Chapitre 5

Par Tizali

Vendredi 14 mars 2064

 

Je ne me ferai pas à ce trajet. Celui que j’ai évité pendant bientôt dix ans, mais que je rêvais d’emprunter tous les jours pour aller travailler. Contradictoire. Mon estomac se noue, mon cœur fait de petits bonds. Ça me donnerait presque l’impression d’angoisser pour mon premier jour de boulot, alors que ce n’est franchement pas mon genre.

Un SMS vibre dans ma poche. C’est Jensen.

« Rejoins-nous au 1er étage. Passe par l’entrée principale du bâtiment, mais seulement à ton arrivée le matin. »

Je n’y avais pas pensé… si tous les agents empruntaient ce chemin après leurs réécritures, on m’aurait forcément reconnu avant-hier, puisque je vais devoir annuler des faits antérieurs à mon recrutement. Ou bien on ne va pas me donner de boulot pendant une semaine, la limite de retour dans le passé ?

Je traverse avec la masse au passage piéton, les yeux rivés sur mon nouveau lieu de travail. À l’intérieur, Adem est le premier à me remarquer. Il me suit du regard alors que je m’approche des escaliers qui mènent au premier étage.

— Bonjour, m’exclamé-je.

Valérie relève brusquement la tête. Ils ne sont que deux aujourd’hui.

— Qu’est-ce que vous faites ici à cette heure ?

Je souris et désigne les escaliers du doigt. Elle se fige. Aucun client ne rentre dans le bâtiment aussi tôt. Il ne peut y avoir qu’une seule raison.

— J’ai passé les tests. C’est mon premier jour.

— Tâche de ne pas rentrer par ici trop souvent, répond Adem.

Je hoche la tête et prends les escaliers, leur regard fixé dans mon dos, avant de grimper les marches quatre à quatre. Je ralentis sur le palier du premier étage et pénètre dans le couloir. À ma droite, la salle de réunion, trop grande pour nous deux, où Iris m’a interrogé. Où elle a failli m’envoyer me faire voir. Mon embauche aurait pu n’être qu’un rêve, une réminiscence de désir d’enfant, si elle avait été seule juge de mon profil. Et pourtant, je vais devoir travailler avec elle… je suppose que je devrais lui en vouloir plus que ça, mais à sa place, je me serais refusé aussi. Avec ce genou et mon attitude de gros lourd qui ne peut pas s’empêcher de draguer, ouais, je méritais d’être recalé. Il y a dix ans, c’est une autre histoire. J’ai probablement loupé la carrière qui m’était due à cause de ce chauffard à la noix…

— Ah, Orsoni ! Parfait, pile à l’heure.

Du bout du couloir, Jensen m’adresse un signe de la main. Je le rejoins sans trop d’empressement. Je dois savourer ces instants tant qu’ils durent. Je vais bien finir par m’habituer… ou me faire éjecter de l’entreprise si l’on découvre mes relations avec une certaine secte.

— Café ?

— Je dis pas non.

La machine est contre le mur, sur la gauche. Jensen passe sa carte devant le capteur et appuie sur un bouton. Pendant que la boisson fumante coule, laissant échapper son odeur capiteuse, je regarde Jensen dont le visage s’éclaire en fixant un point derrière moi.

— C’est bon, Iris, c’est réglé ?

— Ouais, boss. Rapport bouclé.

— Boss ?

Iris n’est pas étonnée de ma présence, mais elle me scrute avec une attention nouvelle. Les yeux un peu plissés, elle ne répond pas. Elle ne retient cependant pas son sourire lorsque Jensen, amusé, me répond :

— Ça fait un moment qu’elle m’appelle comme ça, c’est une blague entre nous. C’est moi qui lui ai montré les ficelles du métier quand elle est arrivée, comme elle va le faire avec toi. Mais l’appelle pas boss, je suis pas sûr qu’elle apprécie.

— Pfff, arrête de me faire passer pour la coincée de service, grogne-t-elle en se saisissant du café dans la machine.

Après avoir croisé le regard de Jensen, elle me le tend et programme le sien. Intéressant comme ces deux-là semblent bien se comprendre. Travailler ensemble dans un domaine pareil, ça doit rapprocher. J’ai du mal à m’imaginer communiquer avec elle aussi facilement. Je n’ai jamais connu ça avec personne.

— Bon, je vous laisse voir les bases ensemble ? dit Jensen. J’ai du boulot, ce matin.

— Avec un peu de chance, ça ne va pas durer, le rassure Iris. Et si tu as besoin que je revienne sur certaines affaires avec toi, n’hésite pas…

— Mais non ! s’exclame-t-il en lui tapotant l’épaule. Ça ira, t’en fais pas. C’est pas que tu vas pas me manquer, mais j’ai travaillé sans partenaire dans mes débuts et j’ai survécu. M’en faudra plus pour flancher.

Après un clin d’œil, il s’en va, nous laissant seuls. Un silence s’installe. Iris récupère son café, le hume, souffle délicatement sur le liquide brûlant. Elle se dirige vers le mur opposé à moi, se tourne et s’y adosse. Tous ses mouvements semblent se décomposer avec lenteur. J’ai l’impression qu’elle appréhende de travailler avec moi. Pour la rassurer, et parce que son malaise me gagne en quelque sorte, je m’appuie sur mon mur et lui souris brièvement. Pour être honnête, c’est un peu le comportement que j’adopte quand j’essaie de draguer une fille réservée. Ça marche la plupart du temps : montrer de la gentillesse, parler avec douceur, échanger des regards légers, « sensibles ». Mais Iris n’est pas une fille réservée. Peu séduite par mon manège, elle entame la conversation sans civilités.

— Alors, tu es content d’avoir eu ce que tu voulais ?

— Si tu parles de devenir agent du temps, oui, plutôt. C’était mon rêve d’enfance.

Elle baisse les yeux tout en hochant la tête. Aspire son café pour ne pas se brûler les lèvres.

— Mais tu le savais déjà, ajouté-je.

Elle ne répond pas.

— Comme plein d’autres trucs, insisté-je.

Cette fois, elle se redresse et nos regards se happent. Pas de démenti. Pas même d’interrogation dans ses yeux bleu-gris.

— Je sais que tu n’es pas orphelin, murmure-t-elle.

Elle me fixe, attendant ma confirmation. J’avise le couloir vide. Je ne crois pas qu’elle ait l’intention de me trahir.

— Oui, c’est vrai. C’était pas un meilleur argument que mon genou pour m’empêcher de postuler ?

Elle hausse les épaules, faisant tressauter les longues mèches auburn qui dégringolent autour de son visage anguleux. Elle a une mâchoire ferme qui lui donne quelques années de plus que moi, mais sa bouche pulpeuse au niveau de sa lèvre supérieure et sa moue préoccupée la rajeunissent au contraire.

Voyant Iris me détailler elle aussi, je détourne le regard et finis mon café. Elle m’imite et tend la main pour prendre mon verre avant de les empiler et les jeter dans la poubelle un peu plus loin. Elle se retourne, attendant que je la rejoigne.

— Tu es prêt ? Je vais te faire visiter les bureaux.

Nous traversons les couloirs du premier étage pendant qu’elle me présente les différentes salles de réunion qui s’y trouvent, leur utilisation la plus fréquente et la manière d’en réserver certaines lorsqu’une discussion importante est planifiée.

— Le plus intéressant est aux étages supérieurs, dit-elle en désignant les ascenseurs.

Elle en appelle un, me laisse y entrer en premier et appuie sur le bouton du deuxième étage.

— Il n’y a pas d’ascenseurs au rez-de-chaussée. Tous les agents montent à pied.

Elle jette un coup d’œil discret à mon genou. Je lève les yeux au ciel. Pas de bol, il y a un miroir. Encore une fois, nos regards se croisent. Malaise. J’ai déjà été détesté par des femmes, mais cette fois, je ne peux pas simplement couper les ponts en la bloquant sur mon téléphone. Je me demande d’ailleurs si j’ai déjà été détesté aussi rapidement… je tiens peut-être là mon record. Et je n’y suis pas pour grand-chose !

— Deuxième étage, dit-elle quand les portes s’ouvrent. Comme tu le sais, on y trouve des salles d’interrogatoire et l’une de nos salles de sport. Il y en a une seconde au quatrième, mais moins complète, plus vaste.

— Il n’y a que des salles d’interrogatoire à part ça ?

— On a aussi quelques pièces d’archives au fond, des dossiers qui datent des débuts de l’agence. Et puis… il y a ça.

Elle ouvre une porte dans la pièce attenante à celle où j’ai passé mes tests. Je la suis et je découvre, un peu agacé, où elle s’est tenue hier pour m’observer pendant que je me rongeais les sangs, pensant être refusé.

— Vous étiez combien ? demandé-je, les dents serrées.

— Trois. La développeuse du site qui était curieuse, un de nos investigateurs en cybercriminalité et moi. Il faut dire que c’est pas tous les jours qu’on embauche.

— À ce point-là ? Je pensais que vous crouliez sous les demandes.

— On écrème la plupart des recrues dès le formulaire du site. Ce sont toujours des candidatures libres, on ne recherche pas d’agents du temps. Tous les autres visent les postes ouverts, dans d’autres sections. Ce ne sont pas les mêmes tests d’entrée, tu t’en doutes.

— Donc mon arrivée a été fulgurante ? demandé-je avec un sourire amusé, repensant aux trente jours d’attente imposés par le site.

— C’est le cas de le dire, marmonne Iris en me devançant pour ouvrir les portes de l’ascenseur.

Elle appuie sur le bouton du quatrième étage et nous montons en silence.

— Est-ce que je saurai un jour pourquoi je te mets mal à l’aise ?

C’est mon truc, ça. Lâcher ce genre de bombes dans un ascenseur avec deux étages à parcourir, en présence d’une femme qui ne peut pas me blairer pour je ne sais quelle raison et qui n’a aucune intention de me répondre… ouais, les silences comme celui qui est en train de s’installer, c’est mon truc. Est-ce que je regrette ? Je ne sais pas. Tout dépend de ce qu’elle va me dire, là, tout de suite. Si on ne communique pas, on ne pourra jamais savoir, n’est-ce pas ?

— Tu ne me mets pas mal à l’aise. Je ne sais pas où tu vas chercher ça.

Je soupire. Elle ne réagit pas plus. C’est clair qu’il y a un truc. Tant pis, je n’ai pas envie d’être lourd pour mon premier jour.

— Du coup, au quatrième, c’est la salle de sport ? dis-je avec un entrain un peu faux.

— Mieux. C’est l’étage détente, en fait. Il y a tout un espace pour dormir ou se reposer, je vais te montrer.

Je n’ai pas réussi à arranger la situation, mais j’ai l’impression qu’elle s’est décrispée. Je ne la comprends pas mais si ça a fonctionné, tant mieux.

Je lui emboîte le pas à la sortie de l’ascenseur et me laisse mener vers une très grande pièce au sol couvert de moquette duveteuse. Un espace sur le côté est réservé aux chaussures. De grands canapés moelleux bordent la salle, des poufs sont éparpillés un peu partout, de petites tables et leurs chaises sont discrètement placées non loin de quelques bibliothèques pleines de livres aux tranches abîmées. Aux fenêtres, des stores en position mi-clos laissent la pièce dans une semi-obscurité qui repose les yeux. Il y a même un matelas tiré dans un coin pour ceux qui ont vraiment besoin de sommeil. Je n’ai qu’une envie : défaire mes lacets, balancer mes chaussures, me jeter sur l’un de ces poufs et m’endormir.

— Fallait pas me montrer ça, avertis-je, j’ai envie d’une sieste, maintenant.

Iris lâche un rire chaud qui me surprend. Finalement, j’ai peut-être rêvé. Elle ne me déteste pas tant que ça, elle avait juste besoin d’un peu de temps.

— Je m’en doutais, murmure-t-elle comme pour elle-même, la main sur le chambranle, avant de ressortir de la pièce. Allez, je vais te présenter tout le monde au troisième.

Je la suis presque à regret, autant pour l’ambiance paisible de cette salle de repos que pour l’échange étrangement agréable qui vient de se mettre en place et qui ne va pas durer, je le crains.

Une fois de plus, nous montons dans l’ascenseur. Je reste sage jusqu’à l’ouverture des portes, l’appréhension me gagnant quelque peu. Je suis sur le point d’intégrer le noyau des agents du temps, ceux qui font de cette organisation fascinante ce qu’elle est : les employés. C’était bien le seul boulot qui pouvait me mettre dans cet état un premier jour.

— À droite, c’est la machine.

Elle continue son chemin, mais je stoppe net.

— Pardon ? Quelle machine ?

— La chronomachine.

Iris se retourne et me dévisage, imperturbable.

— Va falloir que tu me montres ça, dis-je en peinant à dissimuler l’excitation dans ma voix.

Tout en scrutant mon expression, elle revient sur ses pas et pousse lentement la porte, me laissant passer devant. Étrange, cette façon qu’elle a de surveiller la moindre de mes réactions. J’ai vraiment du mal à la cerner.

Je pénètre dans la pièce et la balaye du regard. Où que je pose les yeux, il y a des tuyaux, des capteurs énergétiques, des aiguilles qui oscillent dans de petits écrans griffés par le temps et les utilisations. Cet énorme amas serait donc une machine et une seule ? Plus jeune, j’en avais vu des photos, mais elles ne sont pas fidèles à la réalité.

— Par où on entre ?

Je reporte mon attention sur Iris et remarque qu’elle n’a pas cessé de m’observer.

— Il y a un marchepied, derrière toi.

À droite en entrant, tout au fond dans le coin, on peut effectivement monter. Je me faufile dans ce tout petit couloir formé derrière l’énorme engin et fais le tour de la pièce en longeant le mur, jusqu’à arriver à l’opposé de la porte, à l’arrière de la machine. Au début, je ne vois rien de particulier. Puis, au milieu de tout ce métal, je distingue un genre de tableau de bord sur lequel une série de chiffres sont tout juste visibles sous de grosses coques cubiques en verre sale.

— On dirait un très vieux film sur le voyage dans le temps. Je m’attendais à quelque chose de plus sophistiqué.

— Les experts en chronoénergie calculent le code correspondant à la date à laquelle nous voulons retourner. Ils se concertent pour la valider, nous la donnent et il ne reste plus qu’à entrer les chiffres avec les manettes que tu vois sur les côtés. Le levier, actuellement bloqué par le cran de sûreté qui se remet en place au bout de plusieurs secondes, permet d’enclencher le voyage.

Me voyant lever une main hésitante vers la machine, Iris s’empresse de dire :

— Ne touche à rien pour l’instant, tu auras tout le temps que tu veux plus tard. Je voulais d’abord te présenter tes nouveaux collègues.

— Je sais, je sais…, marmonné-je avec impatience. Et le code, il commence à zéro en l’an 2051, c’est ça ?

— Oui, mais on ne compte jamais depuis zéro. Enfin, tu pourras leur demander, mais ils ont un chiffre de départ qui correspond à la date exacte de la toute première utilisation réussie de la machine, en 2051 aussi. Il serait possible de voyager un peu avant cette date, mais le zéro est associé à la création de la première machine fonctionnelle. Ce serait risqué de s’y rendre à ce moment-là. De toute façon, il est interdit de revenir treize ans en arrière. C’est une semaine au maximum.

Je baisse le regard sur le sol au moment de pivoter pour faire demi-tour et m’aperçois que quatre empreintes de pieds y sont dessinées, un peu effacées par les passages.

— On peut voyager à deux ?

— Effectivement. Ça nous arrivera de temps en temps pour les affaires importantes. Tu viens ?

Je longe le mur et ressors dans un soupir de soulagement. J’ai toujours voulu me trouver ici, mais maintenant que j’y suis, je ressens toute l’ampleur des mots « voyage dans le temps ». J’ai le trac avant même qu’on me confie la moindre mission. Ça ne change rien au fait que j’ai hâte, mais voilà. J’ai le trac.

— Ici, ici, là, là-bas, encore un peu plus loin… il y a cinq ou six pièces avec tables et chaises, et ce qu’il faut pour écrire un rapport. C’est très important de tout consigner lorsqu’on revient d’une mission, quelle qu’elle soit. Personne d’autre que toi ne se souvient qu’elle a existé. Les tests que Martin t’a fait passer ont prouvé tes compétences pour rédiger ce genre de rapports détaillés. Je compte sur toi pour qu’ils restent toujours clairs, et en disent plutôt trop que pas assez. Compris ?

J’acquiesce, devinant que le prénom de Jensen est Martin. Elle me désigne le fond du couloir et ajoute :

— Les deux dernières pièces sont pour ranger les rapports. Je t’expliquerai le classement le moment venu, mais l’archiviste prendra le relais la plupart du temps, donc tu n’as pas à t’en faire.

Plantés devant l’intersection vers un autre couloir qui part en formant un T, Iris inspire lentement et me fait signe de la suivre. Deux petites salles de conférence commencent le défilé, avant que brusquement, on tombe sur des bureaux. Celui de droite est fermé et opaque et le nom de Tristan Goff est inscrit sur une plaque dorée sur la porte. À gauche en revanche, se trouvent plusieurs bureaux derrière une vitre mouchetée de peinture colorée. La porte est ouverte pour aérer. Iris s’y présente et me fait signe d’avancer.

— Bonjour !

Quatre têtes aux visages austères se tournent vers moi. Je m’attends à rencontrer d’autres agents du temps, mais Iris me détrompe bien vite.

— Je vous présente notre nouvel agent du temps, Gabin Orsoni. Gabin, tu as devant toi la comptable et le responsable des ressources humaines à gauche, les développeurs à droite.

L’un d’eux est une jeune femme semblant tout juste sortie des études. Je suppose qu’elle s’occupe du site web, puisque l’autre est un homme qui me sourit chaleureusement.

— Bienvenue dans les locaux.

— Merci, dis-je en lui rendant son sourire.

La développeuse me dévore du regard, et je comprends qu’elle n’est pas en train de me draguer lorsqu’elle s’exclame :

— Tes tests étaient impressionnants. Quelqu’un te l’avait dit, qu’il n’y avait pas d’agent ?

Je mets du temps à me souvenir de ce que m’a dit Jensen. Ma mémoire aurait dû inventer un substitut, modifier mon souvenir. Sauf que quand j’étais ado, je pratiquais des exercices d’observation en espérant intégrer l’organisation et je suis devenu très performant à retenir le moindre détail d’une scène au premier coup d’œil. J’ai beaucoup trop confiance en mes capacités pour douter de quelque chose d’aussi majeur qu’un agent apparaissant dans non pas une, mais plusieurs images. Il faut croire que tout ça m’est resté. Si ce n’était pas interdit de retourner si loin dans le temps, j’irais bien remercier mon moi du passé de m’être entraîné autant pour réaliser mon rêve.

— Non, on ne m’avait rien dit. Pourquoi, ces tests sont publics ?

Elle rigole et secoue la tête. Est-ce si rare qu’on puisse répondre qu’il n’y avait pas d’agent ? Au point d’envisager que les tests d’entrée dans l’organisation ont été compromis ?

— Ils exagèrent, soupire Iris en levant les yeux au ciel. Mais tu es un fin observateur, c’est une bonne qualité pour un agent.

Elle sort du bureau sous le regard intrigué du responsable RH. Il a froncé les sourcils lorsque Iris a esquissé sa moue agacée. Je ne suis pas fou, elle a bien quelque chose contre moi. N’est-on pas plus avenant en présence d’une nouvelle recrue ?

— Iris, on se connaît, toi et moi ?

Pas de réponse. Dans les bureaux suivants, personne à droite mais des gens à gauche. Elle ouvre la porte pour finir de m’ignorer. Je commence à me demander si dans les lignes de temps qu’elle a réécrites en empêchant ma rencontre avec Manon, j’ai été un salopard avec elle. Mais j’ai du mal à y croire. Je suis peut-être chiant et un dragueur compulsif, mais je n’attiserais pas ses foudres aussi longtemps. Même Valérie de l’accueil m’aurait pardonné ma tentative de drague en voyant que je me comporte correctement avec elle dans cette ligne de temps.

— Bonjour, je vous présente Gabin Orsoni, un nouvel utilisateur potentiel de la machine. Gabin, tu as devant toi nos experts en chronoénergie, Bastien et Taric, ainsi que le papa du gros bébé en métal que tu as vu tout à l’heure, Rémi, le technicien qui assure sa maintenance. Sans eux, on peut oublier le voyage dans le temps.

Flattés, tous me sourient et me font des gestes de la main.

— Bonjour.

Iris me fait sortir rapidement, referme la porte et se rend en face.

— Il n’y a personne, dis-je prudemment.

— Oui, c’est parce que Jensen est probablement parti en mission. Ce sont nos bureaux.

— Tu l’appelles plutôt Martin ou Jensen ? C’est pour savoir comment je dois l’appeler.

— Euh… oui, appelle-le… Martin.

Secouant la tête comme pour dissiper son énorme hésitation, elle me fait rentrer dans nos bureaux. Carré de quatre tables prenant toute la place, trois ordinateurs et trois téléphones, un peu de paperasse. Tout est très vide, sans aucun désordre contrairement aux espaces de travail de nos collègues.

— Martin travaille juste ici, je suis à côté de lui. Tu prendras le bureau en face de moi, ton ordinateur t’attend. Tu as un cahier et un crayon. Si tu as besoin de fournitures, les étagères du fond devraient avoir tout ce qu’il faut en stock. On reviendra ici plus tard.

Elle ressort immédiatement, me laissant à peine le temps de photographier mentalement les lieux. Au bout du couloir, nous débouchons sur un grand open-space. La lumière venant des fenêtres est crue et se déverse sur toutes les tables. Il y a là six, non… huit personnes éparpillées, en train de pianoter sur leur clavier d’ordinateur ou de griffonner dans leur cahier. L’un d’eux vient juste de raccrocher le téléphone, debout devant la vue sur le carrefour. Il se retourne et se fige à notre arrivée, un sourire étirant ses lèvres. Intrigués, les autres suivent son regard.

— Gabin Orsoni…, commence Iris.

— Ah, le fameux ! s’exclame une femme d’une quarantaine d’années en arrêtant de taper au clavier.

L’homme qui se tient debout se met à rire avant de contourner les bureaux pour me serrer la main. Les autres me font de grands signes de main en souriant.

— Ne me dites pas que je suis aussi célèbre qu’Harry Potter, juste pour avoir deviné qu’il n’y avait pas d’agent dans les images…

— Louis, dit l’homme qui me serre la main. Non, je ne sais même pas de quoi tu parles. C’est surtout qu’on recrute très peu d’agents du temps. La technologie est récente et mis à part Jensen et Davenport, les quelques volontaires qui sont passés par là avec les bonnes compétences n’ont pas tenu longtemps avec… tout ça dans la tête, si tu vois ce que je veux dire. Ça, et puis… enfin, tu verras bien.

Il a regardé Iris en disant cela. Elle tourne la tête pour balayer la pièce, et surtout ne pas avoir à expliquer ce qu’il veut dire.

— Gabin, tu as, tout à gauche, nos deux investigateurs en cybercriminalité. Louis est l’ingénieur d’analyse technique et scientifique à la tête de l’équipe formée par ces trois techniciens que tu vois là. Tout à droite, nos deux agents chargés de la protection de personnes à risque lorsqu’une enquête est en cours. Je ne te donne pas leurs noms tout de suite, ce serait trop d’informations. Tu auras l’occasion de discuter avec tout le monde assez rapidement, personne ne sera laissé pour compte. Retenir leur fonction sera déjà pas mal pour commencer.

— Je veux bien, mais que faites-vous exactement ?

— Nous, répond Louis, on s’occupe de constater, examiner et analyser les scènes de crime ou autres lieux en lien avec une enquête. On collabore avec vous pour déterminer avec le plus de précision possible le coupable potentiel d’un délit ou d’un crime pour que vous ayez le moins de voyages à faire pour l’annuler. Les indices partent au labo, où travaillent nos agents spécialisés. On a aussi des consultants et un détective partenaire auxquels on peut faire appel, mais ils travaillent de chez eux.

— Okay, je comprends mieux. Et je suppose que les investigateurs en cybercriminalité traitent les menaces en ligne ?

— Oui, répond l’un des concernés, on est un peu l’équivalent de l’équipe de Louis, mais sur les réseaux. On protège les données de l’organisation, bien évidemment, mais on essaie aussi d’anticiper les cyberattaques en travaillant avec des entreprises vulnérables et on suit les pistes de suspects en ligne. On fait beaucoup de veille techno.

Je suppose que les présentations touchent à leur fin, mais il y a une question que j’ai toujours voulu poser à ces gens, depuis que je suis ado.

— Est-ce que vous n’accumulez pas d’expérience ici ?

Tout le monde reporte son attention sur moi et des sourires se dessinent sur les visages. Personne ne me répond.

— Je veux dire… loin de moi l’idée de vous insulter, mais…

— Tu as raison, me coupe Louis, amusé. Enfin, presque. L’expérience, on la prend sur les enquêtes qui n’aboutissent pas et sur les rapports des agents du temps. Tout le reste part dans le néant des accidents, délits et crimes qui n’ont finalement jamais eu lieu grâce à vous. On en mange, du rapport, c’est clair. J’ose pas imaginer la quantité de rapports qu’on a dû lire dans les autres lignes de temps et dont les enquêtes n’ont finalement jamais existé parce que quelque chose a changé juste avant. Parce que ça aussi, ça arrive. Quand vous repartez une semaine entière dans le temps, tu crois qu’il se passe quoi ?

— Euh… oui, c’est sûr. Certaines annulations restent, mais d’autres sautent et de nouvelles apparaissent.

— Exactement. Ce qui veut dire que le jour où tu retourneras une semaine entière dans le passé, quand tu reviendras à aujourd’hui, tu auras de nouvelles enquêtes plein la tête, déjà résolues. Et des enquêtes que tu venais tout juste de résoudre n’auront jamais eu lieu, mais tu ne les auras pas oubliées. Imagine s’il était autorisé de retourner encore plus loin… Vous deviendriez fous, les gars. J’aimerais pas être à votre place.

C’est vrai que ça donne le tournis, mais ça me fascine encore plus. Et l’idée que tous mes nouveaux collègues se ruent sur les rapports pour voir quelles aventures ils ont bien pu vivre, quels mystères ils ont bien pu résoudre dans une autre ligne de temps, me fait sourire et me rend un peu triste. Seuls nous gardons tous leurs secrets. Nous les connaissons bien mieux qu’ils ne nous connaissent. Nous les avons vus à l’œuvre, alors qu’eux-mêmes ont l’éternelle sensation d’être inutiles à l’organisation. Ils n’ont que leurs échecs en mémoire.

Je jette un coup d’œil à Iris, qui sourit doucement en me voyant réfléchir. Elle se réveille lorsque nos regards se croisent, se redresse et salue tout le monde.

— On va vous laisser. Il est temps de commencer à bosser.

— Bon courage, me lance Louis avec enthousiasme. Mais je suis certain que ça va aller.

Je hoche la tête et me retourne pour suivre Iris dans notre bureau, au début du couloir sur la gauche. Le silence est pesant. Jensen n’est pas encore revenu.

— Hier, j’ai vu un client demander qu’on ressuscite son chat, suggéré-je. Je pourrais…

— Ah, Perret ? Peut-être… mais pas tout de suite, je voudrais d’abord t’envoyer faire un petit test de la machine avant tout. Je ne peux pas te lâcher dans la nature comme ça sans m’assurer que tu as les bases.

— Tu veux m’envoyer ? Tout seul ?

— Oui, tu remontes juste à ce matin. J’ai une mission pour toi, mais rien de sérieux. Tiens.

Elle fouille sur son bureau et trouve une petite boule de graisse pour oiseaux dans un filet vert, qu’elle me tend.

— Je les fabrique moi-même pour que ça reste équilibré. Et surtout, tu retireras le filet ! S’ils se prennent les pattes dedans, ils peuvent mourir.

J’attrape l’objet et la regarde, interrogateur. Qu’est-ce que je suis censé en faire ?

— Ce matin, je n’en ai exceptionnellement pas remis dans la cour de mon immeuble, alors qu’ils ont tout mangé. Je veux que tu ailles la placer dans le tube grillagé que j’ai installé contre le mur, vers sept heures. Tu reviens ensuite au bureau par la porte de derrière, tu prends l’ascenseur jusqu’au troisième et tu rentres dans la machine. C’est important que personne ne te voie. Ni moi ce matin, ni le personnel à l’accueil de l’organisation.

— Qu’est-ce qui serait grave, si tu me voyais ?

— C’est un exercice, Gabin. Fais comme s’il s’agissait d’un suspect ou d’un dangereux criminel. Évidemment, si ce n’est que moi, il n’y a pas de risque et je comprendrai assez vite ce que tu fais là, vu notre métier. Bon, tu te sens prêt ?

Je hoche la tête.

— Ne bouge pas, je vais demander le code à Bastien.

— Okay.

Ses épaules se détendent à mesure qu’elle s’éloigne de moi. Je vais probablement perdre patience, un jour ou l’autre, et la confronter à son problème avec moi. Tout comme j’ai mis du temps à me décider à tenter ma chance avec Manon parce qu’elle habite dans mon immeuble, il est presque impossible que j’essaie quoi que ce soit avec Iris alors qu’on est maintenant partenaires. Je ne drague que celles qui n’ont aucune chance de me retrouver si je ne le souhaite pas. Manon, c’était une erreur. Je le regretterais bien, si cela ne m’avait pas permis d’être ici en cet instant.

— Voilà, c’est bon, dit Iris en revenant vers moi. Tu rentres ce chiffre, sans te tromper. Mon adresse est sur le verso.

— Et si je me trompe ?

Je connais déjà la réponse à cette question. Les conséquences pourraient être irréversibles pour moi, pour ma simple existence. Elle se fige, me regarde un instant avant de dire :

— Je vais vérifier avec toi.

Je m’apprête à lui dire que c’est bon, que je vais faire attention, mais je repense à ce tout fin couloir pour aller derrière la machine, et je souris en plongeant mon regard dans le sien.

— Okay.

Je suis con, ou quoi ? Je venais de me dire qu’elle était hors terrain en ce qui concerne la drague. Or je viens d’être plutôt explicite, et elle… détourne le regard, gênée, et passe devant. Dans son dos, je la vois lever une main vers son visage. Je ne sais si c’est pour déplacer une mèche qui tombe dans ses yeux, ou parce qu’elle est mal à l’aise. J’aimerais bien le découvrir.

— Iris ?

Je pose une main sur son épaule en m’approchant, espérant échanger avec elle un peu plus, comprendre ce qu’il y a entre nous de bizarre. Elle se retourne comme si un éclair l’avait frappée, me fait une clé de bras qu’elle libère aussi vite qu’elle réalise que notre peau s’est touchée, avant de me plaquer dos au mur avec une violence inattendue. J’en ai le souffle coupé. Elle approche lentement son visage du mien, ses yeux gris assassins dardés sur moi.

— Je vais être claire tout de suite, gronde-t-elle à travers sa mâchoire fermée. Les types comme toi, qui courent après tout ce qui bouge sans aucun respect pour le sexe opposé, n’apportent rien à la société. Je te tolère uniquement parce qu’il t’arrive de savoir te tenir, et parce que je n’ai pas d’autre choix que de bosser avec toi. Est-ce que tu comprends ça ? Je ne suis pas une de ces nanas qui te tombent dans les bras au premier sourire niais, et je n’ai pas l’intention de me faire épingler sur ton tableau de chasse. Nous deux, on est partenaires. C’est tout ce qu’on est, et tout ce qu’on sera jamais. Je veux que ça te rentre bien dans le crâne. Est-ce que tu crois qu’il faudra que je me répète ?

Malgré la tension entre nous, je laisse quelques secondes passer, mes yeux dans les siens. Ses mots me surprennent, mais je crois déceler en elle cette vulnérabilité qu’elle a trahie si facilement il y a à peine deux jours. Je n’ai jamais eu l’intention d’en profiter. Elle me rend seulement très curieux. C’est la première fois que je rencontre une femme qui me fait autant de démonstrations de haine tout en étant aussi réceptive au moindre regard, à la moindre expression de mon visage. D’habitude, quand on me déteste, on me déteste. Ça ne s’invente pas. C’est même un repoussant très efficace, j’y suis très sensible. Mais elle, elle fait semblant. Alors je vais jouer le jeu, mais je veux comprendre.

Sans remuer le petit doigt, je réponds :

— À moins que quelqu’un annule cet échange à coups de voyages dans le temps, non, tu n’auras pas à te répéter.

Mon regard planté dans le sien semble la déranger. Elle se force à le soutenir un peu plus longtemps, puis me lâche et se détourne. Elle marche lentement vers la pièce où se trouve la chronomachine.

— Tu feras attention, pour le code. Je ne vérifie pas.

J’acquiesce et, mon petit bout de papier dans une main, la boule de graisse dans l’autre, je rentre dans la salle, me faufile derrière la machine et me concentre. Je sélectionne chaque chiffre à l’aide des manettes, regardant défiler la roue blanche à travers la paroi de verre pour trouver le bon. Une fois que j’ai bien comparé les deux séries de chiffres et que je suis sûr de moi, je range le papier dans ma poche et attrape le levier. Iris semble hésiter, puis ferme la porte. Je me retrouve seul. Inspirant un grand coup, je tire le manche vers moi avec force.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez