– Chapitre 5 –

Quelque part dans la ville, Alethia tira le rideau jaune qui entravait sa fenêtre. À peine éveillée, déjà fatiguée, elle aurait tout donné pour pouvoir rester encore quelques instants aux creux de son sommeil réparateur.

Les yeux clos, elle se gorgea de la chaleur du soleil, à défaut de celle de ses draps. Un frisson parcourut sa peau.

Alors elle ouvrit ses paupières. Et elle vit la même image qu’elle voyait tous les matins. Immuable. Et elle se dit que c’était peut-être ça, de vivre. Voir chaque jour le même décor de l’autre côté de la vitre. Disque rayé lui renvoyant sans cesse les mêmes notes, rendant dissonante la plus belle des musiques. Mais finalement, se dit-elle, comme tous les matins, elle avait tout de même de la chance.

Car au loin se profilait l’Enfer. Un Enfer de métal, tout de gris, tout de noir. Un Enfer suspendu, s’accrochant au ciel pour ne pas sombrer dans l’abysse. Un Enfer lointain, mais trop proche à son goût. Un Enfer vertical.

Un Enfer que l’on nommait tour.

 

º • · .•. · • º

 

Au troisième étage du bâtiment 6, le bruit des discussions emplissait la salle à manger depuis une petite heure déjà lorsqu’Alimë et ses compagnons y entrèrent. Le matin, on y servait quelques boissons chaudes, café ou thé principalement, accompagnées de divers encas. Comme à son habitude, le jeune garçon commanda un café et s’installa à une table, accompagné des trois autres assistants de sa chambre, qu’il avait appris à connaître avec le temps.

En face de lui, Mirym pianotait sur la table tout en observant la ville d’Ageïra par la fenêtre. Elle était si grande qu’elle en paraissait proche, mais en réalité, aucune ville n’aurait jamais été bâtie à proximité des côtes. Surtout une ville de cette ampleur.

Au-dessus des immeubles, un immense toit protégeait les habitants des ravages de la pluie. Alimë ne pouvait se figurer un monde pareil ; un monde sans pluie ? Sans orages ? Avant que Seth ne lui en parlât, il n’aurait jamais imaginé que cela fût possible. Et pourtant, la ville se tenait devant ses yeux, droite et fière, concentration dense de bâtiments et de rues suspendues.

Mirym observait souvent la ville en silence. Il parlait peu de ce qu’il avait vécu avant de rejoindre la tour, mais Alimë savait qu’il avait accepté ce poste pour subvenir aux besoins de sa famille, sacrifiant ainsi ses chances de voir ses frères et sœurs grandir, abandonnant sa vie pour celles de ses proches, qui à présent se trouvaient bien trop loin de lui.

Lorsqu’Ana et Yael rejoignirent leurs deux amis à la table, portant deux plateaux bien chargés, ils trouvèrent deux rêveurs somnolant devant la grande paroi vitrée de la cafétéria.

– Fatigués ? s’enquit Yael.

Les deux jeunes garçons assis à la table se tournèrent simultanément, tirés de leurs réflexions.

– Pas plus qu’hier, je suppose… soupira Mirym en haussant les sourcils.

Alimë lui adressa un petit sourire, mi-amusé, mi-désolé, mais il se concentra bien vite sur ce qui, dans l’immédiat, l’intéressait le plus : son café, qu’Ana venait de poser devant lui avant de s’installer à ses côtés.

Anatole et Yael ainsi installés l’un en face de l’autre, on aurait pu croire qu’un miroir se trouvait entre les deux garçons. Malgré quelques petites différences, imperceptibles pour qui ne les connaissait pas bien, les jumeaux étaient deux copies conformes. Pourtant, eux aussi, Alimë avait appris à les cerner, jusqu’à savoir que les cheveux d’Ana étaient toujours un peu plus décoiffés, que les sourires de Yael tiraient vers la droite, et qu’en étant attentif, l’on remarquait que les nuances de leurs voix n’étaient pas les mêmes.

– T’es dans quel secteur toi, Ananas ? lança Yael, faussement moqueur, tout en entamant un croissant au beurre.

Son frère lui lança un regard noir, mais sa mine grave fut rapidement effacée par un sourire amusé. Anatole détestait son prénom complet, ainsi tout le monde l’appelait par son surnom, Ana, ce qui offrait à Yael de nombreuses occasions de plaisanteries.

– Comme d’hab’, je suis en C3 encore jusqu’à la fin du mois, répondit le concerné. On a quelques dossiers lourds, ça prend du temps.

Profitant qu’aucune question ne lui fût adressée, Alimë entreprit de boire son café, tenant la tasse fumante par ses bords, du bout des doigts, afin de ne pas s’ébouillanter. La chaleur de la boisson lui fit tout de même un peu mal à la langue, mais il ne s’en inquiéta pas, trop occupé à savourer la brûlante amertume qui lui redonnait le semblant d’énergie dont il aurait besoin pour tenir la journée à venir.

– Toi Alimë, t’es en B2, non ? Dans la 85 – 09 ?

Les mots venaient de Mirym, qui semblait s’être parfaitement détaché de ses réflexions pour rejoindre le monde réel. Subitement, Alimë sentit que toute l’attention de ses camarades se concentrait sur lui. Sans trop savoir ce à quoi s’attendaient ses amis, il confirma :

– Oui… ouais c’est ça.

– Eh, bravo ! C’est pas tous les jours ça ! le félicita Ana, qui n’avait pas été mis au courant.

– Ben, si, jusqu’à la semaine prochaine c’est tous les jours.

Les deux jumeaux sourirent, amusés par cette réponse que le garçon n’avait pas voulue particulièrement drôle. Mirym cependant demeura pensif, ses grands yeux gris clair tournés vers le petit assistant du secteur B2. Gêné, ce dernier se détourna pour se concentrer sur son café noir, poursuivant sa consommation minutieuse, mais ils changèrent heureusement bien vite de sujet.

Lorsque les deux aiguilles merveilleusement ornées de l’horloge de la cafétéria furent parfaitement alignées, six coups retentirent et marquèrent le départ de Mirym et Yael, qui avaient rendez-vous à six heures trente dans deux bâtiments distincts du complexe médical, la partie de la tour qui se situe au-dessus de la zone de détention, et, de ce fait, juste au-dessus du niveau de la mer. Après avoir adressé un geste à son frère, Ana se retourna vers moi. Avant même qu’il eût prononcé ces mots, Alimë pouvait les deviner dans ses pupilles brillantes et son petit sourire provocateur :

– Et alors, vous faites quoi, au B2 ?

Le garçon grimaça. Ana avait parfaitement compris que le sujet lui était difficile à aborder, et Alimë ne savait pas s’il posait cette question parce que cela l’intéressait réellement, ou pour s’amuser de ses mimiques.

– On fait des analyses, comme à chaque fois. En fait, c’est pas si différent qu’avec les autres. Enfin, un peu, mais…

– Mais t’es pas censé me parler des différences. T’inquiète, je comprends. Je te demande pas les détails classés secret-défense, juste… enfin, comment tu te sens, toi, quand t’es là-bas ?

– Bizarre. Pas très à l’aise. J’ai l’impression que, malgré les apparences, ce n’est pas nous qui l’observons, mais plutôt lui qui nous regarde. Mais, en même temps, j’ai aussi l’impression d’être… utile. De pouvoir aider.

Alimë pesait ses mots. Se confier lui faisait du bien, mais il ne pouvait pas tout révéler à son compagnon. Souvent, le garçon regrettait ce double jeu, il regrettait de ne pas pouvoir lui dire la vérité. Mais son rôle exigeait le silence. Aussi longtemps qu’il serait dans cette tour, il serait seul. Seul avec ses secrets.

Anatole sourit :

– T’as raison. Tu peux être fier de toi, tu sais, c’est pas tout le monde qui va là-bas.

Alimë renvoya son sourire à son ami, hocha légèrement la tête. Au fond de son esprit, une petite voix criait, une petite silhouette se dessinait. Menteur, disait la petite voix, Menteur, l’accusait cet index pointé sur lui.

Mais pouvait-on le traiter de menteur, alors même qu’il vivait tout entier pour la vérité en laquelle il croyait ?

 

º • · .•. · • º

 

Le petit assistant était seul dans la chambre, assis sur son lit bricolé, simple toile tendue sur le sol. Il avait un lit à disposition, bien sûr, avec un vrai matelas, ainsi qu’un sommier de bois. Mais il n’arrivait pas à s’y endormir. C’était trop mou, trop confortable, et la chaleur du matelas le déstabilisait. Il ne s’y sentait pas chez lui. Et il avait pris bien trop tôt l’habitude de dormir à même le sol pour qu’un jour ce fût le cas.

En tailleurs, un livre posé sur les jambes, un crayon dans la main droite, Alimë lisait. Il lisait beaucoup, depuis son arrivée à la tour. Depuis qu’il savait lire. Concentré sur le texte, le garçon murmurait les phrases qui défilaient devant ses yeux. Cela l’aidait à comprendre.

Soudain, une voix l’interrompit, qui le fit sursauter :

Hello hello ! La vie est belle, par ici ?

Une voix qu’il connaissait bien. Puisque c’était la sienne. Il murmura :

– Yséïs…

Et il sourit.

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SinnaraAstaroth
Posté le 03/11/2024
Bonjour,

Je reprends ma lecture de ton histoire après une longue pause. Le style est toujours très descriptif, mais cela nous permet de nous plonger dans l'ambiance. De nouveaux personnages font leur apparition et sont intégrés asez naturellement, ce qui les rend intéressants dès le départ. Ton univers s'étoffe peu à peu avec de nouvelles touches de mystère ici et là ce qui maintien la curiosité du lecteur.

J'aime bien pouvoir anticiper / deviner un peu la route que va prendre le scénario, les principes sous-jacents qui régissent l'univers, etc., mais là j'avoue que je nage en pleines ténèbres, donc il va falloir continuer pour voir où tout cela nous mène. ^^
Nightbringer
Posté le 03/11/2024
Coucou :)

Merci pour ton commentaire ! Ça me fait plaisir que tu continues mon histoire^^

“J'aime bien pouvoir anticiper / deviner un peu la route que va prendre le scénario, les principes sous-jacents qui régissent l'univers, etc., mais là j'avoue que je nage en pleines ténèbres, donc il va falloir continuer pour voir où tout cela nous mène.”
>> Ouiii, j'avoue ne pas laisser grand-chose paraître, mais je suis plutôt contente que cela permette un effet de flou qui empêche de deviner la suite du récit :)
Réfabémol
Posté le 20/07/2024
Alethia débarque donc dans la narration, et on suis toujours le quotidien d'Alimë, en découvrant au passage d'autres personnages qui sont ses camarades au sein de la drôle de structure qui nous est décrite. Descriptions d'ailleurs très précises et toujours aussi efficaces. Je commence à m'habituer à ta narration et je dois dire que j'en suis jaloux ! J'ai hâte de voir ce qui arrivera à ces personnages. La fin du chapitre me laissant dans une surprise totale et bienvenue.
Nightbringer
Posté le 21/07/2024
“Je commence à m'habituer à ta narration et je dois dire que j'en suis jaloux !”
>> Haha merciii ! Je suis très touchée !^^ Je ne pensais pas que l'on me dirait ça un jour ! Mais il n'y a pas de raison de souhaiter le style d'un autre auteur, tu sais, l'écriture c'est très perso, et donc on a souvent l'impression que celle des autres est meilleure simplement parce qu'elle ne nous ressemble pas. Le rapport à l'écriture, c'est un peu comme le rapport à son propre corps, il y a une part d'amélioration bien sûr, mais aussi une part de découverte de soi et d'acceptation ! :))

Enfin ça me fait tout de même très plaisir que tu apprécies cette lecture !
-Henemiole-
Posté le 05/07/2024
Argh, quel suspense !
Bravo, la chute est excellente !^^
Le récit est tranquille, mais prenant, on ne se lasse jamais !
Par contre, je n'ai pas bien compris cette partie : "Et elle vit la même image qu’elle voyait tous les matins. Et elle se dit que c’était peut-être ça, de vivre. Un disque rayé. Mais finalement, se dit-elle comme tous les matins, elle avait tout de même de la chance." Pourquoi est-ce qu'on parle d'un disque rayé ? Elle en voit un ? Et sommes-nous censés comprendre en quoi elle a de la chance ?
J'adore les personnages d'Alimë et de ses amis. Ils sont très attachants ! On sent aussi très bien l'ambiance "employés qui sont sur le point d'aller travailler".
"Au fond de son esprit, une petite voix criait, une petite silhouette se dessinait. Menteur, disait la petite voix, Menteur, l’accusait cet index pointé sur lui."--> c'est mignon comme présentation, je trouve, on imagine tout de suite un petit index accusateur :)
Et la fin est vraiment surprenante ! Comment est-ce possible que cette voix soit la sienne ?
A tout bientôt, j'ai hâte de lire la suite !^^
Nightbringer
Posté le 05/07/2024
Coucou ! :)
Haha merciii^^ Merci beaucoup, ça me fait trop plaisir !
Pour le passage du début, en effet, le lecteur est censé comprendre en quoi elle a de la chance... Je vais tenter de clarifier tout ça^^'

Mais pour faire simple, le disque rayé c'était l'idée de routine, vu qu'elle “vit la même image qu’elle voyait tous les matins.”, et c'est cette phrase justement que désigne le “ça" d'après, dans “Et elle se dit que c’était peut-être ça, de vivre.”

Et pour sa chance, c'est en lien avec le paragraphe suivant : “Car au loin se profilait l’Enfer. Un Enfer de métal, tout de gris, tout de noir. Un Enfer suspendu, s’accrochant au ciel pour ne pas sombrer dans l’abysse. Un Enfer lointain, mais trop proche à son goût.”
-> En fait, l'idée est qu'elle compare sa vie à celle des détenus de la tour...

Voilà voilà, j'irai remodeler ce petit passage ;))

“On sent aussi très bien l'ambiance "employés qui sont sur le point d'aller travailler".”
-> Oh, ben super alors !^^

“Et la fin est vraiment surprenante ! Comment est-ce possible que cette voix soit la sienne ?”
-> Héhéhé, je n'en dis pas plus ;)

Merci encore pour ton retour, il me touche beaucoup !^^

À tout vite !
-Henemiole-
Posté le 05/07/2024
Aaaaah d'accord, j'ai compris ! Merci de m'avoir expliqué !^^
A tout vite, hé hé hé !
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