Chapitre 46

Assise à croupetons devant un feu léchant un vilain pot de terre, l'ermite noire touillait une mixture assez déplaisante. Son toit, conformément aux indications d'Aloysius, n'était qu'une loge sommaire et croulante : une antique armature de branchage s'affaissait sous une épaisse couche de feuilles mortes, coagulées par l'humidité, noires et visqueuses. En nul endroit on ne pouvait s'y tenir debout. Annwn y pénétra sur les genoux, mains plongées dans l'humus. Sous elles craquaient de petits os pourris. A l'intérieur, presque rien, une gamelle, le pot de pierre sur son trépied, noir de crasse et de fumée, et une paillasse gluante.

La femme avait la peau si noire qu'on la distinguait à peine, dans la poix de son logis de fortune. Mais Annwn repéra ses yeux, injectés de sang, qui bouillaient d'une fièvre à peine humaine. Elle n'en avait presque plus l'usage, l'avait prévenu Aloysius, et pourtant, elle déchiffrait les vieux écrits mieux que quiconque. Après ce trajet pénible, Annwn priait que ce fut vrai. Elle aimait la compagnie de la forêt et de la belle étoile, mais les Vents s'étaient levés, et une tempête effroyable l'avait enveloppée la veille au soir, sans crier gare. Sa bête avait voulu rebrousser chemin, et elle avait dût mettre pied à terre et la tirer par les rênes, marchant toute la nuit. Son vêtement fut trempé de pluie, et le vent lui rappelait à chaque instant en s’immisçant dessous comme un métal glacé.

L'ermite retira du brouet infâme un morceau de viande bouillie, grise. Du hérisson. Elle entreprit de la manger, mastiquant tout, peau, tendons, osselets, qu'elle crachait ensuite sur le sol. La femme dépiauta tout le hérisson, sans un mot mais à grand bruit, suçotant les cartilages, croquant dans le squelette à grands coups de mâchoire, mâchonnant les os, la bouche ouverte, comme un animal. Annwn prit son dégoût en patience et attendit. L'archiviste l'avait alertée : ne pas prendre la parole en premier. Respecter le rythme de la femme. Pas d'urgence qui ne tienne dans les confins de la forêt d'Alysse.

« Deux visites... en deux jours... Les Vents apportent du changement... »

Ce n'était pas une voix, c'était un écho émanant du sol, des arbres, de la hutte pourrie, des reliefs de repas qui jonchaient le sol. Des milliers de paroles susurrées d'un ensemble, modelées dans l'air et la terre, qui dégouttaient sur le corps d'Annwn, et ne prenaient pas forme dans ses tympans, mais pénétraient dans les pores de sa peau.

« Je m'excuse de vous déranger encore, Grande Dame, je ne...

– Dame ? Daaaame ?... »

Les voix maintenant sifflaient comme des serpents, et l'ermite se mit à hoqueter en un rire répugnant. Et avec elle, la forêt entière semblait se gausser. Annwn aurait pu jurer que dehors, les arbres tordaient leurs branches dans leur hilarité.

« Pas de dame qui tienne ici... Personne ne traverse la forêt d'Alysse pour me faire des courbettes… Que veux-tu … pour avoir ainsi défié les Vents ?

– Une traduction », répondit Annwn. Si l'ermite ne voulait pas de ses politesses, elle n'insisterai pas. De toute façon l'issue serait la même... « Une formule en dolménite, qui me reste opaque.

– Dolménite... Langue des divines... Les hommes veulent donc... réapprendre à lire ? » et la femme se gaussa à nouveau, découvrant des dents plantées en tous sens dans des gencives aussi grises que sa viande bouillie, « Et que m'offres-tu en échange ? »

Aloysius n'avait pas anticipé cela. Qu'offrir à cette sorcière, tout en yeux et en dents, qui ne déclencherait pas rires et sarcasmes ? Elle semblait s'accommoder de vivre en sauvage, nulle richesse qui ne tienne à ses yeux, assurément... Le fumet dégoûtant vint agacer les narines d'Annwn.

« Du gibier. Quelque chose de plus … gouleyant que vos hérissons.

– Eeeh... Moins sotte qu'il n'y paraît... Reviens donc avec une bête... juste saignée... et je lirai pour toi. »

Le lièvre débusqué d'une flèche fut aussitôt dépecé et cuit. Bouilli dans la même eau grise et puante. Le silence réinvestit la loge, et Annwn comprit qu'elle n'aurait pas de réponse avant que la proie soit cuite et avalée. La patience la quittait, mais elle ne dit mot. Elle avait cherché le texte sa vie durant. Elle pourrait attendre quelque heures encore. La voracité de l'ermite n'en était pas moins surprenante. Impossible de distinguer les contours de son corps, cependant. Était-elle famélique, corpulente ? Cela importait peu, en réalité, Annwn tuait seulement l'ennui. L'ermite se rassasia.

« Donne donc... ta jolie comptine... »

L'ermite saisit le rouleau, sans se préoccuper du sang de la bête qui lui empoissait les mains. Sous les marques sanglantes, une partie du texte disparut, et Annwn se crispa. Mais l'ermite ne lisait pas avec les yeux, là encore Aloysius avait vu juste. Les tâches de sang n'avaient aucune incidence. L'ermite fit défiler ses doigts sur les caractères, comme s'ils avaient été en relief, gravés dans une pierre.

« C'est... une très vieille comptine ça... très puissante... Bien plus que celle que m'a amenée hier... ton semblable...

– Un Prieur du lac, je l'ai croisé. Les voyez-vous souvent ? »

L'ermite dévoila ses gencives dans un rictus simiesque, et les échos se firent plus intenses.

« Je vois... qui veut me voir... Les choses qui doivent arriver... arrivent... Comme ce que tu es réellement venir m'offrir... en plus de ce dernier repas... »

La nuit était tombée quand Annwn put enfin quitter le taudis, dont l'intérieur n'était plus noir, mais tapissé de rouge sang. Elle laissa le fine-lame que lui avait offert Aloysius sur place, entre les doigts de l'ermite. Elle n'avait montré aucune résistance. La longue plaie sanguinolente qui traversait sa gorge lui dessinait son dernier sourire.

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Isapass
Posté le 05/03/2018
C'est juste parfait... d'abord la description de la cabane, bien flippante et dégueu (j'ai une affection particulière pour la paillasse gluante). Ensuite la vieille ermite et son repas mettent bien en appétit. On imagine la belle Annwn là-dedans... faut vraiment qu'elle en veuille ! Mais on sait déjà qu'elle ne s'arrête pas à ça, depuis le coup de son repas de coeur cru, la précédente fois où on l'a suivie.
Et ensuite son assassinat. Très bien amené, avec la phrase du dernier repas ! Et le dernier sourire : j'adore !
Mais on sait toujours rien sur cette formule ! grrrr...
Allez, un peu de pinaillage : 
"Son vêtement fut trempé de pluie, et le vent lui rappelait à chaque instant en s’immisçant dessous comme un métal glacé." : et le vent LE lui rappelait. Sinon on sait pas ce que le vent lui rappelle.
"Pas d'urgence qui ne tienne dans les confins de la forêt d'Alysse." : je crois qu'on dit plutôt "Pas d'urgence qui tienne" 
"Annwn aurait pu jurer que dehors, les arbres tordaient leurs branches dans leur hilarité. " : je suis pas totalement convaincue par cette phrase. On a déjà compris l'idée avec celle d'avant, et "hilarité", personnellement, ne m'évoque pas l'idée de rire sinistre et grainçant du reste.
"Comme ce que tu es réellement venir m'offrir... " : VENUE m'offrir 
Olga la Banshee
Posté le 05/03/2018
Remarques très justes as usual !
Cette phrasse avec "hilarité", je l'ai bcp réécrite, et effectivement, me convainc pas des masses... 
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