Si Fylynx fut secouée par les divers changements d'allure, il n’en montra rien. Couché en boule sur la croupe de Douce Nuit, il ne bougea pas d’un poil jusqu’à l’entrée de la ville où il sauta à terre avec souplesse. Il se faufila alors agilement dans des allées dont Nathan ignorait évidemment l’existence, leur faussant compagnie.
« Ne te préoccupe pas de lui, Nathaniel. Il se débrouillera parfaitement bien sans nous. Fylynx est un être libre et, malgré sa taille peu imposante, je ne doute pas qu’il saura se défendre. Il n’en a pas l’air mais ses yeux malicieux ont vu de nombreuses batailles. Ce n’est pas dans un endroit pareil que je m’inquiéterais pour mon compagnon. »
La cité isorianne ressemblait davantage à un monastère fortifié qu’à une ville, ce qui surprit Nathan. Cela expliquait toutefois le manque d’inquiétude quant à l’absence de son chat. Les remparts faisaient plusieurs mètres de haut, lui rappelant les forteresses de l’époque médiévale de ce que les Isorians appelaient l’Autre Monde. Il s’attendait à quelque chose de sensationnel, à un lieu rempli d’animation où il serait compliqué de circuler dans les rues tant elles abonderaient d’individus aux origines variées.
C’est en réalité l’opposé qui se présenta à lui. Lorsqu’ils eurent passé le pont-levis, c’est le territoire d’érudits qu’ils foulèrent. Ils se heurtèrent à la froideur de l’accueil d’intellectuels en permanence plongés dans leurs livres, déchiffrant quelque ancienne histoire qui ne pourrait typiquement fasciner qu’une élite coupée de la réalité. De rares habitations parsemaient les parties est et ouest de la ville, ainsi qu’une auberge et quelques commerces.
Ils poursuivirent leur avancée jusqu’à la place centrale où, finalement, Rose aperçut un visage familier. Elle salua Sarah chaleureusement de sa main droite et descendit de sa jument.
Les deux Sentinelles partagèrent alors une étreinte amicale comme si elles ne s’étaient pas revues depuis plusieurs années. Rose s’exclama la première :
« Par Sophie ! Je suis si heureuse de te revoir Sarah !
— Moi de même, Rose ! Je n’ose pas imaginer combien de temps ça fait.
— J’ai bien peur que ça ne remonte à...
— Oui. Probablement dans les alentours de 1701. C’était une époque autrement plus sombre qu’aujourd’hui, je le crains. Mais oublions ça pour l’instant, tu es là et c’est tout ce qui compte ! Est-ce une lueur d’espoir que tu m’apportes sur son cheval ?
— Oui, Sarah. Il est temps de finir cette courte aparté et que l’histoire reprenne son cours. Le jeune homme qui te fait face est celui que nous avons tant attendu : Nathaniel. Son destin serait un bien lourd fardeau pour un seul homme mais, la déesse soit louée, il ne le portera pas seul. Allons, Nathaniel, ne sois pas timide ! »
Écoutant attentivement la conversation de Sarah et Rose, Nathan les rejoignit à l’appel de son nom. Sarah reprit, rabrouant gentiment son amie :
« Tu n’utilises pas la forme de politesse ? Rose, même si ce n’est pas officiel, il est notre futur souverain ! Tu ne peux pas t’adresser à lui comme à n’importe qui.
— Ce n’est pas dans les formules de politesse que se forge le respect, ma chère. Je ne crois pas non plus devoir m’incliner devant qui que ce soit. N'oublie pas que c'est moi la plus vieille ici ! Et puis, Nathaniel est comme nous. Il comprendra, lorsqu’il aura atteint un âge aussi avancé que le mien, à quel point certains détails linguistiques entravent les vraies relations.
— Comme toujours, tu as raison, n’est-ce pas ? Bref. Je vous souhaite la bienvenue Nathaniel. Comme vous l’avez compris, je suis Sarah, la Quinzième et Gardienne de la Mémoire d’Isoria. Je suis sûr que votre court séjour parmi les Mémorians se prouvera bénéfique et instructif. Je compte toutefois qu’il le soit, car telle est la mission que m’a confiée Sophie. Je pense que vous serez de mon avis : cet endroit est idéal pour que vous vous familiarisiez aux terres isoriannes.
— Personne ne te dérangera ici, ajouta Rose. À part moi, mais c’est pour la bonne cause. »
Ne sachant quoi répondre, Nathan demeura silencieux quelques instants sous les regards inquisiteurs des deux amies. Il finit par dire simplement :
« Merci Sarah. C’est aussi un honneur pour moi de vous rencontrer. »
Sarah lui décocha un sourire en guise de réponse et se tourna vers Rose :
« Sais-tu combien de temps vous comptez rester ?
— Pas plus d’une dizaine de jours. Ce n’est qu’une question de temps avant que l’Usurpateur n’envoie ses espions à nos trousses. Si nous sommes chanceux, autrement j’ai bien peur que ses assassins les plus efficaces ne soient déjà sur nos traces. J'ai évité de me faire remarquer en venant jusqu'ici en utilisant aussi peu de magie que possible, mais l'arrivée de Nathaniel hier soir ne sera pas passée inaperçue.
— Cela ne me laisse que peu de temps pour faire son éducation, tu t’en rends bien compte, n’est-ce pas ? Peut-être qu’ils ne savent pas pour Nathaniel…
— Il nous faut bouger nos pions rapidement Sarah, nous n’avons pas le choix. J’ai aussi pris mes précautions au cas où ils nous trouveraient trop rapidement. Je ne me permettrai aucune naïveté et je te suggère de faire de même. Je connais Aaron. Il sait. Je le sens. Il bouge habilement ses pions. Presque trop habilement. La mort d'Aurore a précipité l'arrivée de Nathaniel en Isoria, il se pourrait même que cela ait été son plan depuis le départ. L'assassin d'Aurore court toujours et la magie qui a permis à Nathaniel de nous rejoindre aura probablement rameuté la moitié des mages du Grand Continent. Nous ne pouvons rien laisser au hasard. »
Cette dernière affirmation jeta un blanc sur ces retrouvailles prenant un aspect plus sombres qu’anticipé par Nathan. Rose ne le laissa pas s’éterniser :
« Il faudra que tu me montres les recoins secrets de Mémorys. Cela fait si longtemps que je ne suis pas venue que je ne me rappelle plus de grand-chose, reprit-elle. Mais trêve de bavardages ! Je propose que l’on se désaltère, que l'on mange, puis...
— Vous souhaitez certainement vous reposer, anticipa l’érudite. J’ai fait préparer des quartiers pour toi et Nathaniel. Ce ne sera pas une suite du palais d’Isorialys mais nos appartements sont très confortables, en dépit de leur simplicité.
— Ils conviendront parfaitement, n’en doute pas ! Je pourrais dormir sur un rocher actuellement. »
Les commentaires ironiques de Rose revenaient régulièrement, ponctuant ses conversations. Elles donnaient une nuance amusante dans les situations les plus désespérées, elle le croyait fermement. Elle remerciait régulièrement Sophie dans ses prières de l’avoir créée avec un sens de l’humour aussi aiguisé que ses facultés guerrières et le tranchant de son épée.
Ils pénétrèrent dans l’enceinte du château. Du côté gauche, un nouveau mur dissimulait les jardins et, droit devant eux, se tenait ce qui serait leur résidence pour les prochains jours. Après avoir confié leurs montures aux palefreniers, Sarah les guida jusqu’à leurs chambres respectives.
Lorsque Sarah lui révéla la pièce où il coucherait pour les nuits suivantes, l’expression traité comme un roi prit tout son sens. Habitué à se laver tous les jours, il apprécia d’avoir une salle de bain rien que pour lui à l’intérieur de laquelle se trouvait une baignoire carrée de la taille d’une petite piscine. Les draps de son lit avaient dû coûter particulièrement cher compte tenu du motif brodé sur le dessus. Il représentait un majestueux phénix à l’aura enflammée, les ailes dépliées.
Nathan prit soudain conscience de ce que l’on attendait de lui. Garçon évoluant dans l’ombre depuis sa plus tendre enfance, il se voyait propulsé future altesse royale. Il peinait à croire que le sang d’un roi et d’une Sentinelle coulait dans ses veines mais il devait concéder à Rose et Sarah que ce qu’il vivait avait un caractère extrêmement réel. Il s’imaginait difficilement renverser le pouvoir en place ou encore être un meilleur gouvernant que Aaron II, mais les trois gardiennes d’Isoria qu’il avait rencontrées jusqu’ici croyaient en lui dur comme fer. Il était inconcevable qu’il déroge à cette règle. Il serait très attentif à l’évolution de sa situation et ne prendrait aucune décision hâtive.
Il craignait fort devoir placer une confiance aveugle entre les mains de Rose et Sarah en attendant que tout s'éclaircisse.
* * * * *
Un valet vint frapper à sa porte quelques heures après sa séparation avec les deux Sentinelles. Sarah le convoquait à la bibliothèque et le serviteur le guiderait.
Nathan ne se serait pas perdu dans ce qui ressemblait davantage à une ligne droite qu’à un interminable dédale de couloirs, mais il ne dit rien et emboîta le pas du timide adolescent venu le quérir. La bibliothèque se trouvait dans la partie la plus reculée du château, à l’abri des regards inquisiteurs indésirables.
Ils ne tardèrent pas à l’atteindre. Il remercia alors le jeune valet puis se focalisa sur la pièce se tenant devant lui. Le plafond voûté à plus de sept, peut-être même huit mètres de hauteur, conférait une stature impressionnante à ce lieu de savoir. La largeur de la pièce était tout aussi importante. Des colonnes la séparait en deux parties, géométriquement coupée en son centre. De chaque côté, une infinité d’étagères s’accumulaient dans la longueur et gardaient des ouvrages dont l’ancienneté faisait l’unanimité. Au centre, des rangées de tables d’études alignées parallèlement aux extrémités attendaient sagement qu’un curieux ne les foule, déchiffrant de vieilles écritures à la lumière de la bougie placée au milieu de chaque plateau.
Sarah apporta une pile de livres qu’elle posa lourdement sur l’une des tables à l’avant de la bibliothèque. Elle rompit ensuite le silence :
« Vos appartements sont-ils à votre goût, Nathaniel ?
— Vous plaisantez ? Je n’oserais jamais critiquer un tel luxe quand des gens meurent de faim et dorment sous les ponts !
— Des gens dorment sous les ponts chez vous ? Quelle drôle d’idée ! Enfin, attendez de voir Isorialys. Mémorys est un village ridicule en comparaison. Nous n’avons pas une population de bâtisseurs ici mais, comme vous l’avez constaté, d’intellectuels. J’ai fait ce que j’ai pu pour offrir un peu de gloire à cette ville mais la construction de cette bibliothèque n’est qu’une broutille lorsque l’on contemple celle de la capitale du Carré. Mais peu importe, je ne vous ai pas convoqué ici pour parler d’architecture mais pour discuter de votre éducation. Pour commencer, j’aimerais savoir ce que Aurore vous a dit sur Isoria. »
Nathan hésita puis joua la carte de la franchise :
« Rien. J’ai appris son existence il n’y a de cela que deux jours.
— Deux jours ? Deux jours… »
Silence.
« DEUX JOURS ! MAIS PAR SOPHIE ILS SONT TOUS FOUS ! FAUT-IL ALORS QUE JE VOUS ENSEIGNE EN MOINS DE DIX JOURS TOUTE L’HISTOIRE ET LA GÉOGRAPHIE DE CE MONDE DEPUIS L’AN 0 !? »
Gêné, Nathan ne sut quoi répondre. Il aurait volontiers dit à Sarah qu’il savait tout si cela avait pu alléger sa tâche mais il lui fallait comprendre au plus vite dans quel pétrin il s’était fourré. Cela n’impliquait pas de prise de raccourcis.
Au bout de quelques minutes, Sarah cessa de gesticuler dans tous les sens, relâcha sa tête qu’elle tenait à deux mains et expira longuement :
« Bon ! Nous n’avons pas une seconde à perdre. Vous venez d’arriver, je ne vous forcerai pas à ingurgiter la totalité de notre histoire ce soir. Je vous parlerai simplement de ce que Rose m’a dit vous avoir raconté en un peu plus de détails, puis je vous expliquerai le Rituel du Corvus. Vous seriez né le siècle précédent, son exécution ne presserait pas autant, mais je crains qu’il ne faille le faire dès demain matin, aux premières lueurs du jour. »
Nathan buvait les paroles de la Sentinelle. Quelques questions naquirent tandis qu’elle discourait mais il ne l’interrompit pas, attendant patiemment que les réponses émergent des phrases qu’elle énonçait:
« Commençons par la raison de votre présence en ces murs aujourd’hui. L’événement dramatique qui a provoqué la réaction en chaîne résultant en la mort de votre mère est la Purge. Retenez bien cette date. On vous l'a peut-être déjà brièvement expliqué mais, en 1701 DS, l’année de votre naissance, Aaron II s’est débarrassé de son frère, Arthur III, à l’aide d’un puissant poison à base de plantes que l’on ne trouve que dans le Bois du Passé. Inutile de préciser que le dernier verre de vin de votre père fut son dernier et qu’il fut succédé par des heures durant lesquelles Aaron acheva un plan minutieusement orchestré.
« Il s’avéra que depuis toutes ces années où Arthur avait confiance en son frère à l’ambition démesurée, ce dernier planifiait un coup d’état, avec le soutien des Sophistes. Nous connaissions une période de paix si longue que personne ne s'y attendait. Pas même les Sentinelles. Nous avons tous été pris au dépourvu et, ce qui s’est ensuivi, personne ne pouvait l’empêcher. Aaron avait arrangé un couronnement rapide avec les parlementaires de son côté mais, pour que cela fonctionne, il lui fallait éliminer l’opposition. Les membres du parti sophian ont donc tous été accusés de trahison sans véritable motif. Le nouveau roi a alors ordonné la chasse des Sophians dans toute la capitale d'Isorialys. Ce fut un massacre. Une abomination telle que l’on en avait plus vu depuis des siècles, les Sophians ayant tous été majoritaires jusque-là. Les Isorians ont commis bien des horreurs au cours de leur histoire mais une telle traîtrise... il n’existe pas de mot suffisamment fort pour l’exprimer. Il va sans dire que ce drame ne s'est pas limité aux frontières du Carré. Nombre de Sophians ont été tués de sang froid dans les autres régions : Thorneast, Nastria et la Nouvelle Orden ont eu leur lot d'horreurs. Ceux qui ont réussi à fuir ont généralement rejoint le Territoire de Sophie. Trop peu y sont parvenus mais il y a tout de même eu une petite vague de migration dans cette région là. Comme vous pourrez l'imaginer, cela a provoqué des tensions très fortes entre Sofys et Isorialys.
« Je n’avais jamais vu Rose si confuse, lorsqu’elle est arrivée de la capitale. Elle d’habitude imperturbable... elle s’est effondrée devant moi à cette table où nous parlons, puis elle m’a racontée la catastrophe qui venait de se produire dans un mélange de colère et de tristesse inconsolable. Son impuissance avait été si totale qu’elle avait dû fuir... »
Sarah fit une pause. Des larmes perlaient sur ses joues tandis qu’elle se remémorait l’émotion de cette tragédie passée. Nathan en profita pour glisser une question :
« Je ne saisis pas. Quelle est la différence entre les Sophians et les Sophistes ?
— Les Sophistes sont d’abjectes personnages convaincus qu’ils détiennent la bonne parole. Ils prêchent à qui veut l’entendre que Sophie n’est qu’un tissu de mensonge, qu'elle n'existe pas. Notre régime politique se voulant démocratique, une place a été accordé à leur parti au parlement sous le règne d’Arthur Ier, il y a de cela environ cinq-cents ans. Les Sophians, quant à eux, soutiennent Sophie. Ils ont toujours été une majorité en Isoria, jusqu’à la Purge. Ils se terrent maintenant, de crainte d’être emprisonnés ou, pire, exécutés. Parmi ceux qui n'ont pas eu la possibilité de fuir, certains ont parfois même fait le choix de renier leur foi.
« Le sang des nôtres a coulé ce jour là, Nathaniel. Nous, les Sentinelles, sommes immortelles, mais pas invulnérables. Serviteur de la déesse, nous fûmes considérées comme un obstacle et éliminées au même titre que les Sophians siégeant au parlement. Il est vrai que nous sommes particulièrement difficiles à tuer, comme vous le découvrirez, mais, prises par surprise... certaines d’entre nous n’ont pas eu le temps de comprendre ce qu'il se passait. Nous avons ainsi perdu la Quatorzième, la Seizième, mais aussi la Onzième. Je sais que Millénia a chèrement vendu sa peau mais... nous allions célébrer son huit-centième anniversaire quelques semaines plus tard... Elle n'aura jamais la chance de souffler ses bougies. »
La voix de Sarah s’éteignit. Elle ne supportait pas d’en dire plus. Il fallait pourtant qu’il sache. Nathan devait absolument découvrir comment sa mère avait atterri dans l’Autre Monde. Il formula donc cette question à haute voix mais Sarah ne répondit pas immédiatement. Alors qu’elle essayait de reprendre ses esprits, une autre voix perturba cette scène pleine de souvenirs. Rose s’était discrètement faufilée derrière son dos :
« Aurore a souffert la première de l’assassinat de son mari. Elle se recueillait auprès du corps sans vie d’Arthur, dans la chambre de ce dernier, lorsque des Soldats de Cristal, plus vulgairement surnommés Cristaux, constituant la garde personnelle du roi, sont venus la chercher. Elle n’avait pas idée du danger qu’elle courait car elle ne savait pas encore que l’homme qu’elle aimait tant avait été empoisonné.
« Tandis qu’il la conduisait à la place centrale, Millénia, combattante aguerrie, s’est interposée. Si tu l’avais vu se battre, Nathaniel… Elle fut impitoyable et trois dizaines d’hommes sont tombés sous ses coups. Elle était cependant seule, elle ne put pas lutter lorsque les mages du palais lui barrèrent la route. Nous avons perdu une alliée précieuse ce jour là. Inestimable.
« Sur cette place Nathaniel, tu dois savoir qu’il existe une arche contenant un portail sans retour. Jusqu’à récemment, le peuple et l’aristocratie croyaient qu’il envoyait quiconque le traversait directement au Territoire Inconnu. Accusée de trahison comme les autres Sophians, ta mère a ainsi été condamnée au supplice du Mur-Portail. C’était une mort honorable pour une reine, selon les Sophistes, un traitement digne de son rang. C'était une exécution propre, tu comprends, sans effusion de sang. Comme si cela aurait réellement posé problème à Aaron. Il cherchait davantage à ménager ses relations politiques, à mon avis. Même s'il prétendait que les Sophians étaient tous des traîtres, le peuple aimait le roi et la reine. Leur mort devait, ne serait-ce qu'en apparence, être non-violente. »
Il s’interrogea quant à l’incroyable quantité de connaissances que possédait Rose en rapport avec l’événement. Elle ne pouvait pas avoir vu tout ce qu’elle lui racontait, cela impliquant qu’elle ait été à plusieurs endroits à la fois. À moins que…
« Qu’est-il arrivé ensuite ? »
Captivé par l’histoire, il eut soif de plus.
« Nous nous sommes cachés. Jusqu’à aujourd’hui. Évitant les routes et les villes le plus souvent que possible. Je suis restée ici quelques jours, sachant qu’ils ne toucheraient pas un lieu sacré tel que Mémorys, avant de voyager vers Estcereel. Déis non plus n’a pas bougé de Temporys. Ce temple, symbole de paix en Isoria dont elle est la gardienne, ne risquait rien. Puis elle nous a trahi.
— Je ne comprends pas pourquoi elle ferait une chose pareille.
— Il faut parfois accepter l’absence d’une explication rationnelle, Nathaniel. Les langues se délient souvent sous la torture. Déis a dévoilé à l’ennemi que le portail mène vers l’Autre Monde, et non le Territoire Inconnu. C'est la seule explication plausible à l'heure actuelle. Autrement Aaron n'aurait jamais su qu'elle était en vie. Déjà enceinte avant sa condamnation, Aurore représentait un danger potentiel. Se débarrasser d’elle est devenu une priorité d’état. Si les Sophians découvraient ton existence Nathaniel, tu leur redonnerais espoir. Ils entreverraient la fin du règne des Sophistes. Aaron veut absolument éviter une telle situation.
— Attendez ! Vous voulez dire qu’ils ont osé violer la symbolique de Temporys en capturant sa gardienne ? Pourquoi maintenant ? Cela ne signifie-t-il pas…
— Non. Pas encore. La nouvelle de sa capture ne s’est pas encore répandue. S’il venait à tuer Déis cependant, l’information ne pourrait pas être contenue et se transmettrait vite. Il nous faut éviter d’en arriver à de telles extrémités, car une nouvelle guerre s’ensuivrait inévitablement. »
* * * * *
À la fin de cette dense leçon d’histoire, Sarah lui avait brièvement expliqué le Rituel du Corvus. Lorsque les premiers rayons du soleil illumineraient sa chambre, il avait l’ordre de se rendre à la volerie.
Lorsque la lumière perça l’étoffe précieuse de ses rideaux, il bondit hors de son lit, s’habilla puis se rua à l’extérieur comme poussé par la force de sa destinée.
Sarah, Rose et Fylynx l’attendaient en bas des escaliers. Ils l’accompagnèrent jusqu’à la salle où on gardait les corbeaux voyageurs. La tâche qu’il lui incombait consistait simplement à choisir un volatile, lui accrocher un morceau de parchemin à une patte puis le relâcher. Les Sentinelles réunies prieraient alors Sophie pour qu’elle guide et protège son vol.
De ce que Nathan en avait compris, l'objectif du rituel était d'officialiser, d'annoncer la naissance d'une nouvelle Sentinelle à ses sœurs. Les Sentinelles étant généralement éparpillées aux quatre coins d'Isoria, la magie imprégnant le parchemin leur indiquait qu'il était l'heure de se regrouper. Toutes les Sentinelles n’ayant pas la possibilité d’utiliser la magie de déplacement, il était plus simple de se regrouper puis de prendre un navire pour effectuer la traversée jusqu’à l’Île du Commencement.
Si ce rituel n'était pas récent, il ne datait pas non plus de la Genèse isorianne. En effet, ce n'est qu'à partir de la naissance de la Quatrième, en l'an 301, que le besoin s'était fait ressentir et que les trois premières Sentinelles avaient eu l'idée de le créer.
Ne possédant que des connaissances rudimentaires en ornithologie, Nathan se sentit désemparé dès qu’il entra dans la volerie. Les corvidés présents se ressemblaient tous : Vêtus du plumage noir caractéristique du genre, distinguer leurs différences relevait de l’expertise, voire de l’exploit.
Fylynx lui porta secours :
« Si ça peut t’aider à prendre une décision Nathaniel, j’ai déjà vu cette corneille quelque part. Si d’aspect elle est obscure, son cœur est clair. Je le sens jusque dans mes coussinets.
— Suis donc les conseils du vieux chat, il te portera chance, Sarah lui souffla. »
Nathan se rangea donc à l’avis général et attacha le bout de papier à la patte de l’oiseau. Quand cela fut chose faite, il le laissa déplier ses ailes, puis décoller.
* * * * *
L’après-midi, Nathan rejoignit une nouvelle fois Sarah à la bibliothèque. Les prières ayant duré jusqu’à tard dans la matinée, il n’avait disposé que de peu de temps pour se détendre ou encore visiter les jardins de la forteresse. Ces derniers étaient d’ailleurs un lieu très relaxant. Ils étaient de taille modeste mais déjà grands par rapport à ce dont Nathan se souvenait de l’Autre Monde.
« Bienvenue à votre deuxième cours d’histoire, Nathaniel. J’espère que votre tête est bien reposée car j’ai plusieurs décennies à vous résumer. Je ne peux pas tout vous dire en une seule fois, ce serait indigeste, mais vous devez avoir une idée des périls qui se mettront sur votre route. Comme votre départ pourrait être précipité d’un jour à l’autre, vous en conviendrez qu’il vaut mieux ne pas procrastiner.
— Je vous écoute, dit Nathan.
— Excellent. »
Sarah fit de son mieux pour rendre sa classe aussi interactive qu’elle le put, de façon à ne pas ennuyer son élève. Sa concentration devait rester maximale autant que possible, il lui fallait donc que son enseignement soit irréprochable. Pendant des heures, elle lui parla de la création d'Isoria et répondit chaque fois qu'il avait la moindre question.
« Au premier jour, il n’y avait rien » fut la phrase qu’elle choisit pour introduire le sujet, « rien qu’une petite fille à l’imagination si fertile qu’une graine naquit de sa créativité débordante ».
Cette graîne, une fois plantée, grandit rapidement pour devenir la plus noble des fleurs :une rose piquant quiconque la toucherait sans le doigté qu’induisait sa classe. Le cycle de vie d’une fleur, que ce soit celui d’une rose ou n’importe quelle autre, est une fatalité que chacun connaît. La plante, qui aurait dû faner en son temps, continua pourtant de grandir, devenant un arbrisseau.
Cet arbrisseau poussa, puis poussa encore, devenant gigantesque. Plusieurs sobriquets se référaient à lui, dans la culture populaire : « l’Arbre des Trois Magies », « l’Arbre Originel » ou encore « l’Arbre du Commencement ». Ce dernier renfermait l’âme d'Isoria et bien plus encore. Selon certaines légendes, il protégeait le cœur de la déesse elle-même.
Il était écrit que Sophie avait créé le monde en trois jours. Certains historiens insistaient pour que le quatrième soit officiellement reconnu comme partie intégrante de la genèse mais, globalement, tous convenaient que l’essentiel de l’œuvre créatrice de la déesse s’était tenue sur trois jours. Le quatrième n’apportait que quelques détails mineurs, romançant légèrement un événement à la texture plus mythique que réel.
Il y eut un matin, et ce fut le premier jour : elle sema la graine originelle puis l’arrosa jusqu’à ce que son pouvoir domine son univers. Les océans se remplirent, des îles apparurent, la nature naquit…
Il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le deuxième jour.Elle donna vie aux Maîtres, demi-dieux immortels à la puissance démesurée. Ainsi ceux-ci eurent-ils le privilège de fouler la terre des origines.
Il y eut un soir, puis il y eut un matin : ce fut le troisième jour. Elle créa une femme à son image. Celle-ci devint la Sentinelle du Commencement. Ses capacités dépassaient celles du Maître le plus averti, car son rôle était de maintenir l’équilibre.
Il y eut encore un soir, puis il y eut encore un matin : ce fut le quatrième jour, finalement, Sophie se reposa, admirant simplement la splendeur de son œuvre, peignant parfois quelques nouvelles nuances de couleur avec son pinceau sur cette toile déjà si parfaite.
Selon les livres d’histoire, l’an 0 et les années qui s’ensuivirent se limitaient à la Genèse ainsi qu’à l’établissement des Maîtres sur l’Île du Commencement. Ces années de paix furent prospères. Un nombre incalculable d’enfants naquirent des unions entre les Maîtres, la magie se développait...
Parmi les événements les plus notables de cette période, Sarah lui intima d’en retenir seulement deux.
En l’an 2, Maître Léandre, homme de génie et personnage parmi les plus respectés, dessina la première carte d’Isoria. Cette dernière n’avait évidemment rien à voir avec celle que l’on connaissait en l’an 1721, puisque seules deux des Îles Brumeuses y étaient répertoriées : l’Île du Commencement et l’Île Blanche. Ce n’est que des années plus tard que les Maîtres découvrirent l’Île Rouge et l’Île Noire, les curieux cherchant à aller toujours plus loin dans leur exploration du monde et à repousser les limites de la cartographie de l’époque.
En l’an 3, c’est à dire seulement un an plus tard, le même Maître Léandre, toujours force de proposition, eut une idée plutôt révolutionnaire. Il faut imaginer qu’il n’y avait pas vraiment d’organisation politique ni quelque forme de société que ce soit, en ce temps. L’individualisme, la puissance du plus fort... voilà ce qui définissait en grande partie les interactions sociales. Ce fameux Maître eut donc l’idée qui changea radicalement la société puisqu’il suggéra aux autres d’unir toutes leur force, toute leur magie, afin de construire la plus belle des cités. Ce serait un chef d’œuvre d’art, de technologie, d’architecture… et les Maîtres pourraient y vivre en paix et en sécurité. Sa construction marquerait le fondement même de l’union entre les Maîtres, de leur volonté de vivre ensemble.
« Cette cité, première pierre du plus grand chef d’œuvre d’architecture que l’Isoria ait jamais connu, s’appelait Versaillys. Certains la surnomment également La Cité des Merveilles et, à en croire Rose, ce n’était pas à tort. Alors, Sarah marqua une pause, malheureusement, vous n’aurez pas la chance de la voir de vos propres yeux. Vous pourrez voir Estcereel, qui est déjà une ville tout à fait somptueuse, mais elle ne correspond pas à la description que vous pourriez trouver de Versaillys, de ses jardins, de ses démonstrations de magie élégantes, de sa majesté extravagante... En tant qu’historienne, je peux vous dire que je rêverais de la voir et je fonds de plaisir chaque fois que Rose m’en parle…
— Rose a connu Versaillys ?
— Oh oui, bien sûr ! Rose est la plus expérimentée d’entre nous, c’est un puits d’histoire et je crains que même en la retenant des semaines, des mois ou des années à Mémorys, je ne parviendrais pas à recenser la moitié des événements qu’elle a pu vivre ou dont elle a pu être ne serait-ce que spectatrice. Mais passons à la suite, si vous le voulez bien. J’en étais à…
— La fondation de Versaillys et l’union des Maîtres.
— Oui voilà, c’est cela même. Nous devons désormais aborder un épisode que tout Isorian qui se respecte connaît – la Première Guerre des Brumes – mais, pour cela, il va vous falloir comprendre quel mal rongeait les Maîtres à la racine. Si l’on devait récapituler en termes simples, de l’an 0 à l’an 30, les Isorians connurent une période de paix. Cela ne signifie pas qu’il n’y avait aucun conflit entre les Maîtres mais ils n’avaient pas de raison de se rassembler en des groupes aux convictions différentes pour se faire la guerre.C’est cela que je cherche à vous faire comprendre. En l’an 30, en revanche, quelque chose se produisit. Quelque chose qui changea l’intégralité du court de notre histoire. »
Sarah marqua une nouvelle pause, comme elle le faisait régulièrement tout du long de ses explications. Heureusement. Cela laissait chaque fois quelques secondes ou minutes de repos à Nathan et permettait à Sarah de mieux choisir ses mots, ainsi que d’imposer un certain effet dramatique à son unique auditeur.
La narratrice se leva et fit quelques pas autour de la table à laquelle ils étaient installées. Elle recommença à raconter un peu avant de se rasseoir :
« Quelque chose a changé en l’an 30. Oui. Voyez-vous Nathaniel, au cours de l’époque que nous avons nommé l’Âge 1, de l’an 0 à 30 DS, d’après les quelques témoignages que j’ai recueillis et l’étude que j’en ai fait, la magie était particulièrement forte. Bien plus qu’aujourd’hui, j’entends. En l’an 30, elle s’est soudainement drastiquement affaiblie, sans que l’on en connaisse vraiment la raison. Ainsi, nombre de Maîtres ont perdu l’accès à une ou plusieurs magies, comme si quelque chose s’était produit à la source, mais les historiens se disputent encore à ce sujet, inutile donc de rentrer dans ces détails-là. Aucun trace déterminante n’a vraiment été trouvé qui puisse donner raison à une conjecture plus qu’à une autre. Tout ce qu’il faut en retenir de votre côté est que c’est ainsi que naquirent les premiers mages puis, au fil des siècles, les Normys. Ces derniers, humains dépourvus de magie, représentent aujourd’hui la majorité des Isorians.
« Tant que l’on en est à parler de disputes entre historiens, je dois également vous dire que personne ne sait vraiment ce qui provoqua la première Guerre des Brumes avec exactitude. Les historiens se déchirent encore sur ses multiples causes. Bien des académiciens diraient simplement que la soif de pouvoir des Maîtres ne pouvait que mener à une guerre totale, mais je ne pense pas que cela soit aussi simple. Certains prêchent que les Maîtres n'étaient pas capables de tolérer la faiblesse et cherchèrent à éradiquer les mages. Ils auraient voulu éradiquer ce qu’ils considéraient comme un mal potentiellement contagieux. À la suite de l’affaiblissement général de la magie, d’autres défendent plutôt que ce sont des mages qui auraient sombré dans une jalousie excessive envers ceux ayant conservé leurs pouvoirs. Je ne suis pas non plus certaine que cela puisse expliquer une telle folie destructrice. Bref, personne ne sait trop qui frappa en premier, mais attribuer tous les maux de l’époque a un camp ou un autre n’est pas ce qui nous intéresse aujourd’hui. On retiendra surtout de ce conflit que, opposant les Maîtres et les mages, il fut dévastateur. Par sa longueur, non, puisqu’il ne dura qu’une année. Ce fut cependant suffisant pour que les deux camps payent un lourd tribu. Selon moi, la cause profonde de cette guerre est bien plus terrible. Personne ne sait vraiment ce qu’il s’est passé en l’an 31, année marquant le début du conflit. Comme si un acteur inconnu se tapissait dans l'ombre, prêt à... »
Lorsque Sarah cessa enfin de parler, le cerveau de Nathan était en ébullition. Aucune pause ne lui fut pourtant accordée, car Rose fit irruption dans la bibliothèque à cet instant précis. Elle semblait avoir choisi son moment avec soin pour interrompre Sarah, mais Nathan n'eut guère le loisir d'approfondir cette théorie.
Ça fait super plaisir de voir que tu continues à lire. Je n'ai pas beaucoup de lecteurs qui suivent cette histoire et les commentaires sur les chapitres après le prologue me sont vraiment très très précieux. Ce sont ces chapitres qui ont le plus besoin d'être travaillés.
Ce chapitre est très important dans mon histoire. Il pose une première fondation pour que l'on puisse suivre un minimum les événements et les comprendre avec au moins le même niveau de connaissance que Nathan. J'en dis beaucoup d'un coup, ce qui fait un chapitre très long, et en même temps le lecteur en sait toujours assez peu finalement. J'ai hésité à choisir ce format mais au final on continue à apprendre les choses en même temps que Nathan et ça a ses avantages, je trouve. Le statut de Sentinelle reste encore très flou, tu as raison...
C'est aussi assez pratique, j'admets, que Nathan apprenne les choses de cette manière. Cela me permet "d'enseigner" au lecteur ce qu'il doit savoir pour tout comprendre. Toute la difficulté, je trouve, réside dans le dosage. Ne pas trop en dire pour ne pas surcharger le lecteur d'infos (parfois superflues à un moment donné) et en même temps en dire suffisamment pour que ça reste intéressant.