Un tissu froid et humide est plaqué sur mon front. Trop imbibé, je sens un liquide qui dévale le long de ma peau et sur mon crâne chauve que l’on a rasé pour les expériences. Je ne me suis pas encore habituée à ne plus percevoir mes cheveux sur ma tête. Hans aimait passer sa main dedans, les rares fois où ils étaient lâchés. Je dois avouer qu’ils étaient une de mes fiertés. En les rasant, c’est comme s’ils essayaient d’effacer un peu plus Elena Darkan. J’ouvre péniblement mes yeux et remarque que j’ai été ramenée dans ma cellule. À l’évidence quand bien même doit le regretter Assic, je ne suis pas morte. La compresse qui a été apposée sur mon visage apaise quelque peu les maux de tête qui pulsent douloureusement dans mon crâne. Je tente de lever mon bras, mais celui-ci retombe mollement. Je suis encore trop faible.
- Reste tranquille, m’ordonne-t-on.
C’est à ce moment-là que je remarque la personne qui se trouve à mes côtés. Mon esprit légèrement comateux m’empêche d’avoir les idées claires et pourtant cette voix me semble si familière. Peu à peu, mes yeux s’habituent à la lumière ambiante et je le reconnais. Mon cœur manque un battement et mon corps se redresse brusquement. Enfin, il émet un sursaut, sans quitter le lit où je suis couchée. Je déglutis péniblement avant de parvenir à articuler :
- Qu’est-ce que tu fais là, Vincent ?
- Je te soigne, me répond-il le plus naturellement du monde.
Je m’apprête à riposter, mais une douleur au fond de ma poitrine m’empêche. Un râle traverse mes lèvres tandis que je subis impuissante le mal qui me compresse les côtes. Vincent sort un flacon de sa sacoche. Je reconnais tout de suite le produit. Mon bras semble avoir retrouvé un peu de vigueur et je le repousse d’un geste sec.
- J… Je ne v… veux pas de ta mor… phine, articulé-je presque agonisante.
Même avant d’intégrer la section médicale, je me suis toujours refusée de prendre cette saleté. Je préfère encore endurer mille souffrances plutôt que de devenir dépendante à cette horreur. J’ai bien vu la vitesse à laquelle Hans est devenu accro après avoir été contaminé par le Projet.
- Cela te soulagera, insiste-t-il. De plus, je n’ai pas le droit de te donner quoi que ce d’autre. Ils craignent que cela fausse les tests.
La pression dans ma poitrine se relâche quelque peu et je parviens enfin à respirer plus facilement. Le silence s’éternise, plus malaisant qu’autre chose. C’est moi qui finis par réengager la discussion.
- Je te trouve bien calme, ricané-je. Ces hommes me détruisent et toi tout ce que tu me proposes, c’est de la morphine.
- Estime-toi heureuse. Les autres cobayes n’en ont pas le droit.
Toutefois, celui-ci n’insiste pas et range la petite bouteille dans son sac. Je le fixe un moment. J’ai l’impression d’être face à un inconnu et cela ne me plait absolument pas. Une angoisse remonte en moi et le visage d’Hans m’apparait. Il m’avait mis en garde en ce qui concernait Vincent. Et s’il avait eu raison depuis le début ? Et s’il nous avait trahis ? Cela pourrait expliquer qu’il se trouve ici à me soigner comme si rien ne s’était passé. Maintenant que le doute est ancré, impossible pour moi de penser à autre chose.
- Dis-moi, Vincent. Comment as-tu fait ?
- Fais quoi ?
- Ne fais pas l’innocent avec moi ! Tu nous as… »
Mon interlocuteur plaque sa main sur ma bouche et pose un doigt sur ses lèvres. Je comprends alors qu’il est lui aussi soupçonné par les gens de la base, mais à l’évidence il a réussi à les duper. Je secoue mollement la tête pour lui signifier que je ne dirais rien. Un éclair de soulagement traverse son regard et il retire lentement sa paume de mon visage.
- Tu es brulante, dit-il avec calme.
Tout en parlant, il sort son calepin et écrit hâtivement quelque chose dessus. L’instant d’après, il me fourre le texte devant les yeux. Avec difficulté, je parviens à lire. Depuis votre fuite, je suis sous écoute.
- À boire, ordonné-je pour éviter que le silence s’éternise trop longtemps.
Il porte un verre à mes lèvres d’une main et de l’autre continue à griffonner sur le papier. J’avale goulument le contenu en mettant la moitié à côté. Je ne me rendais pas compte à quel point ma gorge était si sèche. En reprenant le gobelet Vincent me montre la suite, je poursuis ma lecture. Je ne t’abandonne pas. Laisse-moi le temps pour trouver une solution. Je croise son regard et articule silencieusement. Combien ? Pour toute réponse, il secoue la tête. Mon cœur se serre et l’abattement me gagne. Je ne suis enfermée dans la section que depuis une semaine, mais pour moi, cela pourrait déjà avoir duré un an. J’ignore si je serais capable de supporter encore longtemps ce calvaire. Soigneusement et sans faire de bruit, Vincent plie la feuille avant de la glisser sur sa langue et de l’avaler. Il se penche vers moi et murmure si bas que je doute d’avoir tout saisi :
- Tu es quelqu’un de fort, Elena. Ne l’oublie jamais.
J’ai l’impression que cela fait une éternité que je n’ai pas entendu mon prénom. Si j’en étais encore capable, je crois que j’en aurais les larmes aux yeux. Malheureusement, ils restent secs, indubitablement secs. La main de Vincent enveloppe la mienne. J’ai beau bouillir de l’intérieur, mes doigts sont glacés. Il s’apprête à se lever, mais je le retiens. Il me lance un regard interrogateur. Après avoir pesé le pour et le contre, je ne pense pas que cette demande lui porte à préjudice. Si c’est le cas, je lui fais confiance pour la détourner subtilement. Je passe ma langue sur mes lèvres qui sont toutes craquelées.
- Assic s’est mis en colère, car d’après les tests, j’étais asymptomatique, dis-je d’une voix tremblante. Tu peux m’expliquer ?
Il secoue la tête d’un air navré.
- Ces tests sont confidentiels.
Comprenant que je n’obtiendrai rien de plus, je me tais. Un dernier regard de la part de Vincent, un pauvre sourire, puis il se dégage. Je l’observe quitter la pièce et claquer la porte derrière lui. À l’évidence, il ne peut se permettre de demeurer trop longtemps ici. Ma solitude me revient au visage de plein fouet. Je retire le tissu qui se trouve toujours sur mon front. Tiède et moite, il ne m’apporte plus aucune fraicheur. L’étau sur mes côtes semble se resserrer et ma respiration se fait pénible. Le produit d’Assic doit encore faire son effet. Prudemment, je me recroqueville sur moi-même. Mes muscles protestent, mais je les ignore. Toute mon attention est rivée sur cette douleur dans la poitrine qui me compresse. J’ai beau la masser, cela ne passe pas. Pire, j’ai l’impression que cela empire. Mes ongles s’enfoncent dans le matelas trempé de sueur où je suis couchée, alors que ma bouche s’ouvre dans un cri silencieux. Je n’ai pas d’autre choix que d’attendre et c’est ça le plus pénible.