Le soleil est déjà levé quand je reprends connaissance. Mollement, je bascule sur le dos. Je grimace lorsque mon poignet blessé se rappelle à mon bon souvenir. De ma main valide, je frotte mon visage où des feuilles mortes et de la boue se sont collées. Avec précaution, je me redresse. Mon estomac se contracte au moment où mon regard se pose sur le corps sans vie d’Alan qui git à quelques mètres de moi. Toujours avec une extrême prudence, j’installe ma main blessée sur mes genoux. Ce que j’y vois ne me rassure en rien. Virant vers une teinte mauve foncé, mon membre a doublé de volume. Je m’empresse de détourner les yeux et de secouer la tête pour retrouver mes esprits. Ressaisis-toi, ma pauvre Isis ! Ce n’est vraiment pas le moment de t’évanouir ! Je dois d’abord m’occuper d’Alan et m’assurer que je ne peux effectivement plus rien faire pour lui. Après avoir vérifié que je ne souffrais pas d’autres séquelles mises à part de nombreuses égratignures et coupures, je me lève difficilement et me dirige vers le rebelle. Mon cœur se serre quand je remarque le sol noirci sous lui. Face contre terre, il ne bouge pas. Je m’accroupis à ses côtés et déglutis péniblement en avançant mes doigts vers sa gorge. Je réprime un frisson en touchant sa peau froide et m’efforce à trouver un signe de vie. Aucune pulsation. De ma main valide, je le fais basculer sur le dos. Ce que j’y découvre confirme mes craintes. Les yeux vitreux, la bouche ouverte, aucun souffle, je ne peux plus rien pour lui. Une boule grossit au creux de ma gorge. Nous ne nous connaissions que très peu, mais les rares fois où nous avions échangé, j’avais été surprise par ce puits de sciences qui avait réponse à tout. Andy m’avait un jour appris qu’il venait de terminer ses études en astronomie quant à la suite d’une sombre affaire de dettes, il avait accepté l’offre d’emploi de l’armée. Je ferme ses paupières. J’aimerais l’enterrer, malheureusement dans mon état je crains d’en être incapable. De plus, j’ignore où nous sommes par rapport à la base, mais je ne pense pas que cela est très prudent de m’éterniser davantage. Mon regard survole l’endroit où je me trouve. Il y a bien des feuilles mortes. Je reporte mon attention sur Alan.
- Je suis désolée, murmuré-je. C’est tout ce que je vais pouvoir faire.
Toutefois, avant de me mettre au travail, je dois absolument m’occuper de ma main blessée qui ne cesse de m’élancer. Je remarque mon sac à dos qui traine à quelques mètres de moi. Je me relève pour le récupérer. À mon grand soulagement, je déniche directement la boite de premiers secours et m’empresse de l’ouvrir. Compresses, bandages, fil, aiguille et pommade se trouvent à l’intérieur. C’est bien peu, mais cela devrait faire l’affaire pour le moment. Délicatement, j’appose un peu de crème sur ma peau à vif. J’attrape ensuite un rouleau de pansement. Il me faut m’y prendre plusieurs fois d’affilée pour parvenir à enrouler plus ou moins correctement la gaze autour de mon poignet. Je coince le tissu entre mes dents et dégaine le poignard d’Elena toujours à ma ceinture pour sectionner la bande. Lorsque l’opération est terminée, j’observe le résultat. Ce n’est vraiment pas terrible. Au moindre accro, mon attelle de fortune se détache. Je soupire, mais pour l’instant il n’y a que ça que je peux faire. Je reporte mon attention sur Alan. Ma blessure attendra d’autres secours, il est plus que temps que je m’occupe de lui. Sans rajouter quoi que ce soit, j’attrape une poignée de feuille et les dépose sur le corps du rebelle.
J’ai presque fini ma tâche quand des éclats de voix me parviennent. Je me paralyse instantanément. Une nouvelle exclamation incompréhensible est poussée. Mes doigts écrasent la branche que je tiens en main. Cela devient une certitude. Je ne suis plus seule dans les environs. Malheureusement, impossible pour moi de savoir de qui il s’agit et tant que je reste dans l’ignorance hors de question de me montrer à eux. J’expire calmement malgré les battements affolés de mon cœur et tente de repérer les individus. Je devine rapidement qu’ils se trouvent en haut de la colline que j’ai dévalée cette nuit. Après un dernier coup d’œil à la dépouille d’Alan recouverte de terre et de feuilles, je m’empare de mon sac à dos et quitte les lieux le plus discrètement. Qu’est-ce que je fais ? Est-ce que je prends le risque de vérifier l’identité des intrus ? Si ce sont les rebelles, je n’aurais aucun souci. Les militaires, c’est une autre affaire. Ils vont sans doute fouiller la zone dans les moindres détails. Si je reste trop longtemps, je n’aurais plus aucune chance de les distancer. Je m’arrête soudain net en tournant la tête dans la direction de la pente qui est encore visible au loin. Un corps est couché par terre. Je plisse les yeux, certaine de rêver. Ma vue s’affine et je reconnais le pull beaucoup trop grand que j’ai donné à Jude. Mon cœur manque un battement. Mais oui ! Elle était sur le dos d’Alan quand celui-ci est tombé. Inconsciente du danger qui se trouve tout proche, j’accours vers la forme inerte. Aussitôt à ses côtés, je me penche au-dessus de la personne. C’est bien elle, c’est Jude. En revanche, elle a dû se cogner quelque part puisqu’un large hématome de sang séché s’étale sur sa tempe. Elle est d’une pâleur à faire peur. Mon estomac se contracte. Je ne veux pas d’un deuxième mort. Dès l’instant, où cette pensée me traverse, la jeune fille remue et ses paupières s’ouvrent lentement. Mes épaules s’allègent sur-le-champ d’un poids. Les pupilles de Jude se posent sur moi. Un pauvre sourire se dessine sur ses lèvres. Je m’apprête à lui parler, mais celle-ci écarquille tout à coup les yeux de terreur. Je n’ai pas le temps de comprendre que quelqu’un empoigne le col de ma veste et me soulève sans douceur. Mes pieds quittent le sol et je me retrouve la gorge coincée.
- Il y a vraiment de drôles de bestioles par ici, déclare une voix moqueuse. Décidément, les rebelles recrutent n’importe quoi.
Mon estomac se contracte violemment. Pas les militaires ! Un gargouillement étranglé sort de ma bouche, tandis que mon agresseur ressert sa poigne autour de mon cou m’étouffant un peu plus.
- Reste tranquille, m’ordonne-t-il.
Je l’ignore et me débats de plus belle. Mes ongles s’enfoncent dans sa peau. Je le griffe et tente vainement de me libérer. L’homme ne bouge en rien. Au contraire, j’ai l’impression qu’il réaffirme sa prise. Privée d’air, je ne tiendrais plus très longtemps. Mes jambes remuent dans le vide. Des points noirs dansent déjà dans mon champ de vision. À bout de force, mes bras se laissent tomber mollement contre mes flancs frôlant au passage le poignard à ma ceinture. Dans un dernier éclair de lucidité, je m’empare et frappe au hasard mon opposant. Un grognement me parvient. La pression sur ma gorge se relâche enfin et je m’écrase sur Jude ma lame toujours serrée dans mon poing. Je n’ai pas le temps de récupérer qu’un coup de pied m’atteint. Sous la violence de l’impact, mon arme m’échappe. Je relève les yeux et aperçois le soldat. De large carrure et le crâne rasé, une grimace de haine et de douleur tord ses lèvres. Il dégaine son propre couteau et je remarque sa main déjà bandée devenir écarlate.
- Tu veux jouer à ça, sale trainée ! crache-t-il. Crois-moi sur parole, la dernière qui a osé m’attaquer l’a payé très cher !
Il avance son bras vers moi et empoigne mes cheveux. Dans un ultime sursaut d’énergie, je m’empare du poignard d’Elena toujours à ma ceinture et l’enfonce dans son ventre jusqu’à la garde. Plus rien ne bouge. Mes oreilles bourdonnent. Pourtant, je continue à percevoir ce qui m’entoure. Le souffle chaud du militaire, l’odeur de sueur et de poussières de son uniforme. Les secondes s’écoulent avant que mon vis-à-vis ne fasse un geste. Je reprends instantanément mes esprits, prête à réagir, mais l’homme s’effondre à mes pieds. Je le fixe sans comprendre. Je vois mes mains rouges. Pourquoi sont-elles de cette couleur ? Peu à peu, l’horreur de la situation m’apparait. Ma respiration se raccourcit et devient bruyante. Mes jambes cèdent sous mon poids et je m’écroule par terre. Mes yeux sont toujours rivés sur le soldat inerte. Ce n’est pas moi qui ai fait ça. Je ne peux pas l’avoir tué. Une douleur dans le bras m’oblige à détourner mon attention. Jude me force à revenir à elle. Elle semble avoir récupéré de son évanouissement.
- Nous devons déguerpir. Ses collègues approchent, m’annonce-t-elle avec le plus grand calme en désignant mon adversaire du menton.
Effectivement, à peine a-t-elle fini sa phrase que je perçois des éclats de voix. Mon cœur s’accélère à nouveau. Nous devons partir. Je m’apprête à me lever, mais mon corps refuse l’ordre. Devant mon immobilité, c’est Jude qui décide de prendre les choses en main et m’oblige à me remettre sur mes pieds. J’ai juste le temps de jeter un coup d’œil au militaire avant qu’elle ne m’entraine à sa suite. Une évidence s’impose dans mon esprit. Je dois vérifier s’il est vivant. Je ne peux tout simplement pas accepter que j’aie pu donner la mort. Jude me retient alors que j’essaye de revenir sur mes pas.
- Qu’est-ce qui te prend ? s’emporte-t-elle dans un murmure.
- Mais ce soldat est blessé.
L’ahurissement se plaque sur son visage avant que l’agressivité ne déforme ses traits.
- Écoute, Isis. C’était lui ou nous. Cet homme voulait notre peau. Ne me demande pas d’épargner la sienne !
- Il reste un humain et…
Sa paume s’écrase sur mes lèvres.
- Tu es folle de parler si…
- Colonel ! hurle-t-on dans notre dos. Heftigang est à terre ! L’ennemi ne doit pas être loin.
Nous partons aux pas de course. Une exclamation est poussée. Nous passons outre et fendons les bois à une cadence infernale. C’est Jude qui craque la première. Je stoppe net ma progression alors que la rescapée se plie en deux pour vomir. Le boucan que font les militaires se rapproche dangereusement. La réalité me frappe en plein visage. Nous ne pouvons plus leur échapper. Ils sont trop près et trop nombreux. Désespérément, je cherche un abri, mais je me rends bien vite compte qu’à part quelques renfoncements, rien ne nous permet de nous cacher. Jude est toujours au plus mal. Impossible de reprendre notre progression pour l’instant et pas question que je l’abandonne. C’est mon devoir de veiller sur elle. Je m’accroupis et frotte le dos de la jeune fille en espérant atténuer quelque peu ses maux. Les militaires ne sont plus qu’à quelques mètres de nous. Un mince espoir se faufile en moi. Peut-être qu’avec la couleur de nos habits similaires à la végétation, ils ne nous verront pas. Je serre mes poings l’un contre l’autre. Tu délires complètement, Isis. L’image de Hans s’impose à moi et la tristesse m’envahit. Désolée, Hans. Je ne vais pas pouvoir revenir. J’espère que tu ne m’en voudras pas trop. Je déglutis. Je n’ai plus qu’à attendre ma capture dignement. Un soldat entre dans mon champ de vision. C’est donc la fin ? Je me paralyse en le reconnaissant. Non… ça ne peut pas être lui. Nikolaï se retourne et ses prunelles atterrissent sur moi. Il semble aussi surpris que moi par ces retrouvailles. Plus grand que dans mon souvenir, je suis surtout frappé par la dureté de ses traits. Ses joues creuses et sa barbe naissante n’adoucissent en rien la froideur qui émane de lui. La peur me prend à la gorge. Je ne veux pas que le frère de Hans cause ma perte. J’ouvre la bouche pour le supplier de nous épargner, mais d’un geste il m’ordonne le silence.
- Colonel Wolfgard, appelle-t-on.
- Rien à signaler de mon côté ! s’exclame Nikolaï. Ils ont dû partir vers l’est. Rassemblez les troupes, nous poursuivons nos recherches par là-bas.
Sur ce, il tourne les talons et s’éloigne dans la direction opposée sans une parole, sans un regard.