Chapitre 4

Notes de l’auteur : Ce chapitre a été modifié par rapport à sa précédente version afin d'intégrer les nouveaux éléments des chapitres précédents. Bonne lecture !

7 mars 1899, vers 23h30

Selon Oscar, les matchs de boxe possédaient un certain côté artistique. Finalement, il ne s’agissait que de deux danseurs – certes massifs et pas très gracieux – exécutant des figures plutôt simples, empreintes de puissance. Ils se tournaient autour d’un pas trépidant, anticipant les mouvements de l’autre et développant des trésors d’agilité pour garder leur équilibre, surtout en fin de combat. Les faiblesses de l’un devenaient les forces de l’autre dans un ballet, d’abord sautillant et exalté qui devenait ensuite gauche et titubant. C’était fascinant et effrayant à la fois... Et cela arrachait immanquablement un rire hilare à Henri quand Oscar lui exposait sa vision des choses. Ce qui, en retour, agaçait infiniment le jeune homme !

Ce soir, Henri était l’un des danseurs, comme c’était souvent le cas lorsqu’Oscar assistait à un match de boxe clandestin. De façon générale, Oscar se pliait docilement aux règles de la société. Ce qui était illégal était illégal et il ne sortait jamais du droit chemin… enfin presque. L’expression « on n’attrape pas des mouches avec du vinaigre » trouvait en Oscar une oreille particulièrement attentive et la bière qui fonctionnait si bien pour les appâter était pour le jeune homme de toute autre nature.

Les combats se déroulaient sous les abattoirs d’Anderlecht-Cureghem, dans les caves. La ville s’était dotée depuis peu d’équipements flambant neufs, délaissant l’abattoir communal devenu trop petit et dont l’infrastructure laissait à désirer et provoquait des désagréments dans les rues avoisinantes. Disons-le clairement : c’était une atroce pestilence, à vous faire vomir votre glotte ! Du frais, du beau et du nouveau… c’était une question de santé publique ! Organiser des combats clandestins dans ce lieu populaire grouillant de monde en journée, au nez et à la barbe des autorités, était tout simplement une provocation. Bon, soyons honnêtes ; ces combats n’avaient de clandestin que le nom, car finalement, nombre de personnalités politiques et publiques – ainsi que certains membres des forces de l’ordre, ne boudons pas notre plaisir ! – venaient y parier. Il ne fallait tout simplement pas trop s’en vanter. Afin de respecter un semblant de confidentialité, des Tricoteurs – c’est ainsi que l’on appelait les illusionnistes – mettaient en place une illusion visuelle et sonore qu’ils tricotaient avec patience afin de camoufler la présence des dizaines de personnes qui s’agglutinaient là tous les mardis soir. Un œil non averti ne voyait que les briques courant le long des murs des abattoirs. La réalité était toute autre ! L’illusion dissimulait une porte qui menait directement aux caves. Cette entrée éphémère changeait d’emplacement toutes les semaines et il fallait se livrer à un jeu de piste particulièrement subtil durant les six autres jours afin de découvrir les indices qui y menaient.

Mais ce n’était pas cela qui poussait Oscar à transgresser les lois – oui, car bon, tout aussi respectueux des lois fût-il, il fallait tout de même appeler un chat un chat et assister à des manifestations clandestines était somme toute illégal. Comme il était acquis qu’Oscar n’était pas du genre sportif, on comprenait mieux son attrait quand on voyait les combattants se serrer en rang d’oignons dans les vestiaires, attendant leur tour de briller sur scène. Les challengers étaient presque tous des loups-garous. De temps à autre, comme c’était le cas ce soir, un humain tentait sa chance. Les combats étaient toutefois bien plus passionnants quand il s’agissait d’un affrontement de lycanthropes. C’était une occasion formidable de pouvoir les observer ; on n’en voyait pas souvent dans les rues de Bruxelles ; ils préféraient rester entre eux, s’entourant exclusivement des membres de leur meute et vivant dans les propriétés en bordure de la ville ou de préférence à Erret. Certaines meutes se trouvaient purement et simplement bannies des terres peuplées et reléguées aux forêts profondes d’Erret.

Oscar était tellement imbibé depuis la veille dans l’après-midi que son propre sang devait bien titrer à quarante degrés, s’il ne s’était pas carrément transformé en eau-de-vie. Cela lui donnait l’impression assez agréable que le monde entier se déclinait en un caléidoscope de couleurs lessivées et floues, se fondant harmonieusement les unes aux autres. Dans ce brouillard éthylique, aucun trait ne lui paraissait net à moins de cinquante centimètres. Et cerise sur le gâteau, son cerveau s’était mis en veille. Enfin pas tout son cerveau ; seulement cette partie agaçante qui le ramenait inlassablement vers un passé qu’il voulait oublier. Le reste était encore fonctionnel. Assez du moins pour savoir que le match d’Henri était mal embarqué.

Pour une raison qui échappait à Oscar, Henri affectionnait les combats contre les loups-garous. Évidemment, ces derniers n’avaient pas le droit de combattre sous leur forme animale, cela aurait été bien trop dangereux et inégal. Même sous leur forme humaine, ces adversaires étaient malgré tout féroces et endurants. Henri n’était pas totalement stupide pour autant. Il montait sur le ring essentiellement autour de la nouvelle lune ; celle du mois de mars aurait lieu le onze. Puisqu’ils tiraient leur force de l’astre nocturne, c’était le moment du mois où les lycans étaient moins puissants.  

Le spécimen contre lequel se battait Henri ressemblait à une armoire à glace ; des muscles gonflés, des veines saillantes, des cicatrices blanches bien marquées qui brillaient malgré une pilosité fournie et sombre. Il dépassait Henri d’au moins deux têtes et d’une bonne quinzaine de kilos de steak. Les bookmakers ne s’y étaient pas trompés ; la cote du match était de dix contre un en faveur du lycan.

Une foule de parieurs se massait autour du ring et beuglait à s’en arracher les cordes vocales pour encourager leur champion, ou bien l’insulter, cela dépendait sur qui ils avaient parié. Car si Henri était leur poulain, la déconfiture était certaine. Il ne restait qu’un round et même la brume qui voilait les yeux d’Oscar n’avait pas pu dissimuler le net avantage du loup-garou sur son ami.

Oscar se trouvait dans le carré des personnalités ; un peu en retrait et dans l’ombre, sur une estrade en fer et en bois amovible, munie d’un accès rapide à l’issue de secours, au cas où les forces de police décideraient d’une descente. L’avantage de l’estrade résidait également dans le fait qu’elle isolait les spectateurs plus nantis du sol relativement humide des caves. Les abattoirs avaient en effet été construits sur un terrain particulièrement marécageux. Dans le carré, un certain anonymat était garanti à ces personnalités ; même les occupants du carré ne se voyaient pas distinctement l’un l’autre. On discernait parfois, accentués par le rougeoiement de la cendre d’un cigare, les traits de l’un ou l’autre des spectateurs. Mais dans l’ensemble, tout le monde restait très discret. Il s’arrangeait ici des affaires dont on ne pouvait parler officiellement au grand jour.

Les matchs clandestins attiraient principalement des spectateurs masculins, mais il n’était pas rare de croiser quelques dames. Ainsi, Oscar était particulièrement conscient de la présence d’une jeune femme blonde près de lui qui s’agrippait à la rambarde du balcon comme si sa vie en dépendait. Elle supportait clairement Henri comme en témoignait sa mine inquiète chaque fois qu’il prenait un coup. Elle était un peu trop bien apprêtée pour le lieu. Sa taille de guêpe était emprisonnée dans une robe rose dont le décolleté carré dévoilait la naissance de sa poitrine. Elle ne prêtait pas la moindre attention à son voisin comme la plupart des autres occupants du carré qui avaient en outre une certaine tendance à le fuir.

Le loup-garou administra un formidable coup descendant à Henri qui tituba sur ses jambes. La jeune femme porta les mains à sa bouche pour dissimuler un petit cri d’effroi.

— Pour battre un loup-garou, il n’y a pas beaucoup de possibilités, dit alors Oscar dont l’état d’imbibition avait dénoué la langue assez naturellement. Il aurait fallu qu’Henri tombe sur un spécimen malade ou vieux, ou au contraire très jeune, car inexpérimenté. Mais non, il a fallu qu’il fasse montre de son habituelle vantardise.

— C’est peut-être que, contrairement à vous, ce n’est pas un pleutre ! cracha la jeune femme dont le visage jusque-là angélique et innocent s’était déformé en une horrible grimace empreinte de supériorité.

— Madame, ce n’est pas être pleutre que de faire preuve d’un exceptionnel souci de préservation. En parlant de préservation, si j’en crois l’alliance que vous essayez vainement de dissimuler dessous vos somptueux gants en soie, vous seriez bien avisée de vous en retourner auprès de votre époux plutôt que de jouer les jeunes demoiselles candides et effarouchées dans le but d’obtenir les faveurs de mon ami.

La gifle résonna dans tout le carré des personnalités et les conversations s’interrompirent un moment. Rouge de honte et de colère, la jeune femme lança un regard dégoulinant de mépris à Oscar avant de s’enfuir par la porte de secours sans demander son reste. Il y eut quelques rires étouffés et les conversations reprirent comme avant l’incident. La gifle avait eu le mérite de quelque peu éclaircir les idées d’Oscar le ramenant aux raisons de sa présence. Il se rendit alors compte que le combat était fini et qu’Henri avait, en toute logique, perdu.

Oscar patienta dans le carré des personnalités qu’Henri se rhabille et vienne le rejoindre. Il sentait peser sur lui les regards. Il était habitué à cette scrutation silencieuse. Certes, ce soir, la gifle en était une composante, mais cela n’en était hélas pas la cause unique. Oscar était une bête curieuse. Il n’était le bienvenu dans aucune sphère de la société. Tout juste était-il toléré, particulièrement quand Henri l’accompagnait.

Ce soir, cependant, il avait l’impression qu’un regard était posé sur lui et tentait de le consumer jusqu’à l’os. De temps à autre, Oscar risquait une œillade par-dessus son épaule pour voir instantanément s’effacer dans l’ombre des visages qu’il pensait bien reconnaitre. Il ne semblait rien y avoir de suspect. Et pourtant, cette sensation étrange demeurait vivace. Il était certain que quelqu’un – ou quelque chose – l’observait. Il n’arrivait pourtant pas à déterminer s’il s’agissait ou non d’une menace.

Il fut soulagé de voir arriver Henri. L’alcool avait quelque peu quitté le système d’Oscar et son environnement lui paraissait moins flou. Il pouvait en tout cas apprécier les dégâts du combat sur son ami. Le jeune homme était couvert d’ecchymoses et avait le visage tuméfié. Son œil gauche avait disparu sous le boudin violacé qui était autrefois sa paupière et il avait saigné du nez. 

— Franchement, est-ce que le jeu en valait vraiment la chandelle ? demanda Oscar d’un air dubitatif en détaillant Henri de la tête aux pieds.

— Les morsures ne sont contagieuses que les nuits de pleine lune, précisa Henri qui semblait croire que les craintes d’Oscar se portaient sur ce détail.

— Je le sais bien, répondit ce dernier avec un claquement de langue exaspéré.

— J’aime la boxe. Cela me confère un sentiment de puissance et une excitation qui n’a pas son pareil.

— Ainsi qu’un visage plus ratatiné que si un troll des cavernes s’était assis sur ta tête… Tu en as d’ailleurs l’odeur, ajouta Oscar en fronçant le nez.

— Quelle finesse d’esprit ! On dirait bien que tu as dessaoulé.

— Je suis plus efficace avec mon esprit imbibé que toi avec tes poings. Je t’avais pourtant prévenu que celui-là était hors de ta portée.

— Je ne refuse jamais un challenge !

— Tu ne refuses jamais l’occasion de fanfaronner, surtout quand il y a des dames à séduire. Te voilà bien appris ! Attends une minute… Je retire ce que j’ai dit. Je n’y crois pas moi-même. Tu n’apprendras jamais !

— J’espère que tu avais parié sur moi, au moins.

— Tu plaisantes, j’espère ? Tu te souviens de ma comparaison entre tes poings et mon esprit ou ta commotion cérébrale a déjà détruit ce qui te reste de cerveau ?

— Faux frère !

Henri prit une coupe de champagne sur le plateau d’un domestique guindé qui circulait dans le carré des personnalités. Il descendit le contenu cul sec sous l’œil réprobateur de quelques bourgeois et s’empara immédiatement d’une seconde coupe.

— J’ai appris que tu avais encore tenté de courtiser une dame avec ton cerveau si exceptionnel ! railla Henri. Je t’ai déjà expliqué que c’était totalement inutile. Cela l’a simplement rebutée.

— Ce qui rebute les femmes, ce n’est pas mon cerveau, mais le nom que mon père m’a enchainé au pied comme un boulet en me reconnaissant. En plus, je ne tentais pas de la séduire. J’essayais d’éviter qu’elle s’accroche à ton cou alors qu’elle était déjà mariée. Un mari jaloux en plus, je ne pense pas que cela t’aiderait.

— Le nom de ton père a fait de toi une personne nantie, répondit Henri sans relever le sarcasme.

— Oh oui ! Nantie et rejetée.

— Mon cher, il vaut mieux être nanti et rejeté que pauvre comme Job et rejeté de toute façon en raison de cette pauvreté.

Oscar émit un grognement. Il jeta un regard derrière lui et un sourire, qu’Henri manqua, se dessina sur ses lèvres. Il allait se saisir d’une coupe de champagne au vol si Henri n’avait pas retenu son bras.

— Honnêtement, je crois que tu as suffisamment bu pour le reste de l’année, voire le reste de ta vie. Et crois bien qu’il m’en coûte de dire une chose aussi invraisemblable ! Je pensais que m’accompagner à ce match de boxe te détendrait. Or je vois qu’il n’en est rien.

— L’alcool m’aide à réfléchir, à concentrer mes pensées sur le nécessaire.

— Tu n’as pas besoin de réfléchir. T’amener à la Fabrique des Délices était probablement la pire idée que je n’ai jamais eue.

Dans un comportement qu’Henri identifia comme une forme de rébellion enfantine, Oscar tenta de se dégager. La prise d’Henri sur son bras se relâcha d’un coup et Oscar administra un coup de coude à la personne qui se trouvait derrière lui. Il y eut un bruit de verre cassé accompagné d’un juron étouffé.

Les deux jeunes gens se retournèrent lentement, la tête légèrement enfoncée dans les épaules comme deux gamins pris en faute. Ils se retrouvèrent alors nez à nez avec un tout petit bonhomme rondouillard – non, en fait, carrément grassouillet – au crâne chauve et luisant, serré dans un costume sombre qui lui donnait des allures de paupiette. Le coude d’Oscar était entré en collision avec le verre de champagne qu’il tenait à la main, aspergeant son élégant plastron blanc et sa lavallière en soie pourpre.

— ça par exemple ! tonna Oscar. N’est-ce pas Eugène Berthelier ? Comment allez-vous, mon cher ami ?

— Pour l’amour du ciel, allez-vous vous taire ? postillonna Eugène, le visage rouge, jetant des regards anxieux autour de lui. Et je ne suis pas votre ami. Personne ne l’est ici à part celui-là, ajouta-t-il en désignant Henri d’un petit geste de la main.

— Je ne vous savais pas si grossier, monsieur Berthelier, grommela Henri, croisant les bras sur son torse, la mine saumâtre.

— C’est vraiment très cruel de votre part ! répondit Oscar en lançant son bras autour de l’épaule du bonhomme et s’y accrochant de tout son poids. C’est vraiment tragique, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce qui est tragique ? ne put s’empêcher de demander Eugène.

— Eh bien ! Ce qui s’est passé à la Fabrique des Délices, voyons ! Ne faites pas l’innocent. Vous êtes un habitué des lieux, vous devez forcément être au courant.

— Pas si fort ! s’égosilla Eugène. Vous êtes complètement ivre, lâchez-moi.

— Allons allons, ne faites pas la fine bouche, à présent. Mademoiselle Fish, vous la connaissiez bien, à ce qu’on dit.

— Tout va bien, monsieur Berthelier ?

Eugène émit un petit couinement étranglé. Toute couleur quitta son visage – ce qui se révéla un phénomène fort impressionnant compte tenu du fait qu’il était cramoisi quelques secondes plus tôt – et se retourna pour faire face à son interlocuteur. Il s’agissait d’un homme de taille moyenne, la quarantaine bien installée, les cheveux poivre et sel et les yeux bleus perçants comme ceux d’un oiseau de proie. Ses lèvres fines étaient soulignées d’une moustache taillée à la perfection. Il émanait de lui une aura de grande prestance qu’il accentuait en bombant le torse, la mine fière et supérieure, les traits du visage taillés à la serpe.

— Monsieur de Mornet, gémit la paupiette. Il s’était de nouveau mis à suer à grosses gouttes.

— Monsieur de Valbreuze, auriez-vous l’obligeance de me rendre mon futur gendre ? Nous allions justement prendre congé.

— Monsieur de Mornet, quel plaisir de vous rencontrer, lança Oscar en étendant une main vers le nouvel arrivant.

Celui-ci se contenta de toiser cette main comme une créature un peu bizarre, à la fois intrigante et repoussante. Oscar lâcha un rire agrémenté d’un claquement de langue ironique et enroula de nouveau son bras autour de l’épaule d’Eugène.

— Monsieur Berthelier, récupérez votre manteau. Nous y allons.

Monsieur de Mornet tourna les talons et se dirigea vers la sortie d’un pas raide.

— Ah, mon cher Eugène ! Vous allez déjà nous quitter. La nuit est pourtant encore longue.

— Lâchez-moi, bon sang !

Alors qu’Eugène se libérait enfin de l’étreinte d’Oscar, celui-ci se pencha vers son oreille et souffla :

— Ce que la police ignore encore, monsieur Berthelier, c’est que vous étiez un habitué de la Fabrique des Délices et surtout le client régulier de mademoiselle Fish. Je sais également que vous étiez là, le soir de sa mort, dans son boudoir. Cela en dit long sur les relations que vous entreteniez avec elle. Qu’en penserait le digne monsieur de Mornet s’il l’apprenait ? Et qu’en penserait Justine, votre si douce fiancée ?

De nouveau, Eugène poussa un couinement paniqué, se dégagea définitivement et s’en fuit sans demander son reste – ni son manteau d’ailleurs.

— Tu n’es plus du tout bourré, en fait ? ricana Henri, puis il lui administra une claque à l’arrière du crâne.

— Hé ! ça fait mal, figure-toi, répondit le jeune homme, la mine boudeuse.

— C’est pour ne pas m’avoir mis dans la confidence. Du coup, cela ne m’étonne plus vraiment que tu aies accepté de m’accompagner aujourd’hui, sans même ronchonner pour la forme. Tu savais que cet énergumène serait là.

— Je n’étais pas totalement sûr qu’il serait là, en réalité. Il fallait tenter le coup.  

— Comment savais-tu pour Berthelier et Pénélope ?

Répondre à cette question aurait demandé à Oscar de retracer des péripéties qu’Henri n’était pas prêt à entendre. Tinksdell, l’effraction, les prélèvements, les analyses et aussi, de façon très surprenante, la visite de la nymphe, Malwen, en plein milieu de la nuit.

Quand la dissection de la grue de papier lui révéla ses secrets, Oscar ne sut trop quoi penser. Il resta plongé dans un silence contemplatif, essayant de remettre les pièces du puzzle en place. Il entendit soudain quelque chose cogner contre la vitre de son bureau. Il leva les yeux et découvrit le joli visage de Malwen qui l’observait attentivement. Il se précipita vers la fenêtre et l’ouvrit.

— Aidez-moi à vous rejoindre, dit-elle.

Oscar s’exécuta découvrant que la dryade était portée par une branche d’arbre, un chêne de son jardin qui avait subitement connu une poussée de croissance particulièrement efficace. Malwen lança un regard curieux tout autour d’elle puis reporta son attention sur Oscar. Celui-ci ne put qu’encore une fois admirer son incroyable beauté.

— Je vous ai reconnu immédiatement, dit-elle. Je vous ai vu le jour où Dame Silil vous a convoqué pour Prunelle. Il fallait que je vous parle. De Pénélope. Et de Prunelle aussi.

Sans y avoir été invitée, elle s’assit sur la chaise de bureau et instantanément, des jeunes pousses d’acajou s’étirèrent des accoudoirs pour caresser sa peau.

— Je sais que vous avez écouté notre conversation ce soir. Je pense qu’Euphrasie et Pryphale se trompent ; Prunelle n’a rien fait à Pénélope. Elles ne s’entendaient pas, c’est vrai. Je n’en connais pas la raison, ajouta-t-elle précipitamment avant qu’Oscar lui demande de développer. Je sais en revanche que Pénélope a reçu de la visite le soir de sa mort. D’un homme. Son régulier si je peux l’appeler ainsi. Pénélope avait de grands projets. Notamment celui de sortir de ce qu’elle considérait comme une situation indigne d’elle. Et elle pensait vraiment que cet homme-là allait l’épouser. C’était ridicule, évidemment, d’autant que la reine Nout interdit formellement les mariages mixtes… Ce soir-là, c’est monsieur Eugène qui est venu la voir, comme de nombreux soirs. Ils se sont disputés. Ça aussi comme de nombreux soirs. Je n’en sais pas plus, hélas. Si j’avais su ce qui allait se passer…

— Vous ne pouviez pas savoir, Malwen, répondit doucement Oscar. Et je vous remercie infiniment d’être venue me parler de tout ceci.

La dryade leva la tête et lui sourit. Comme cela devait être difficile de lui résister…

Elle se leva et s’approcha de la fenêtre. Oscar lui proposa de l’aider et avant de sortir, elle déposa un baiser à la saveur printanière sur ses lèvres.

— Vous êtes très gentil, monsieur de Valbreuze. J’espère que vous retrouverez Prunelle. Je l’aimais bien, moi.

Malwen la dryade disparut ensuite dans la nuit et son parfum floral continua de flotter de longues minutes après son départ. Oscar s’était ensuite noyé dans une débauche d’alcool afin d’oublier. Oublier les ensorceleurs, oublier Prunelle et surtout oublier Lucie et l’amour qui été mort avec elle.

Evidemment, Oscar ne comptait pas expliquer tout cela à Henri. Il préférant donc garder le silence. Il avait bien compris qu’Henri s’opposait à ce qu’il s’occupe de cette affaire. Du coup, il se garda bien de parler de la petite grue en papier.

Henri relâcha un soupir résigné, puis fit un signe à un domestique qui s’empressa de leur amener manteaux et chapeaux.

— Écoute, je pars pour Champ-sur-Brume demain dans la soirée. Je dois aller vérifier mes plantations et les expérimentations avec la nouvelle herbe à fumer. Je serai de retour le douze avec la baleine de dix-huit heures. D’ici là, je veux que tu me promettes que tu ne t’occuperas pas de cette affaire d’ensorceleuse disparue ni de la sirène assassinée.

— Oui, oui…

— Je suis sérieux, Oscar ! lança Henri en l’attrapant par le coude alors que le jeune homme tentait une retraite furtive par la porte de secours. Tu es dans un état épouvantable depuis que nous avons vu Silil et Rosalinde et je ne veux pas que tu sombres davantage en mon absence. Je vais laisser des instructions très précises à Arsène. Je ne plaisante pas.

— C’est bon, j’ai compris. Tu as fini ? J’ai envie d’aller me coucher… ou vomir, je ne sais plus trop.

— Par pitié, pas dans mon coupé !

Le chemin du retour s’effectua dans un silence des plus complet. Henri était confortablement calé contre son siège, les yeux clos, la tête renversée alors qu’Oscar qui lui faisait face avait le front posé contre la vitre froide et humide du coupé. Le contenu acide de son estomac roulait contre les parois comme s’il se trouvait à bord d’un bateau. Il développait des efforts surhumains pour ne pas vomir. Il payait cher tout l’alcool qu’il avait ingurgité ces dernières trente-six heures.

Les rues étaient pratiquement désertes. Les sabots des cheveux martelaient les pavés en rythme et c’était le seul son qui perturbait le silence de la nuit. Çà et là, des fées-lumières voletaient d’un réverbère à l’autre pour relever leurs consœurs qui illuminaient les rues depuis déjà quelques heures. Il n’y avait plus beaucoup d’éclairage de rue alimenté par les fées. Presque tous avaient été remplacés par la technologie développée à base d’énergistes. En effet, le mouvement de grogne contre l’exploitation des êtres fantastiques avait pris naissance parmi les fées-lumières. Il s’était peu à peu étendu à d’autres espèces. Cependant, les grèves répétitives avaient contraint les autorités communales à lancer un plan de réfection du réseau dans le but de le moderniser et d’éviter de faire appel aux féés-lumières à l’avenir. En effet, le minimum salarial – en espèces ou en nature – réclamé aurait rendu impossible une utilisation rentable des fées-lumières. La modification de l’éclairage publique prenait du temps et les réverbères étaient remplacés quartier par quartier. Les rues bordant le vieil abattoir communal – qui tombait peu à peu en désuétude avec la construction du nouveau – n’étaient pas une priorité.

Dans le ciel, il était à présent plus difficile de distinguer la brèche. La nuit d’Aiguenoire se confondait avec celle du monde des humains. On avait simplement l’impression qu’une ville flottante scintillait de mille feux au-dessus de Bruxelles.

Ils arrivèrent chez Oscar à Saint-Gilles après un trajet au petit trot d’environ une demi-heure. Il était presque deux heures du matin. Arsène leur ouvrit la porte, la mise impeccable. Impossible de dire qu’il était si tard, ou si tôt. Le majordome leva à peine un sourcil en voyant démarquer un Henri au visage tuméfié, mais souriant et un Oscar à moitié vert qui tenait à peine sur ses pieds. Il s’écarta pour les laisser passer.

— Et voilà, Arsène, je vous le ramène en seul morceau. Défraichi, c’est certain, mais entier !

— Je vous remercie d’avoir pris soin de monsieur, monsieur Henri. Ne serait-il pas plus sage que vous restiez dormir ? Vous avez vous-même l’air… exténué.

— Ma foi, ce n’est pas de refus, répondit Henri, souriant au tact d’Arsène. Je n’ai pas très envie de remonter dans ce fichu coupé. Je ne rêve que de m’allonger dans un lit douillet.

— Pourriez-vous emmener monsieur Oscar dans le salon le temps que j’aille prévenir votre cocher ? La chambre d’ami est déjà prête. Je me doutais bien que vous resteriez. La salle de bain est encore chaude, alors n’hésitez pas à en faire usage. Je vais vous apporter une carafe d’eau avant que vous ne montiez. 

— Ah mon bon Arsène ! Que ferait-il sans vous ?

Un sourire bienveillant étira les lèvres du vieil homme et son visage se creusa de petits sillons qui illuminèrent étrangement ses yeux clairs.

— Et moi sans lui ? répondit-il simplement.

Henri traîna Oscar jusqu’au salon. Il joua quelques secondes avec l’interrupteur qui refusa de fonctionner. Dépité, il remorqua son ami jusqu’au canapé, dans le noir.  Une comète de lumière vive traversa la pièce et vint se poser dans la tulipe d’albâtre de la lampe d’appoint. Aussitôt, la pièce s’illumina d’une lueur chaude et pulsatile.

— Merci, Ri’an, murmura Oscar en se calant contre le dossier du canapé. La petite fée-lumière lui répondit d’un tintement enjoué.

— Vous n’avez toujours pas acheté d’énergistes ? s’enquit Henri voyant qu’Oscar avait recouvré quelque peu ses esprits.

— Plus d’argent… les vannes de la mansuétude pécuniaire comme tu aimes tant l’appeler sont fermées jusqu’à nouvel ordre. « Nouvel ordre » étant un mariage et des études. Je n’aurai bientôt plus de quoi payer Arsène.

— Ne vous inquiétez donc pas pour ça, monsieur, répondit le serviteur qui s’était faufilé silencieusement dans le salon, un plateau portant une carafe d’eau entre les mains. Monsieur Henri, si vous êtes prêts, je vais vous conduire à votre chambre.

Henri secoua tristement la tête. Passant près d’Oscar, il posa sa main sur son épaule en une pression qui se voulait rassurante et supportrice.

— On en reparlera demain quand tu auras les idées un peu plus claires. Tâche de passer une bonne nuit… enfin pour ce qui en reste.

— ‘Nuit… se contenta de répondre le jeune homme en vacillant contre le siège du canapé.

Après avoir conduit Henri à sa chambre, Arsène revint au salon pour encourager Oscar à aller se coucher. Mais malgré son insistance, Oscar s’y refusa. À bout d’arguments, le vieil homme laissa son maître là, dans le salon, avec pour seule compagnie la présence de Ri’an, la fée-lumière.

Renversé sur le canapé, Oscar laissa son regard vagabonder dans la pièce, accrochant de temps à autres les ombres étranges qui dansaient sur les murs et créaient des créatures plus effrayantes que fabuleuses. Ses yeux tombèrent d’abord sur le piano. Le piano de Lucie, celui qui avait survécu à l’incendie dix années auparavant. Il n’y touchait pas. Personne ne posait la main dessus d’ailleurs. A jamais il garderait sur ses touches en ivoire le fantôme des caresses de la jeune femme. Oscar l’avait fait installer dans un recoin sombre de la salle à manger. Certains jours, il ne le voyait même pas.

 Ses yeux vagabonds tombèrent ensuite sur la commode. Aucune photographie n’égayait son plateau en noyer comme c’était si souvent le cas dans les autres maisons. D’ordinaire, il y plaçait les portraits de Lucie.

La veille au soir, peu après le départ de Malwen, mais avant que son niveau d’imbibition l’empêche de mettre un pied devant l’autre, Oscar avait sorti les portraits du premier tiroir de la commode. Quand le passé venait frapper vicieusement à la porte du présent, Oscar ressortait toujours ces portraits ; quatre cadres contenant les photographies de Lucie. Il les disposait alors en une ligne parfaite sur la surface lisse, bien en évidence. Puis, dès qu’il avait le dos tourné, Arsène les recouchait alors bien soigneusement dans le tiroir. Et cela recommençait jusqu’à ce que la douleur s’estompe, jusqu’à ce que la vie reprenne le dessus une nouvelle fois. Sur ces portraits, Lucie était éternellement belle, éternellement jeune. Oscar avait besoin de la voir ainsi afin d’effacer le souvenir de son corps dévoré par les flammes.

Sa mémoire olfactive se réveilla d’un coup et ses narines s’emplirent de l’odeur des chairs qui brûlent. Il eut juste le temps d’attraper la bassine qu’Arsène avait placée bien en évidence et d’enfin vomir ses excès des deux jours précédents.

Il lui fallut un moment pour calmer les battements erratiques de son cœur, mais après cela, il se sentait nettement mieux. Il revint donc à la commode et ouvrit le premier tiroir. Elles étaient là, retournées, les photographies de Lucie. Il caressa le dos des cadres et hésita un moment avant de les sortir et de les aligner comme d’habitude, dans un inlassable rituel de dévotion et d’expiation. Plus tard, Arsène les rangerait dans un énième effort pour sortir Oscar de cette dépression chronique qui le rongeait depuis dix ans. Et peut-être que ce serait pour la dernière fois. Peut-être…

Oscar ne se souvenait pas de s’être endormi, et pourtant, il se réveilla sur le canapé, groggy, l’estomac tout retourné, avec l’impression d’avoir pris une baleine volante sur la tête. Il se redressa en poussant un grognement disgracieux. C’était bien une baleine volante, car c’était la seule explication à la douleur qui lui martelait les tempes. La sonnette la porte d’entrée retentit, tonnant comme un gong et faisant vibrer chaque cellule de son cerveau endolori. Il se prit la tête entre les mains dans l’espoir de calmer les vibrations de sa boîte crânienne, mais les éclats de voix dans le couloir eurent raison de ses efforts.

— Vous ne pouvez pas entrer. Monsieur Oscar n’est pas très bien. Il a besoin de repos.

— Je suis ici pour discuter avec lui d’une affaire importante. J’ai été mandaté par son père, répondit une voix de baryton.

Cette voix… Oscar l’aurait reconnue entre mille. Involontairement, il sentit un frisson lui parcourir l’échine.

— Laissez-moi au moins le prévenir de votre arrivée.

— Il est plus de dix heures, Arsène. Il devrait être visible à cette heure. Ôtez-vous de mon chemin ! Faut-il que je vous rappelle qui est votre véritable employeur ?

— Non… non bien sûr, Thibert, murmura Arsène sur un ton vaincu.

La porte du salon s’ouvrir alors et un homme de haute stature entra. Il s’agissait d’un autre domestique ; Thibert, le majordome et homme de main de son père. Le bonhomme était vraiment imposant. Gamin, Oscar en avait une peur bleue. À juste titre, car Charles-Louis de Valbreuze ne l’employait pas uniquement pour ses talents de gestion d’une maisonnée. Ses cheveux noir corbeau étaient plaqués en arrière sans que le moindre cheveu dépasse. Son visage blême et austère était agrémenté de petits yeux noirs aux paupières tombantes, d’un long nez fin et d’une petite bouche sévère aux lèvres presque inexistantes dont les commissures tombaient vers le bas dans une grimace perpétuelle. Il engloba Oscar de son regard critique, s’attardant sur sa tignasse hirsute, sa barbe de quelques heures, ses vêtements débraillés, ses cernes violacés et ses yeux injectés de sang.

— Vous devriez avoir honte de vous trouver dans un état pareil à une heure aussi avancée, accusa Thibert, sa voix grave tonnant comme un tremblement de terre.

Oscar grinça des dents. Le bougre avait toujours eu une voix désagréable, mais là, c’était le pompon ; elle avait fait entrer tous les os de son crâne en résonnance.

Entre ses gants blancs, Thibert tenait un journal qu’il claqua avec violence sur la table du salon. Ri’an qui s’était endormie dans sa tulipe d’albâtre émit un tintement paniqué et fusa vers la porte sans demander son reste.

Oscar se pencha sur le journal. L’édition du jour du Journal de Bruxelles. Il y avait là un article qui le concernait, intercalé entre les nouvelles concernant l’état de santé de la princesse Sohaïl d’Erret et un article d’une longueur effroyable sur les droits du mendiant, lui-même suivi d’un autre article intitulé « un petit drame bien-parisien » qui relatait les mésaventures d’un couple en plein divorce dont le mari s’était cru un temps empoisonné par la femme – la réalité était tout autre puisque le bonhomme, volage, tout comme son épouse d’ailleurs, avait en fait été empoisonné par champignon vénéneux qu’une sorcière bigleuse avait ajouté par inadvertance dans un philtre de vigueur concocté afin qu’il puisse tenir la distance lors de ses ébats éperdus avec une jeune demoiselle, qui n’était évidemment pas sa femme.  Oscar s’amusa de se trouver si bien entouré dans la presse de Bruxelles.

­— Merveilleux, me voilà célèbre, se moqua Oscar.

— Et cela vous fait rire ?

Oscar se pencha de nouveau sur le journal pour cette fois lire l’article qui le concernait – même s’il était certain qu’il serait bien moins amusant que celui du mari volage. L’article révélait donc aux yeux de Bruxelles qu’Oscar de Valbreuze avait été aperçu se rendant furtivement à la Fabrique des Délices. À part ce point qui était une évidence, le reste n’était qu’une succession de spéculations complètement invraisemblables. En plus, il n’était fait nulle part mention de la présence d’Henri.

— « Selon nos sources, Monsieur de Valbreuze entretiendrait une relation sérieuse avec l’une des créatures d’Erret officiant à la Fabrique des Délices. Il semblerait qu’il s’agisse pour lui d’un moyen de satisfaire certains plaisirs malsains… » Et c’est pour cela que mon père vous envoie ? C’était la première fois que je mettais les pieds dans cet endroit.

Oscar se félicita intérieurement que le journal ne mentionne pas sa petite visite nocturne à la Fabrique des Délices, en compagne de Tinksdell.

— Et ce sera la dernière. Votre père est bien décidé à faire en sorte que vous n’alliez plus y trainer.

— Je ne compte pas y trainer, voyons. Pourquoi diable cela l’ennuie-t-il a ce point ? Il y a tout un tas de gens qu’il connait bien qui s’y rendent… à moins… à moins qu’en réalité il redoute ce que je pourrais y découvrir ?

Thibert ne répondit pas, mais Oscar vit son regard s’emplir d’orage.

— Voilà qui est intéressant, souffla le jeune homme, un sourire narquois sur les lèvres. Vous avez piqué ma curiosité à présent. Que se passe-t-il donc à la Fabrique des Délices qui serait susceptible de le mettre dans l’embarras ?

Thibert fit un pas vers lui, la mine menaçante.

— Je vous conseille de bien écouter ce que l’on vous dit pour une fois…

— Sinon quoi ? Les coups de ceinture effraient un petit garçon de douze ans, Thibert. C’est bien plus compliqué de faire peur à un adulte.

— Prenez garde, mon jeune monsieur. Vous n’êtes certes plus un enfant et la punition devra donc être proportionnelle. Et que se passera-t-il dans ce cas-là ? Allez-vous encore vous terrer comme un rat sous votre couverture, souiller votre lit et pleurer comme une fillette ?

S’il y avait bien une chose qu’on ne pouvait pas dire à propos d’Oscar, c’est qu’il s’agissait d’une personne sanguine. Il allait effectivement à contre-courant la plupart du temps, mais en prenant le creux de la vague ; pas en affrontant la lame. Pourtant quelque chose se déclencha au fond de lui. Quelque chose qu’il y avait enchainé depuis des années. Son visage devint dur, ses traits se marquèrent comme taillés à la hapiète et son regard s’assombrit. Un grondement monta du fond de ses entrailles quand il lâcha :

— Ne me menacez pas sous mon propre toit !

— Cela suffit à présent, intervint Henri en repoussant Oscar sur le côté.

Il avait été témoin d’une bonne partie de l’échange et avait finalement jugé bon d’intervenir. Il se campa devant Thibert, le toisant de son plus bel air supérieur. Il lui montrait qu’il n’était qu’un domestique. Aucun domestique, tout majordome d’une noble famille soit-il, ne tenait tête à un Berghmans.

— Vous allez toujours avoir besoin de quelqu’un pour vous défendre, n’est-ce pas, mon garçon ? se moqua Thibert.

Oscar voulut se lancer sur lui, mais Henri le repoussa de nouveau, lui adressant un index et un regard menaçants.

— Je t’ai dit d’arrêter. Quant à vous, je demanderais bien à votre maître de vous corriger si je n’avais l’intime conviction qu’il est à l’origine de votre comportement outrancier envers votre jeune maître.

— Je n’ai qu’un seul maître, monsieur Berghmans. Et ce n’est certainement pas lui, cracha Thibert en lançant un regard acide à Oscar.

— Arsène, s’il vous plaît, raccompagnez Thibert à la porte. Je crois que nous avons suffisamment souffert sa présence.

— C’est inutile, répondit ce dernier. Je connais le chemin.

Quand il quitta la pièce, le silence s’installa un moment, rythmé par le balancier de la pendule. Henri déposa à son tour un objet sur la table du salon, chassant le journal du revers de la main. C’était une planche en liège sur laquelle un morceau de papier couvert de plis était accroché par plusieurs épingles. Oscar la zieuta de mauvaise grâce avant de détourner le regard.

— Maintenant que je suis certain que tu es complètement sobre, tu vas peut-être m’expliquer de quoi il retourne exactement…

Oscar ne répondit pas. Assis sur le canapé, les coudes sur les genoux, il avait la tête baissée et toisait Henri au travers des quelques mèches blondes qui retombaient sur son front.

— Alors ? J’attends !

— C’est une dissection, maugréa le jeune homme du bout des lèvres. Et d’abord, qui t’a permis d’entrer dans mon bureau et fouiller ?

— Ton bureau est à côté de la chambre d’ami et une porte ouverte est pour moi une invitation. Je n’ai pas fouillé, c’était posé en évidence sur ton secrétaire. Et pour l’amour du ciel, ne change pas de sujet !

— J’ai découvert cette chose dans la salle de bain de Pénélope Fish. Elle avait la forme d’une petite grue en papier. Il me semblait étrange qu’elle se trouve là alors je l’ai embarquée. Quand je l’ai dépliée, il y avait un nom écrit en lettres dorées, mais aussitôt, il s’est volatilisé en un nuage pailleté.

— Un nom ? Berthelier… c’était le nom d’Eugène Berthelier, n’est-ce pas ?

            Oscar opina su chef.

            — Attends une seconde… quand as-tu eu accès à la salle de bain de Pénélope Fish ?

Oscar ne voulait pas répondre et il n’en eut d’ailleurs pas l’occasion puisqu’Henri poursuivit.

— C’est pour cela que tu m’as accompagné aux Abattoirs. Tu pensais bien qu’il serait là et tu voulais le confondre.

— C’étaient surtout des suppositions, répondit Oscar en priant intérieurement pour qu’Henri ne creuse pas davantage. Il ne voulait pas avouer qu’il était déjà mouillé jusqu’au cou dans cette histoire. Sa réaction m’a permis de confirmer sa présence à la Fabrique des Délices le soir du meurtre.

— Tu n’as pas respecté notre accord, murmura Henri, le ton dangereusement menaçant. Tu avais promis de ne pas t’occuper de cette affaire…

— Je n’ai rien promis du tout ! C’est toi qui as décidé pour moi !

— Oscar, la mort de Pénélope Fish est une affaire dont la police transvoile s’occupera très bien sans ton aide. Et en ce qui concerne cette Prunelle, ce serait une très mauvaise idée de t’impliquer davantage.

— Tu es comme mon père, tu veux contrôler ce que je fais de ma vie.

— Tu penses vraiment ce que tu dis ?

Oscar ne répondit pas. Il était buté comme un jeune taureau quand il le voulait. Henri s’approcha alors de la commode. Il saisit un des portraits de Lucie et l’observa un moment.

— Il y a dix ans, cette histoire d’ensorceleurs a bien failli te tuer. Tu n’étais plus qu’une loque humaine. Tu ne valais guère mieux en rentrant de ton année de stage à Erret. Piteuse excuse que ce stage pour te lancer à la poursuite d’un possible responsable… Tu dois arrêter de courir après des fantômes, Oscar. Lucie est morte et rien ne te la rendra. Dès qu’il est question des ensorceleurs, tu te mets dans un état pitoyable. Si le fait que je m’inquiète pour toi est synonyme de contrôler ta vie, alors j’assumerai le rôle du méchant de ton imagination enfantine.

Henri s’éloigna. Il prit son manteau et son chapeau qu’Arsène avait placés sur le dos d’une chaise avant de s’éclipser un peu plus tôt.

— Comme je te l’ai dit, je pars à Champ-sur-Brume ce soir. J’espère qu’à mon retour, tu seras de meilleure composition et que nous pourrons mettre cette querelle idiote de côté. En attendant, je te supplie de ne pas t’impliquer davantage dans cette affaire. Mon majordome viendra vous amener de quoi acheter des cristaux de Montbois.

Oscar se retourna vivement, en colère. Il ne voulait pas de la charité d’Henri. Ce dernier l’intima au silence d’un signe de sa main gantée.

Il n’y avait rien d’autre à ajouter. Ce n’était pas la première fois qu’ils se fâchaient tous les deux.

Quand Henri fut sorti, Oscar relâcha un énorme soupir. S’il avait retenu tout cet air une seconde de plus, il aurait fini asphyxié. Le petit lémure de Boiclair qu’Oscar avait complètement oublié sortit de dessous le canapé et se planta devant lui. Son pelage de bois luisait sous la lueur pulsatile de Ri’an. Il observait Oscar dressé sur ses pattes arrière, la tête légèrement penchée sur le côté.

— J’espère que tu n’as pas fait trop de dégâts, souffla Oscar. Il ne manquerait plus que la maison nous tombe dessus.

Les oreilles du lémure vibrèrent et il détalla en entendant Arsène approcher. Ce dernier déposa une tasse de café fumant sur la table basse. Il savait toujours de quoi son maître avait besoin et quand il en avait besoin.

— Si je peux me permettre, monsieur. Monsieur Henri ne veut que votre bien.

Oscar se rembrunit. Il n’avait pas besoin d’une énième leçon de morale. Il vit Arsène s’approcher à son tour de la commode. Il observa les portraits un moment, puis il ouvrit le premier tiroir et les y coucha un à un, délicatement, lentement.

— Cependant, je pense qu’il est temps pour vous de tracer et suivre votre propre route.

Oscar releva la tête, étonné. Sa tâche terminée, Arsène se tourna vers lui. Un sourire triste sur les lèvres.

— Personne ne peut vous dire ce qu’il se doit d’être fait. Vous devez prendre votre destin en main pour ne plus dépendre des autres. Et si cela signifie affronter le passé, alors affrontez-le et cette fois, gagnez cette bataille ! J’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de vous avoir donné mon opinion.

Oscar resta là comme deux ronds de flan. Observant son majordome sous un nouveau jour. Non, en réalité, ce n’était pas Arsène qu’il détaillait, mais plutôt la signification de ses paroles. Car Arsène, même s’il s’en excusait chaque fois, donnait toujours à son maitre le fond de sa pensée. Un sourire étira la commissure des lèvres d’Oscar et il se leva d’un bond.

— Arsène, appelez-moi la Fabrique des Délices, voulez-vous ?

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Keina
Posté le 25/01/2020
Je me replonge avec délice dans cet univers fantastico-historique... J'aime décidément bien le duo Henri/Oscar! Oscar qui est décidément enfoncé dans une drôle de spirale déprime / autoflagellation... Par contre j'ai tiqué sur un mot: imbibition. Ça existe? C'est le fait d'être imbibé d'alcool, c'est ça ? :)
Sinon, j'ai pas commenté l'interlude d'avant, mais j'aime bien ces petites coupures de presse, ça sème plein d'indices sur ton univers!
Jowie
Posté le 06/01/2020
Tiens, le narrateur est fort enthousiaste au début, avec tous ces commentaires et ses points d'exclamations ;) On aurait presque dit un commentateur xD ça change, mais c'est drôle ! Et puis on ne dit pas non aux touches d'humour !
J'admire comment tu alternes les moments drôles avec le passé tragique d'Oscar, ça se passe très naturellement, sans perdre de crédibilité.

EN parlant de transition, celle pour le passage de la visite de Malwen m'a fait un peu bizarre au passé simple. Vu que c'est quelque chose qui s'est passé plus tôt et non dans le présent de l'action, je mettrais ce passage au plus-que-parfait personnellement.

Oscar me fait trop de la peine quand il est tout triste à cause de Lucie :) J'espère qu'il réussira à retrouver la joie de vivre !

Arsène est adorable à la fin du chapitre, avec ses mots encourageants, ça donne envie de le prendre dans ses bras !

Coquilles :
- qu'il pensait bien reconnaitre -> reconnaître
- l'amour qui été mort -> était ?
- vous n'alliez plus y trainer ö-> traîner
- qu'il connait bien -> connaît
- qu'il y avait enchainé -> enchaîné
- donnait toujours à son maitre -> maître

Je me réjouis de lire la suite ;) Bonne scribouille et bonne année 2020 !
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