai est que je les trouve un peu trop abondantes, relève-t-il. Cela t’est arrivée par le passé de souffrir d’hémorragies ?
- Pas dans mes souvenirs. D’ailleurs en y repensant, cela fait un moment que je ne les ai pas eues.
Une ride apparait sur son front en entendant cette information.
- Quand l’as-tu été la dernière fois ?
Je me retiens de soupirer. Il en a de ces questions.
- Peut-être deux semaines avant d’être emprisonnée ici ?
Après, complété-je pour moi. Avec toutes les saletés que l’on m’injecte pas étonnant que mon corps se dérègle complètement. L’expression de Vincent se rembrunit quelque peu pendant qu’il réfléchit. Sentant que la tête me tourne légèrement, je ferme les yeux. Les secondes s’écoulent en silence avant que mon médecin poursuive. Je reviens à lui.
- Elena, je te prie par avance pour cette question particulièrement indiscrète et que je n’ai aucune envie de te poser, mais as-tu eu des relations intimes non protégées avant d’être enfermées ici ?
Ne m’attendant absolument pas à ce genre de demandes, je manque de m’étouffer. Mais qu’est-ce qui lui prend ? Cela ne le regarde pas ! J’ai subitement très chaud au visage. Des souvenirs de ces moments passés avec Hans me reviennent en mémoire et j’ai bien du mal à me reconcentrer sur l’instant présent.
- À voir ta réaction, je déduis que oui, répond-il à ma place.
- Mêle-toi de tes affaires, le rembarré-je d’une voix beaucoup trop aiguë. C’est vrai que nous aurions dû être plus prudents, mais je fais encore ce que je veux.
C’est au tour du visage de mon interlocuteur de virer cramoisi.
- Crois-moi, Elena. Ta vie sentimentale est bien le cadet de mes soucis. C’est de ta santé que je parle ici. Pardonne-moi cette insistance, mais quand l’as-tu fait ?
- Pourquoi cet interrogatoire ?
Comme pour retrouver une certaine contenance mon ami expire lentement. Lorsqu’il reprend la parole, il est à nouveau sérieux.
- Je cherche une explication pour ton état et je pense avoir une piste, mais pour ça j’ai besoin que tu répondes à mes questions. Je te rassure tout de suite, cela restera secret médicale.
La chaleur de mon visage augmente d’un cran.
- La veille de notre fuite, grommelé-je à contrecœur.
Vincent fait un rapide calcul sur ses doigts tout en marmonnant dans sa barbe avant de demeurer silencieux un long moment. Il finit par revenir vers moi.
- Surtout, ne panique pas, mais je pense avoir une hypothèse sur ce dont tu souffres. Il y a de fortes chances que tu sois ou que tu étais enceinte.
Je me redresse brusquement sous le coup de l’annonce. Que je suis quoi ? La douleur se réveille dans mon crâne. Cela n’échappe pas à Vincent qui me force à me recoucher.
- Reste tranquille.
- Comment veux-tu que je sois calme quand tu me sors des énormités pareilles ?
- Pour le coup, je ne pense pas que je divague, me rétorque-t-il avec un étonnant sang-froid.
- Tu dis n’importe quoi ! C’est impossible !
- Et pourtant, tout semble concorder. Séparément, les symptômes que tu présentes peuvent être liés à d’autres problèmes, mais ensemble, j’ai du mal à croire à un hasard. Tes nausées matinales, ton absence de mensurations…
- Je viens de les avoir ! le coupé-je en désignant le drap couleur pourpre qu’il tient toujours en main. Et ça continue à couler !
- S’il te plait, Elena. Laisse-moi terminer.
- Mais…
- S’il te plait, répète-t-il en articulant bien chaque mot.
C’est à grande peine que je parviens à me taire. Toutefois, le temps que mon ami ouvre la bouche, j’ai déjà repris la parole :
- Et si c’est le cas, pourquoi as-tu précisé qu’il était probable que je ne le sois plus ?
Sa mâchoire se contracte violemment et quelque chose semble se briser en lui. Sa main se referme sur la mienne pour la comprimer avec force comme pour me préparer à ce qu’il va me dire.
- Avec les coups que tu as reçus hier et cette perte abondante de sang, il se peut que tu aies fait une fausse couche.
Mon cœur manque un battement.
- Une quoi ?
- Cela ne signifie peut-être rien, s’empresse-t-il d’ajouter. Il n’est pas rare que les femmes enceintes pertes du sang au début de leur grossesse, mais les symptômes que tu présentes n’augurent rien de bon.
Face à cette annonce, je ne réagis pas. Tout simplement parce que je ne comprends plus ce qui m’arrive. Hésitante, je pose une paume sur mon ventre comme s’il allait me donner un signe, mais rien si ce n’est que la douleur est revenue. C’est trop énorme et inattendu pour que je me rende vraiment compte de ce qui se passe. Je tourne la tête et croise les prunelles vertes de mon ami où je peux y lire le plus grand désarroi. Décidément, je déteste ce regard. Le silence s’éternise. Je serre les dents. J’aimerai hurler pour avoir des explications, pourtant je reste muette. La vérité, c’est que je ne veux pas savoir. M’enfoncer dans l’ignorance me semble un moindre mal. Malheureusement, ce désir ne sera jamais compréhensible pour la personne à mes côtés.
- Qu’est-ce qu’il m’arrive ? demandé-je finalement dans un murmure étranglé. Comment peux-tu être si catégorique ?
- Je te l’ai dit. Tout ça n’est qu’hypothèse. Sans examen approfondi, je ne peux rien te certifier, mais crois-moi sur parole, je ne t’aurais jamais affirmé ça si je n’avais pas de sérieux doutes.
- Donc tu penses que c’est… ça ?
Mouvement de tête vers le bas.
- Je suis désolé, Elena.
La colère explose soudainement en moi. Sans me préoccuper de mon état, je quitte mon lit et empoigne brutalement sa blouse que je me mets à secouer.
- Je me fiche de tes excuses ! Je me fiche de tes incertitudes ! hurlé-je. Réponds ! Qu’est-ce qu’il m’arrive ?
Cela ne peut pas être vrai ! Je cauchemarde. Vincent ne fait rien pour riposter, restant dans une impassibilité tout simplement insupportable. Pourquoi ne fait-il rien ? Un cri de rage traverse mes lèvres. Je me laisse tomber sur mon lit. Mon médecin s’accroupit devant moi et enveloppe l’une de mes mains.
- Elena, ce n’est pas que je ne veux pas être clair avec toi, mais je ne peux rien t’affirmer sans un examen approfondi.
Je romps le contact entre nous.
- Tu viens pourtant de souligner que c’était plus que probable, répliqué-je amer.
D’un geste, il me force à le regarder et plante ses prunelles émeraude dans les miennes.
- Ce n’est qu’hypothèse, malheureusement, je refuse de te mentir et préfère te prévenir. Tu vas devoir sans doute devoir te préparer au pire.
Pire ? Je vis déjà un enfer dans cette section et il m’annonce que cela va peut-être s’aggraver. Mon cœur se compresse. Quand ce cauchemar prendra-t-il fin ? Je n’ai jamais voulu de cette vie. Vincent me lâche et s’empare de sa sacoche d’où il en sort une fiole.
- À défaut d’une échographie, je vais faire d’autres analyses. Pourrais-tu uriner dans ce récipient ?
Il me tend le flacon m’arrachant ainsi à mes tourments et se retourne. Je m’exécute du mieux que j’y parviens. Quand j’ai terminé, il le reprend et le range sans un mot.
- Je repasse ce soir en espérant avoir les premiers résultats et j’essaye de te ramener des vêtements et des draps propres.
- Très bien.
Patienter, je n’ai que ça à faire. C’est à la fois simple et si compliqué quand on sait que ce qui nous attend au bout peut nous détruire. J’ignore ce que je redoute le plus. Mon médecin ne semble pas en avoir terminé. Qu’est-ce qu’il va encore me sortir ?
- Bien que ce soit contraint au règlement, mais puisque je sais que tu refuseras la morphine, voici un antalgique pour atténuer la douleur si cela ne va vraiment pas, me dit-il en sortant un comprimé de sa mallette.
Il le dépose sur mon matelas. Il a beau parler, j’ai l’impression d’être dans un état second. Quelques conseils plus tard, il me quitte pour de bon. J’observe le médicament que Vincent m’a passé. Je le prends et le fais rouler entre mes doigts. Un amer amusement me gagne. Comme si cela pouvait apaiser mes maux. L’instant d’après, je le broie sous mon talon.