Aaron jeta un coup d’œil par dessus la rambarde du balcon de sa royale chambre, surplombant la cité. De cet observatoire privilégié, il contempla quelques instants le résultat de ses vingt dernières années aux commandes des 4 duchés et profita de l’air chaud ambiant.
Haut dans le ciel, le soleil était à son zénith, indiquant l’heure précise où les élèves quittaient les bancs de la prestigieuse Académie d’Élite, que l’on désignait plus communément à Isorialys comme « l’Académie ». L’établissement étant unique en son genre, on ne risquait pas de le confondre avec un autre en s’y référant avec ce terme générique.
Il se rendit une nouvelle fois compte des bienfaits de sa prise de pouvoir. Même si, en rétrospective, il avait dû sacrifier ce que nul homme ne devrait en aucun cas sacrifier, les royaumes prospéraient comme jamais auparavant. Il ne nourrissait donc pas de remord. Il n’y avait plus de lieu de culte pour abrutir les Isorians ni leur faire gaspiller du temps à entretenir des croyances ridicules.
Grâce à lui, la jeunesse isorianne ne dépendait plus des enseignements dogmatiques sophians, mais bénéficiait de l’expérience de Sophistes rompus dans l’art de l’argumentation, de la géographie, la science ainsi que les divers autres sujets comportant de réels enjeux sociétaux. L’histoire s’intégrant naturellement à ces sujets, il avait évidemment pensé à employer des Mémorians. Il avait bien sûr fallu s’assurer de leur loyauté. On n’avait pour cela accepté d’engager que des Mémorians prêts à intégrer l’Ordre des Sophistes. Aaron n’était pas stupide. Il savait bien qu’interdire la religion sophianne ne tuerait pas la croyance elle-même. Les idées ne s’assassinent pas. Il avait donc joué ses cartes plus finement, de façon à décourager les plus fidèles adeptes de Sophie, les effrayer, leur faire perdre espoir... La Purge avait fonctionné à merveille en ce sens, bien qu’en arriver à de telles extrémités soit regrettable.
La fin justifiait toutefois les moyens. Son sommeil conservait donc parfaitement ses vertus, en dépit de ces actes que des langues affûtées auraient jugé barbares. Il subsistait pourtant encore un pilier de l’ancienne religion d’état qu’il souhaitait voir s’effondrer. Il fallait impérativement qu’il s’en débarrasse afin d’affranchir enfin entièrement les pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif de la blessure qui les gangrenait depuis plus d’un millénaire.
Annoncer sa décision au Conseil des Onze ne serait pas une mince affaire. Bien qu’il se contrefiche de leur opinion en la matière, puisque le dernier mot lui revenait, il devrait se montrer prudent. Sous-estimer l’influence des individus éclairés qui siégeaient au plus près du pouvoir – qu’il avait lui-même choisis – ne lui serait d’aucun secours. Il devrait formuler ses phrases, organiser son propos avec la plus grande attention afin de les persuader. Rien ne serait laissé au hasard.
Son regard se posa sur les jardins en contrebas, où les feuillus se balançaient tendrement au gré du vent. Leur existence ne relevait pas d’une de ses décisions mais il pouvait se vanter de leur apparence actuelle. Les paysagistes royaux avaient été quelque peu réticents au changement, car ils ne reflétaient pas la structure traditionnelle, centrée sur la déesse. Il avait cependant insisté, et il avait bien fallu qu’ils cèdent. Autrement, d'autres auraient accepté, à leur place. La modernité ne pouvait céder aucune place à des balivernes, et sa position ne pouvait concéder la moindre parcelle de terrain à l’indécision ou la défiance.
Toutes les formes superbement taillées dans les haies, les escaliers de pierre ou encore les sculptures et fontaines, étaient désormais symétriquement disposées. Là où l’on trouvait un élément dans la première partie, on trouvait son double dans la seconde.
Maël frappa à la porte, interrompant la contemplation du souverain. Il répondait toujours présent à l’appel de cet homme qu’il vénérait. Ce travail lui offrait une place de choix dans la société, même s’il était condamné à rester dans l’ombre. Il ne se préoccupait nullement de cet inconvénient, comblé de servir Aaron II.
« Vous m’avez fait demandé, votre Majesté ?
— En effet. Veuillez vous asseoir, Maël. J’ai grand besoin de vos talents de scribe et, plus tard, peut-être aussi des dons dissimulés sous votre plume.
— J’exécuterai les ordres de sa Majesté.
— Cela va de soi. Ce que je vais vous dicter doit, cela va sans dire, rester confidentiel. Les faits ne sont pas encore avérés mais, croyez-le bien, ils le seront sous peu. Lorsque nous aurons terminé, vous assisterez au conseil comme si je ne vous avais rien dévoilé. Vous choisirez ensuite deux messagers, parmi les espions en qui vous avez le plus confiance. Je veux qu’ils remettent le billet que vous leur confierez en mains propres au Duc de Sofys. Me suis-je bien fait comprendre ? »
Le scribe se contenta d’acquiescer. Le roi avait confiance en lui, autrement il ne ferait pas si souvent appel à ses services. Il n’avait par ailleurs aucune raison de trahir cette confiance. Il trempa donc la plume dans l’encrier et transcrivit les paroles du monarque.
* * * * *
« Madame. Messieurs les conseillers. Asseyez-vous. »
Aaron II conservait, depuis ses premiers pas dans la peau d’un prince, le malin plaisir d’asseoir sa suprématie par des gestes aussi triviaux que celui-ci. Une session du Conseil des Onze ne pouvait pas s’initier sans sa permission. S'il devait s’absenter, – pour une partie de chasse, par exemple – la reine avait l’autorisation de superviser la séance mais, bien souvent, Margot ne s’y aventurait pas. La politique l’ennuyait à en mourir. Ce n’était donc que par absolu nécessité qu’elle accomplissait ce devoir. Le reste du temps, Aaron rédigeait simplement un billet – ou le faisait rédiger par son scribe – pour que ses conseillers puissent procéder avec les nouvelles quotidiennes.
Les réunions journalières n’avaient un intérêt que très limité, puisque des nouvelles bouleversantes n’atteignaient pas le palais toutes les vingt-quatre heures. Aaron croyait cependant fermement que le monde n’attendrait pas s'il se produisait quelque chose de grave.
Aussi grave que l’annonce qu’il devait confier aux sept conseillers siégeant à la table en forme de demi-lune, forme choisie pour qu’il soit seul face à ses subordonnés et qu’il soit clair qu’il présidait. Explicitement.
Seuls trois conseillers manquaient à l’appel, puisqu’ils s’occupaient de leurs duchés respectifs : Sokratis, duc de Sofys ; Daegan, duc de Nordys ; et Alexandre, duc de Nastria, mais également son fils aîné. Ils étaient évidemment excusés des séances régulièrement tenus, puisqu’ils avaient leurs propres territoires à gérer, mais ils conservaient une place d’honneur lorsqu’ils étaient de passage ou que des décisions importantes devaient être prises. Dans le deuxième cas, Aaron envoyait généralement un messager pour convoquer ses conseillers, mais cette fois-ci ferait exception. Il savait que le seigneur de Sofys n’approuverait pas son choix et il ne pouvait pas se permettre que sa voix sème la confusion aujourd’hui. Sokratis était un orateur d’exception dont il se serait volontiers débarrassé mais il avait jusque-là refusé de mettre en péril leur alliance à cause de jugements personnels. Le royaume devait rester uni.
Aaron ne nota l’absence d’aucun autre membre. Mélionianze, son expert magique et scientifique, était assi directement en face de lui, à sa place habituelle, à droite de Thomas, Mémorian avisé, et à gauche de Lucien, l’économiste du palais. Kilionyrde, Grand Sage et chef-suppléant du parti sophiste, et Samia, Grande Experte et chef du parti sophiste, siégeait l’un à côté de l’autre, à l’extrémité droite de la table. À l’extrémité gauche, enfin, on trouvait Maël, scribe et espion personnel du roi, ainsi que William, son chef des armées en second.
« Madame. Messieurs. L’ordre du jour, je vous prie.
— La Sixième n’a pas plus d’informations à nous délivrer, votre Majesté, annonça Mélionianze. Mes mages l’ont interrogé tant qu’ils l’estimaient nécessaire, mais nous n’avons rien obtenu de nouveau. Elle s'entête à nous dire que le supplice du Portail tuerait n’importe lequel d’entre nous, ce qui ne coïncide pas avec les informations que vous nous avez ordonné de vérifier. À l'en croire, même un Maître ne survivrait pas en traversant le Mur Portail.
— Merci, Mélionianze, vous pouvez vous rasseoir, dit Aaron au conseiller qui s’était levé. Nous rediscuterons cette problématique dans un second temps. Déis est forte, il n'est pas étonnant qu'elle résiste. Cela doit cependant rester secret. La Sixième n'a pas idée des informations que nous possédons déjà. Inutile de vous dire ce qu'il adviendrait si l'un de vous avait la brillante idée de divulguer ce genre de secrets à des Sophians. Bref, continuez, qu'en est-il de l'économie ?
— L’économie ne s’est jamais mieux portée, votre Majesté, commença Lucien. Le déficit accumulé sous le règne de... Je veux dire, nous n’avons plus de déficit. Les caisses du royaume se remplissent enfin à une allure convenable grâce à la nouvelle politique commerciale mise en œuvre et nos nombreux efforts.
— Ah ! Voilà une information que je suis heureux d’entendre ! Quand pourrons-nous organiser un tournoi pour fêter cela ?
— Dans quelques mois, certainement, votre Majesté.
— Parfait! Autre chose ?
— Une Sentinelle a été aperçue, votre Majesté, reprit Maël.
— Développez.
— Des rumeurs circulent au sein de mon réseau d’espions. La Sentinelle du Commencement serait de retour sur le Grand Continent, votre Majesté. Et elle était accompagnée d’un individu que mes hommes n’ont pas su identifier. Des rumeurs inquiétantes circulent déjà à son sujet, cependant.
— Où a-t-elle été aperçue ? Et dans quelle direction allait-elle ?
— Mémorys, votre Majesté. Elle a été aperçue vers Mémorys.
— Je veux une armée sur place. Qu’elle marche jour et nuit s’il le faut, mais interceptez-là ! Une telle menace ne peut pas être ignorée. Quant à ceux qui l'accompagnent, ne faites pas de quartier. Nous ne pouvons prêter cas à des rumeurs, mais ne soyons pas négligents.
— Votre majesté, se permit Mélionianze, vous serez dans ce cas satisfait d’apprendre que mes expériences furent concluantes. Des prototypes sont prêts à être détachés sur le front. Ils devraient augmenter considérablement les chances de vos hommes.
— Parfait, vous avez bien travaillé Mélionianze. William, faites également recruter des Ombres. Tous les moyens sont bons mais débarrassez-moi de la Première.
— Il sera fait selon vos désirs, votre Majesté.
— Samia, qu’en est-il de l’éducation des jeunes d’Isorialys.
— Notre jeunesse étudie sérieusement dans tous les domaines. Vous le savez évidemment déjà, mais votre décision de donner les rênes aux Sophistes fut sage.
— Rien de neuf, par conséquent. Inutile de répéter ce que nous avons évoqué aux séances précédentes. Merci Samia. J’ai désormais une décision dont je souhaite vous faire part, et qui conclura fort bien cet entretien. »
Aaron laissa le silence apposer son sceau dramatique sur l’atmosphère, avant de continuer.
« Je ne vous ferai pas de grand discours, aujourd’hui. Non, ma décision est prise et je suis convaincu qu’elle est notre meilleure possibilité. Il y a vingt ans, ceux d’entre vous qui étaient présents m’ont soutenu pour accéder au trône et éliminer ceux qui n’ont que trop longtemps empêcher notre territoire de s’améliorer, notamment en termes de technologie. Vous avez, dans la majorité des cas, encouragé mes projets durant toutes ces années. Je vous demande de ne pas faire exception maintenant en vous opposant à ma ferme résolution. »
Nouveau silence.
« Je veux vous offrir un monde libéré de la religion sophianne. Totalement et non partiellement. »
Silence encore.
« Madame la Grande Experte. Messieurs. Mes chers conseillers. Je vous propose de piétiner sauvagement la dernière lueur d’espoir, le dernier symbole officiel des Sophians qui foule encore le sol du royaume. »
Il avait violemment accentué le mot « sauvagement » car il se doutait bien que cela ferait son petit effet. Un dernier silence aiderait ses paroles à s’imprimer clairement dans l’esprit de ses auditeurs avant qu’il ne finisse.
« L’heure est venue de jeter aux oubliettes les restes du passé. L’heure est venue d’attribuer à notre époque toute la modernité qu’elle mérite. L’heure est venue d’exécuter Déis. »
Le Mémorian Supérieur fut le seul à réagir, tandis que les autres étaient de marbre.
« La Gardienne de Temporys ?! Votre Majesté, vous n’y pensez pas ! Nous ne pouvons pas souiller notre gouvernement d'un tel crime, ni tâcher ainsi votre règne ! Déis est la gardienne et garante de la paix depuis des centaines d'années, elle est absolument intouchable.
— Vos craintes sont entendables, mon cher Thomas. Croyez-vous toutefois que la relâcher soit une meilleure solution, maintenant que nous avons déjà violé le précédent traité interdisant de la capturer ? Croyez-vous également que laisser une Sophianne de son envergure dans la nature soit raisonnable ? Prendriez-vous ce risque ?
— Votre Majesté...
— Répondez à ma question ! Prendriez-vous ce risque, Thomas, l’interrogea Aaron impérieusement.
— Non... votre Majesté.
— Pendant un instant, j’ai presque cru déceler des pulsions de trahison dans vos yeux, Thomas. Que cela ne se reproduise plus.
— Non, mon roi. Cela ne se reproduira plus.
— Non, en effet. Mémorys est un lieu de savoir, et les Sophistes chérissent le savoir plus que tout. Je tiens à ce que vous sachiez que c'est à cela que vous devez votre siège au Conseil des Onze, Thomas. Je sais en revanche très bien où se situe l'allégeance des Mémorians et je ne prendrai aucun risque avec vous. Vous autres, que le sort de Thomas vous serve d'exemple s'il vous venait un jour à l'idée de passer du mauvais côté de l'échiquier. »
Aaron n'eut pas à effectuer le moindre geste. Quatre Cristaux en armure entrèrent à l'instant précis où il finissait sa phrase comme si la scène avait été répété de nombreuses fois avant la véritable représentation. Ils attrapèrent le Mémorian Supérieur qui ne chercha pas à se débattre. Il n'avait aucune chance face à des soldats de métier, il n'était qu'un érudit rompu à l'étude de l'histoire.
Aucun conseiller ne prit le risque de commenter cette arrestation de quelque façon que ce soit. Ils se concentrèrent plutôt sur le sujet que leur avait imposé Aaron II.
— Comment souhaitez-vous procéder, mon roi, demanda Samia, pragmatique. La mise à mort sera-t-elle publique ? Quelle sentence lui réservez-vous ? Sera-t-elle jugée ?
— Un jugement ne sera pas nécessaire. Les preuves sont accablantes à son encontre, nous ne nous tracasserons pas avec de telles formalités. Cela pourrait même jouer à notre désavantage. Non, ses tendances sophiannes la condamnent d’avance, et elles sont déjà de notoriété publique. Quant à sa sentence...
— Le supplice du Portail me paraît être l’unique solution pour une personnalité de son rang, mon roi, pensa Samia à haute voix.
— Vous avez raison, madame la Grande Experte. Sa mort ne serait pourtant pas immédiate, du fait de son statut de Sentinelle. Nous ne pouvons pas prendre le risque qu’elle survive, peu importe l’univers où elle disparaîtrait. Si elle revenait, nous courrions au désastre.
— Que suggérez-vous donc, votre Majesté ?
— Il est temps de faire savoir au peuple que nous connaissons le point faible des Sentinelles. Nous allons détruire Déis. Publiquement.
* * * * *
« As-tu rempli ta mission ?
— Oui, personne ne se doute de rien, répondit Aaron, allongé sur son lit deux places où il dormait seul depuis quelques jours, en prévision de cette entrevue organisée avec faible précision.
— Quand mourra-t-elle ?
— Demain. Le temps joue contre nous, rien ne peut être laissé au hasard. Les Sentinelles ne pourront pas intervenir, ce sera trop précipité.
— J’en déduis que tu sais pour Rose. Cela faisait longtemps que je n'avais pas ressenti sa présence sur le Grand Continent. Cela faisait également longtemps qu'une telle concentration de magie ne s'était pas faite sentir. Il est fort probable que le fils d'Aurore soit arrivé aux alentours du Bois du Passé. Mais ça aussi, je suppose que tu t'en doutes.
— C’est mon devoir de savoir ce genre de choses.
— Tu ne savais pas pour Aurore. Ni le Mur Portail. Ni son fils...
— Et toi non plus je te le rappelle ! Personne ne savait pour le Mur Portail. Même les Sentinelles, fort probablement. Pas toutes, en tout cas. Ne me dis pas ça comme si tu avais plusieurs coups d’avance ! Sophie nous a devancé là dessus, mais elle le paiera cher. Qu'en est-il de ta mission ?
— Aurore ne troublera plus tes cauchemars. Quant à son fils... J’en fais mon affaire, ne t’inquiète pas. Je sais où il est. J'attends juste le bon moment.
— Comment ce gosse sans pouvoir a-t-il pu te filer entre les doigts ?
— Le silence de Déis est bien plus regrettable que tu ne le penses.
— Que veux-tu dire ?
— Il y avait une autre Sentinelle dans l’Autre Monde.
— COMMENT, s’exclama Aaron ! Qui était-ce ? Qui ?! Et comment avons-nous raté cette information ?
— Ophélie. C'est elle qui l'a aidé. Tu penses bien que sa mère a refusé de parler et je n'ai trouvé sa maison qu'après son départ. C'est la magie qu'Ophélie a utilisé qui m'a permis de la localiser, mais il était déjà trop tard. Aurore avait bien vieilli d'ailleurs, j'ai eu plus de mal que je n'imaginais à la trouver et à la reconnaître. D'autant plus que son aura n'était plus tout à fait la même, comme si elle n'était plus vraiment une Sentinelle.
— Tu as observé Aurore et son rejeton pendant plusieurs jours sans jamais passer à l'action, c'est ça que tu veux dire ? Ton incompétence ne connaît-elle donc aucune limite ?
— Écoute, Aaron. Je n'allais pas prendre le risque de tuer un innocent, ne t'en déplaise. On ne connaissait pas son fils. Je sais désormais à quoi il ressemble et ai la certitude qu'il s'agit bien de lui. Si ce n'était pas son fils, les Sentinelles de Sophie ne feraient pas autant d'efforts pour le protéger. Elles ne l'auraient pas non plus amené en Isoria. Crois-moi Aaron, sa venue nous arrange.
— Peu importe. Ce qui est fait, est fait. L’exécution de Déis dissuadera les plus courageux de se rallier à la cause du gamin, s’il se fait connaître. Mais je compte sur toi pour que nous n’en n’arrivions pas à de telles extrémités.
— Es-tu prêt à affronter les conséquences de son exécution ?
— Nous nous y préparons depuis vingt ans. Je n'ai qu'une hâte, c'est de voir ce qu'il va vraiment se passer. J'ai déjà fait un certain nombre de préparations, bien sûr. Déis a toujours préservé un équilibre dans le sens des Sophians. Il est temps que cela cesse. En la tuant, nous tuerons le symbole d'équilibre qu'elle représente et créerons inévitablement un climat de conflit au moins aussi violent que celui de 1701. Les Sophians qui ont survécu à la Purge vont inévitablement avoir très peur dans un premier temps, puis il est plus que probable qu'ils se rassemblent progressivement. Ils se sentiront menacés et les créatures qui se sentent en danger résistent toujours, à leur façon. Les Sophians vont très certainement s'organiser sur le Territoire de Sophie, c'est le seul endroit où ils se sentent encore en sécurité. Mais nous aurons du temps, ne t'inquiète pas. Les duchés sont du côté de leur roi et l'Académie a fait du bon travail avec la génération montante. La jeunesse ne se retournera pas contre le pouvoir en place, convaincue du bien fondé de mon action. Tu connais le dicton : Ce sont les vainqueurs qui écrivent l'Histoire. Je m'attends à ce que Sokratis réunisse rapidement ses vassaux, mais probablement pas dans un premier temps. Il ne le fera que pour se protéger. S'il savait qu'un autre héritier était en vie, ce serait plus problématique. Mais ce n'est pas le cas, nous avons veillé à ce que cette nouvelle ne se répande pas. Là-dessus, tu as bien joué ton rôle et la DGSI1 aussi. Oui, la DGSI a vraiment fait un travail remarquable. Irréprochable même.
— On dirait que tu as tout prévu.
— Je l'espère. Car il se peut que la victoire ne soit pas aussi simple. Si Sokratis apprend trop rapidement qu'un héritier direct est en vie, il pourrait faire circuler des rumeurs plus gênantes que des mouvements de troupe. Je me contrefiche qu'il rassemble son armée, il n'osera jamais bouger ses pions en premier. Il n'est pas fou. Il sait très bien qu'il ne peut pas gagner contre moi tant que j'ai une majorité parlementaire et trois autres duchés de mon côté. Et puis la population des îles ne s'est jamais trop sentie concernée par la politique du Grand Continent, il ne pourra donc pas compter sur de tels alliés.
— Et que ferez-vous une fois que des rumeurs de révolution commenceront à émerger ?
— Pour l'instant, rien. Une fois que Déis sera morte, il n'y aura plus personne pour garder Temporys. Sokratis sera perçue comme la figure contestataire numéro une, mais je ne suis pas encore sûr que l'attaquer soit une bonne idée. Je n'ai pas encore décidé. S'il attaque, il prend le risque de perdre, vois-tu ? Il me fournirait également un prétexte idéal pour l'anéantir une fois pour toutes. Mais s'il n'attaque pas, il perdra sa crédibilité. Et bien évidemment, il ne pourra pas maintenir une armée trop longtemps. Cela coûte bien trop cher de nourrir autant d'hommes, entretenir leur équipement, les payer... Oui, Sokratis n'a aucun intérêt à ce que la situation ne dure trop longtemps. Il finira pas accepter de discuter.
— Je ne vois pas trop pourquoi tu voudrais discuter avec Sokratis. Si tu veux éradiquer toutes les figures pro-Sophie, je ne suis pas certaine que ce soit la bonne stratégie.
— Comme je te disais, je ne suis pas encore sûr. Pour chasser définitivement Sophie du Grand Continent, l'idéal serait d'avoir Sokratis de notre côté. De cette façon, on pourrait s'arranger pour qu'il renonce à sa religion et inspire d'autres à faire de même. Le tuer ne serait pas forcément une fin suffisante. Sinon, tu penses bien que cela fait longtemps que je l'aurais fait assassiner. Il faut encore que j'y réfléchisse.
— Et s'il déclarait l'indépendance du Duché du Territoire de Sophie ?
— Ce n'est pas impossible. Ce serait pénible et je devrais considérer une contre-attaque militaire bien plus sérieusement. Mais nous n'y sommes pas encore. Pour l'instant, concentrons-nous sur l'exécution de Déis. Tant que j'y pense, tu ne te serais pas occupée du cas d'Ophélie lorsque tu était dans l'Autre Monde ?
— Non, Aaron. Sa mort n’était pas utile. Tu le sais très bien. Et elle ne faisait pas partie de ma mission.
— Il va pourtant bien falloir se débarrasser d'elle. Sa présence là-bas m'inquiète. Elle m'inquiète d'autant plus que l'on ne sait pas pourquoi elle est restée en arrière. Elle aurait pu accompagner l'enfant, pourtant elle a préféré rester. Comme si elle avait encore un rôle à jouer à cet endroit précis.
— Ophélie n'a jamais été une Sentinelle très dangereuse, il se peut que Sophie la maintienne simplement à l'écart.
— Hmmm... Je ne dis pas que c'est impossible mais j'ai du mal à le concevoir. Elle n'était qu'un grain de sable sur ton chemin et elle a tout de même en partie déjoué notre plan initial. Il faut s'attendre à tout. Écoute, on ne peut rien laisser au hasard. Lorsque tu auras fini ta mission actuelle, je veux que tu retournes dans l'Autre Monde. Tâche de découvrir ce qu'elle prépare et si elle est trop gênante, tue-la.
— C'est toi qui décide. Je n'aime pas l'idée mais c'est vrai que ce serait dommage d'échouer par sa faute.
— N'oublie pas de m'envoyer un message lorsque tu en auras terminé avec le gamin.
— Fais-moi confiance, c’est comme s’il était déjà mort. »
La femme remit alors le capuchon qui dissimulait sa longue chevelure lisse et rouge puis disparut dans la nuit.
Quand il dit
"Madame la Grande Experte. Messieurs. Mes chers conseillers. Je vous propose de piétiner sauvagement la dernière lueur d’espoir, le dernier symbole officiel des Sophians qui foule encore le sol du royaume"
On se fait tout de suite une idée du personnage !