Ce n’est pas la première fois que je vois Tim. Lorsque Tellin m’avait envoyé espionner les rebelles, il était dans le groupe au fond du trou. Toutefois, étant donné qu’il faisait nuit noire, je n’avais pas pris vraiment la peine de m’attarder sur son profil. Et pourtant, face à lui, cela me saute aux yeux. Quand j’observe le visage de Tim, j’ai l’impression de voir deux personnes. Si ses yeux m’ont fait un choc, ses traits m’ont terrifié. À travers lui, je vois Elena, mais surtout le maréchal Darkan. Après qu’Isis a quitté la tente, Tim se contente de s’assoir sur l’une des chaises de la pièce. Il s’empare d’un verre rempli d’un liquide transparent et le porte à ses lèvres. Je le fixe sans bouger, patientant que le rebelle termine de boire. Toujours calmement, il repose ce qu’il tient en main et tourne enfin son visage vers moi.
- À voir votre expression, vous vous méfiez de moi. Je me trompe, Hans ?
- Qui êtes-vous ? articulé-je lentement.
- Je pense que vous le saviez, sinon vous ne me poseriez pas cette question.
- Honnêtement, je ne vous connais pas. J’ignore les liens que vous entretenez avec les membres de la famille Darkan, mais s’il y a bien une chose dont je suis certain c’est que vous ressemblez étrangement au maréchal.
Une moue moqueuse traverse les traits de Tim avant que celui-ci retrouve son sérieux.
- Approchez, Hans. Je n’ai aucune envie que ce secret arrive aux oreilles de n’importe qui. J’ai toujours pris soin de le cacher. Voyiez-vous les Darkan n’ont pas bonne presse ici.
Du plat de la main, il tape le siège qui se trouve à ses côtés. Sans un mot, je m’exécute. Le silence se prolonge avant que mon interlocuteur se décide à le briser :
- Inutile de tourner autour du pot, je me doutais bien que je n’arriverais pas à vous berner. Si les anciennes victimes d’Assic n’ont jamais vu Friedrich, cela fut votre cas.
Je peux m’empêcher de montrer ma surprise quant à la manière dont Tim appelle le maréchal. Que ce soit Elena ou Luna, jamais celles-ci ne sont permises de le nommer autrement que par sa fonction et les rares fois où cela ne l’était pas, c’était un très sobre « père ». Bien que toujours méfiant face à cet homme, une certaine curiosité émerge en moi. S’il savait que j’aurais des doutes pourquoi avoir tout de même décidé de me rencontrer ?
- Cela m’est arrivé, dis-je.
- Je ne vais pas vous le cacher plus longtemps, Hans. Friedrich est mon grand frère.
Face à cette annonce, je ne réagis pas. Tout simplement parce que je ne comprends pas. Comment le frère du maréchal s’est-il retrouvé à la tête des rebelles ? Je fixe l’homme en face de moi dont les traits sont si semblables à mon ancien chef. Devant mon silence, Tim me demande :
- Vous avez l’air perdu, Hans.
Je passe une main sur mon front en me retenant de rire bêtement.
- C’est le moins que l’on puisse dire.
Je relève la tête pour croiser le regard de mon interlocuteur.
- Qui est au courant pour vos origines ? Honnêtement, j’ai beau avoir vécu près de sept ans à la base, je n’ai jamais entendu parler du fait que le maréchal avait un frère.
- Quand il y a un fruit pourri dans une corbeille, on fait tout pour s’en débarrasser, se contente de me répondre l’homme en face de moi.
- Et pour les rebelles ?
- Ici, seuls ceux qui me connaissent depuis longtemps. On évite d’aborder le sujet avec les nouveaux arrivants qui ont été victimes des expérimentations d’Assic. Le choc risquerait d’être trop brutal s’ils apprenaient que j’appartiens à la famille de celui qui les a torturés.
- Cela se comprend, reconnais-je.
L’attitude de cet homme me dérange de plus en plus. Je ne parviens pas à saisir où il veut en venir avec moi. Je décide de passer outre cette méfiance et de le questionner :
- Pourquoi faites-vous cela ?
L’expression de mon interlocuteur se durcit quelque peu.
- Pour la simple raison que j’ai toujours désapprouvé les actions de Friedrich.
Il semble si sincère, pourtant je ne peux m’enlever l’idée qu’il y a quelque chose dans ses propos qui posent problème. Je ne peux pas croire qu’il s’est rebellé uniquement pour cette raison.
- Et si vous me racontiez ce qu’il s’est passé, ai-je le culot de demander.
Tim me contemple un moment en silence. Son expression neutre m’empêche de savoir exactement à quoi il pense.
- Vous ne me croyiez pas, finit-il par lâcher.
- Honnêtement, je reste perplexe, lui confessai-je.
Le rebelle laisse échapper un long soupire tout en se calant dans son siège.
- Difficile de faire confiance. Pour tout vous avouer, c’est également mon cas vous concernant. J’ai entendu le rapport d’Anna sur votre fuite et je dois admettre que de nombreuses choses m’échappent. Comment avez-vous fait pour vous enfuir aussi facilement ? Comment Tellin vous a-t-il retrouvé si rapidement ? Tout cela semble beaucoup trop simple.
Il aborde enfin la question de ma loyauté. Je me demandais bien quand il allait le faire. Cela m’étonne d’ailleurs qu’il ne l’ait pas fait avant ses révélations sur sa famille. Il se redresse de son siège.
- Je vous propose un marché, Hans. Vous me racontez votre histoire et si je vous crois, je vous narre la mienne.
- Ce n’est pas un marché, me contenté-je de répliquer.
- Appelez ça comme vous le voulez. Alors ?
- Et si jamais, je ne parviens pas à vous convaincre ?
- Je ne prendrai aucun risque, me donne-t-il pour seule réponse.
Je m’accorde un temps de réflexion. Qu’est-ce que j’ai à y gagner ? Enfin, je devrais davantage me demander. Qu’est-ce que j’ai à y perdre ? Tim vient de me rappeler que même si j’ai renoncé à ma fonction de militaire, il y a peu j’en étais encore un. Cette semaine, j’ai pensé à ce que je désirais faire. J’ai revu mes priorités, même si pour certains cela n’a aucun sens. Désormais, pour moi, seule Elena m’importe. J’en ai presque oublié la maladie qui se trouve en moi. De plus, en découvrant que pour certains rebelles, cela faisait des années qu’ils s’accommodaient au virus, j’en suis venu à espérer que cela soit également mon cas. Étrangement, depuis ma fuite, les crises se sont espacées. Peut-être que le remède de Vincent était-il le bon ou en tout cas en bonne voie ? J’ai donc décidé de m’occuper d’abord d’Elena et je compte bien me servir de tous les moyens à ma disposition pour la sortir de la base. La solution la plus sérieuse est de rester au sein des rebelles. Ce sont eux qui me permettront d’atteindre mon but le plus facilement. Seul, je n’y arriverais pas. Et pour ça, je dois prouver à Tim qu’il peut me faire confiance.
- Très bien, dis-je.
Sans attendre une quelconque réaction de mon interlocuteur, j’entame le récit de mon engagement à l’armée jusqu’à ma désertion des années plus tard.
Quand j’ai terminé de parler, près de deux heures se sont écoulées. Tim s’est tu pendant tout ce temps. Il me tend un verre d’eau que j’accepte avec gratitude. C’est la première fois que je me dévoile autant à quelqu’un. Je dois avouer que comme Elena, j’ai plutôt tendance à me refermer lorsque l’on me demande d’évoquer mon passé, même si mon histoire n’a rien d’exceptionnel comparé à ce que d’autres ont vécu. Toutefois comme la fois où j’ai raconté à ma compagne mes souvenirs avec Anna, je me sens presque soulagé de l’avoir fait avec Tim. Je ne me rendais pas compte à quel point, la base nous obligeait à nous cacher.
- Fascinant, murmure mon interlocuteur.
- Vous ai-je convaincu ?
J’ai intérêt à ce que cela soit le cas, sinon je ne donne pas cher ma peau. Un sourire se dessine sur ses lèvres.
- On peut dire ça. Juste une dernière question, Hans. Pourquoi avoir refusé l’offre de Tellin ?
- Je vous l’ai dit. Je ne pouvais plus accepter qu’il se serve de moi de cette façon. Si Elena ne m’en avait pas empêché, je l’aurais abattu.
- Regrettez-vous de ne pas l’avoir fait ?
- Oui et non, mais je pense avoir pris la bonne décision, mentis-je.
Un hochement de tête. À l’évidence, il approuve. Le silence s’installe à nouveau entre nous avant qu’il ne soit brisé par Tim.
- Comme convenu, je tiendrais ma promesse.
Je me détends enfin quelque peu. Il se lève pour se rapprocher de la table où il dépose plusieurs objets dessus, un dossier et une photo. Je le regarde faire sans oser l’interrompre.
- Connaissez-vous l’histoire de la famille Darkan ?
- Vous êtes renommés dans votre milieu. Toutefois, je dois admettre que j’en sais très peu, avoué-je. Ne venant pas d’une famille de militaire, je ne me suis jamais vraiment préoccupé de ce sujet. Contrairement à d’autres, je n’ai pas choisi cette carrière pour le prestige.
Tim laisse échapper un ricanement. À l’évidence, ma réponse doit l’amuser.
- Je ne vous blâme pas et vous comprends parfaitement, il n’y a rien de très intéressant. À dire vrai, peu de personnes la connaissent. Y comprit, parmi les membres de mon propre clan.
Il empoigne la photo qui se trouve sur son bureau et me la tend. Je m’en empare et la place devant mes yeux. Trois officiers posent dessus. Si je devine Tim et le maréchal, l’homme qui trône au centre m’est inconnu. Toutefois en voyant sa ressemblance physique avec les deux frères, j’en déduis qu’il doit s’agir du père. Mon interlocuteur me le confirme d’un hochement de tête. Il me reprend le cliché des mains, le contemple un instant avant de le ranger.
- Dans ma famille, il est de tradition de s’enrôler dans l’armée à notre majorité que nous soyons homme ou femme. Bien que quelque peu réticent, cela fut également mon cas.
- Pourquoi avoir accepté ?
- Question d’honneur. Nous avons beau vivre dans une société moderne, les Darkan ont très à cœur leur héritage. Un pas de travers et vous êtes bannis à vie. Croyez-moi, je n’étais pas stupide au point de me mettre mon entourage à dos. De plus, je dois reconnaitre que malgré mes oppositions, j’étais fier d’avoir ma place dans ce milieu.
Je repense à Luna et Elena. Elles aussi ont dû rentrer dans le moule familial. Je comprends maintenant aisément pourquoi le fait qu’Elena soit une bâtarde est aussi lourd à porter. Avec une famille pareille pas étonnant d’être rejeté pour ce que l’on est.
- Je me suis donc engagé, poursuit Tim en me sortant de mes réflexions. Les premières années furent relativement calmes. Je montais dans la hiérarchie et tout se passait bien. Toutefois, il a fallu d’un scandale pour que l’on bascule de l’autre côté. Le maréchal Scierso a trahi le gouvernement en place en informant les pays voisins contre une coquette somme de plusieurs milliards nos avancés militaires dans le domaine médical et de l’armement. Je ne vous cache pas qu’il fut rapidement intercepté et éliminé. Mon frère et moi avons été chargés de cette mission.
- Pourquoi me racontez-vous cela ?
- À l’époque, Scierso était le dirigeant de votre ancien lieu de travail. Pour service rendu à la nation, Friedrich devint maréchal et fut nommé à la place de Scierso à la tête de la base. En ce qui me concerne, j’ai été promu major général et aie été affecté aux côtés de mon frère.
Il s’accorde un instant de silence comme perdu dans ses pensées. Reprenant ses esprits, il continue :
- Pour mon ainé, cela représentait un immense honneur. Déjà à l’époque, la base possédait une certaine renommée et bon nombre de soldats souhaitaient y travailler. Sur le coup, je fus heureux d’être envoyé là-bas. Toutefois, j’ai vite déchanté. Je ne vais rien vous apprendre sur le fait que ce centre mène des recherches bactériologiques. C’était également le cas à ce moment-là.
- Le Projet 66 ? demandé-je.
- Non, il fut initié par Friedrich près de trois ans après sa nomination. Quelques mois suivants notre arrivée, le gouvernement a engagé le docteur Assic, alors jeune prodige scientifique dans le domaine de la virologique et de la bactériologie. Dans le plus grand secret, il avait fait part aux dirigeants du pays de ses recherches dans la conception d’un virus. Il demandait un lieu de travail et carte blanche pour ses études.
Je retrouve dans la manière dont Tim raconte son récit, le ton neutre d’Elena quand elle aborde un sujet délicat. Il tente à se détacher le plus possible des évènements. Mon interlocuteur porte son attention sur moi.
- Avec l’affaire Scierso, cette offre fut du pain bénit pour le gouvernement qui vit dans ce virus un moyen de pression pour calmer les ardeurs des pays voisins qui avaient bénéficié de notre savoir. Assic s’est vu accepter ses demandes et il nous a donc rejoints.
- Et il est toujours dans la conception de son virus ? m’exclamé-je choqué par les propos de Tim.
- Bien sûr que non ! Voyez-vous s’il est aisé de créer un virus, il est beaucoup plus délicat de trouver son remède. Assic du fait de ses recherches était déjà bien avancée dans la création et au bout de deux ans, c’était fait.
Une sueur froide me parcourt, car une réalité commence doucement à s’immiscer en moi.
- Depuis combien de temps, Assic cherche-t-il le remède ?
- Près de 26 ans, lâche Tim après une courte réflexion.
Je me frotte le visage pour tenter de calmer la tension qui s’accumule de plus en plus. Je ne peux pas croire ce que j’entends.
- Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas mis fin à tout ça ?
- À partir du moment où il avait donné son aval, il ne pouvait plus faire marche arrière. J’ai bien essayé de convaincre mon frère de la dangerosité de ce projet, mais il ne m’a jamais accordé la moindre attention. Dans un premier temps, j’ai préféré me taire, mais après je n’ai plus pu.
- Parce qu’ils ont commencé à se servir d’être humain ? m’enquis-je à tout hasard.
- Non, cela n’avait pas encore été décidé. Quelqu’un m’a ouvert les yeux. Elle s’appelait Théa.