“La tendresse, une faiblesse”, qu’il disait avec ses pauvres rimes. Il lui avait appris à taire son humanité. Pas d’affection, de sourire, encore moins de rire. Avec personne. Jamais. Kelly n’avait pas résisté et s’y était conformée. Il avait raison. Si elle voulait faire de ses sens des armes et de son corps un bouclier, elle devait pouvoir tout contrôler. De ses muscles, de son souffle, de ses regards, de ses clignements, de ses commissures, de ses ongles, de ses cheveux, de ce qui n’était pas contrôlable à son tout.
Dans son sommeil, San se cogna la tête, marmonna une petite frustration, s’enfuit sous sa couette, puis plus rien. Kelly s’approcha en silence d’elle. Il faisait encore sombre dehors et seule une lampe à énergie pâle posée sur le sol éclairait le visage de l’endormie. Dans une petite heure, le soleil la réveillera. San pourra constater qu’il n’y a plus qu’elle dans ce grenier. Que les draps sur le lit d’à côté sont vides. Elle pourrait se rendormir, mais elle ne le fera pas. Elle allumera une bougie colorée - sûrement une bleue, sa préférée - pour le départ de sa sœur. Puis elle partira s’entraîner avant le rassemblement. Kelly l’aimait. Sans lui sourire.
- À une prochaine fois, San, murmura-t-elle.
Et puis elle reprit son sac, son regard, sa présence et s’en alla.
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Aah, Tshendir. Un paysage dont seule Kelly en saisissait le charme. C’était plat. Plat à gauche, plat à droite, plat derrière, plat devant. Des plaines vertes à perte de vue, avec des lacs, quelques forêts bien dans l’ouest, le début d’une chaîne de montagnes dans le nord-est. Ce n’était pas une bonne position pour se défendre, mais ça avait au moins le mérite d’être simple à parcourir. Et Kelly n’avait besoin de rien de plus pour le moment. Ça lui avait permis de créer l’itinéraire idéal la veille, à la bibliothèque, en attendant le rapport d’Yrsa.
L’itinéraire idéal, ce n’était peut-être pas le meilleur mot. Le vrai idéal, ça aurait été que le réseau de téléportation ne soit pas en réparation depuis plusieurs mois. Kelly aurait gagné au moins sept jours sur son programme et ne se serait pas retrouvée à devoir courir entre Dren et le Soste le plus proche. Kelly détestait courir. Elle détestait, mais elle courait. Et elle courait vite. Faut bien dire que son entraînement intensif l’avait aidée.
Paradoxalement, c’est sur ces pensées-là qu’elle ralentit.
Le système était mal foutu. Les Technimages étaient de grands inventeurs et faisaient de leur mieux pour améliorer le monde. Pas assez, apparemment. Depuis qu’ils avaient réussi le prodige qu’est la téléportation, ils avaient bâclés les autres moyens de transports. Impossible de se déplacer rapidement si ce n’est avec une monture. Kelly avait pensé à prendre un cheval pour traverser Tshendir, mais Abald aurait été capable de lui demander un remboursement si elle ne la lui rendait pas. Et c’est pour ça qu’elle courait depuis deux petites heures sans s’arrêter.
Le soleil s’était levé et caressait l’horizon. D’immenses pierres avaient poussé dans le paysage et Kelly se permit de quitter la route pour se hisser sur l’une d’elle.
Pause.
Elle en avait plus que besoin. Ses jambes étaient habituées à l’exercice, pas à la course d’endurance. Au moins, elles n’avaient jamais faillis et la portaient toujours le mètre, le kilomètre, le pays suivant s’il le fallait. Sur ce point-là, Kelly n’avait jamais testé ses réelles limites ; pas nécessaire, le temps n’avait jamais été son ennemi. Son esprit dévia quand bien même sur Harek.
Lui,
il se levait
chaque matin
à cinq heures,
allait courir
jusqu'à midi
sans s'arrêter,
avec un gilet lesté
de vingt à quarante kilos,
à dix-huit kilomètres heures de moyenne.
Un Elfe Lunaire, pas même un Cinorien.
Assise sur son rocher, Kelly décrocha son sac et le posa avec une étrange délicatesse. La cage bien accrochée bien serrée contre le sac n’avait pas fait de bruit. Un bout de tissu la recouvrait pour protéger du vent et de la future pluie. Toujours pas de bruit. Pas de mouvement non plus. Kelly jeta un coup d'œil à l’intérieur, et ils étaient bien là. Le lion astral et le rojeau dormaient paisiblement, l’un sur l’autre. Ils étaient minuscules, à peine de la taille d’un chaton. Quelle pauvre position pour des presques Dieux.
Sans dérober son regard, Kelly fouilla une poche latérale de son pantalon. Sa main se referma sur un des paquets de viande que lui avait fourni le dresseur. Selon lui, c'était la quantité nécessaire pour une journée quand les deux créatures occupaient leur forme miniature. Ça semblait peu. Pas assez pour réellement la préoccuper. Elle glissa la viande dans la cage et relâcha le drap.
Kelly n’avait rien mangé depuis la veille et n’en ressentait toujours pas l’envie. Mais bon. Elle ne pouvait pas faire comme si de rien n’était, son corps en avait besoin. Au Renouveau, Caleb avait joué comme un gamin avec le monde et le nombre de problèmes physiologiques avait considérablement diminué. Sa seule limite, c’était de garder une dimension humaine. Et dire qu’il avait eu l’occasion de supprimer la faim dans le monde. Quel Dieu admirable…
Kelly arracha la gourde de la housse externe et ouvrit son sac. A côté de la poche bien réelle, une masse noire flottait, indescriptible. Un mélange entre du slime, de la fumée et de l'eau. La texture était très particulière : froide, souple et dure à la fois. Tout son équipement était quelque part, figé dans cette dimension inconnue. Impossible de savoir où. Il suffisait juste de plonger sa main, de penser à un objet, et on pouvait s’en saisir.
Kelly avait testé.
N’avait pas apprécié.
La sensation était désagréable.
Pour utiliser au strict minimum ce sac, elle avait gardé avec elle les armes dont elle se servait le plus souvent. Une en particulier. Son poing américain. Faut bien dire que Kelly excellait au corps à corps, avec mais surtout sans couteau.
Le poing américain s’enroulait gracieusement autour de ses doigts gantés. Il n’avait pas beaucoup changé depuis la dernière semaine. Ça l'étonnait. Abald avait demandé à intégrer dans l’équipement personnel de chaque Cape une nouvelle technologie. Kelly était une des dernières à en avoir bénéficié : elle n’appréciait pas qu’on touche à ses affaires. Evidemment elle n’avait pas pu y échapper longtemps et s’était vu enlever son arme. Elle ne l’a récupéré que le soir de son départ.
Enfin, voilà, son poing américain n’avait pas changé ; métal résistant, des cônes plats sur le dessus de chaque doigt, peut-être juste quelques grammes en trop. Il contenait juste des milliers de données. Cartes, micro, hologrammes et diffuseur compris. Les ingénieurs ne lui avaient pas expliqué comment tout ça fonctionnait. Aah, bah oui, on n'explique pas aux Technimages. Ils doivent comprendre instinctivement.
Pas grave. Elle y regardera plus tard.
Kelly rangea sa gourde, ferma son sac et descendit de son rocher.
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Rectangulaires, les Sostes. Les remparts qui les entouraient ne servaient qu’à délimiter le terrain. Aucun garde, aucune défense, aucune offensive. Rien. Pas besoin. Passer la porte revenait à promettre silencieusement le pacifisme. Après de nombreuses guerres, des Technimages avaient voulu des lieux où aucune violence ne pouvait y être commise. Alors ils ont créé.
L’entrée du refuge donnait sur des rues marchandes agitées, pas trop différentes de celles de Dren. Aah si, une différence. Ici, on la bousculait. Exprès, même, parfois. Forcément, les Sostes la rendaient inoffensive. Certains en profitaient pour la satisfaction d’être invincibles face à plus fort. Kelly aurait préféré les regards agressifs.
De ses poignards, ou plutôt de son corps, la Cape transperça la foule. Elle chercha un panneau indicateur, ou un plan de la mini-ville, ou un autre indice qui lui permettrait de trouver les écuries.
Rien.
Sérieusement ?
Tout ce qu’elle trouva à sa portée ne lui convenait pas : des hordes de Technimages, de Meneurs de Temps et quelques poignées d’autres races.
Kelly ne se voyait pas demander son chemin. Tout du moins, jusqu’à présent.
Elle s’approcha d’une Elfe Lunaire qui la dépassait d’au moins une tête et demi et lui donna une tape sur l’épaule. Fin vingtaine, peau pâle, longues boucles de jais, sa tenue échancrée laissait à nues ses épaules et une bonne partie de son ventre.
- Tu m'excuseras, petite Cape, mais je suis occupée, vois-tu ? lui répondit-elle d'une voix mielleuse, bienveillante.
Si draguer était une occupation, oui. Elle l'était. Et elle lui tourna d’ailleurs le dos - découvert en un long losange, lui aussi - pour continuer sa conversation avec une autre elfe. Kelly ne la lâcha pas des yeux. Silence. Son poing frappa le mur entre leur visage et elle posa son autre main sur l’épaule de la séductrice pour la plaquer au mur.
- Les écuries, c'est par où ?
Prise au dépourvu, l’Elfe Lunaire ne discuta pas et désigna du bras l'ouest du Soste. Une piste, c’était suffisant.
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Kelly s'approchait. Elle le savait ; la rue empestait la paille. Un hennissement lui désigna l'adresse exacte. Le bâtiment tenait davantage d’une grange que d'une écurie. La peinture rouge de la porte s’écaillait et la couleur du bois indiquait que les boxes avaient été aménagés longtemps après la construction.
La paille se froissa sous ses pas sans un bruit. La plupart des boxes étaient vides. Dans un, un homme-bouc brossait les poils d’un étalon noir. Onyx, indiquait le nom sur la porte.
- Je le prends.
Le palefrenier releva la tête. Il ne devait pas être bien âgé. Dix-sept ans tout au plus. Regard noisette, Kelly aurait cru celui d’un animal. Le Totemaüs se redressa, épousseta son pantalon et lui adressa un sourire crispé.
- Je ne pense pas qu …
- Je promets qu’aucune maltraitance ne lui sera faite. Content ?
Kelly avait l’habitude de cette réticence. Qui confierait aveuglément un animal - ou autre chose - à une Cape Noire ?
L’homme hésita, frémit en la dévisageant et attrapa la bille de cinq krusos qu’elle lui lança.
- Pas de selle pour moi.
Il acquiesça et revint l’instant d’après avec de quoi équiper le cheval. Habilement, il enfila la bride à Onyx. Ses gestes, fluides et experts, arrivèrent à dégoûter Kelly. Elle ne préparait jamais sa monture exactement pour cette raison. Lui, il affirmait son expérience. Ce n’était pas un gamin, loin de là.
- Tu es plus âgé que moi.
- Possible. J'ai vingt-quatre ans. Et vous ?
Kelly enroula le licol autour de sa main et tira le cheval hors du boxe.
- Dix-huit. Presque dix-huit.
Ses pensées dévièrent déjà sur la suite du voyage, sur Tshendir, N'Revac, Serulurb. Ce dernier point lui posait problème bien plus qu'elle ne l'aurait voulu. Il fallait à tout prix qu'elle les empêche de quitter les montagnes. S'ils atteignaient le désert, elle ne sait pas si elle pourrait récupérer l'Ukilibah.
Les yeux de bouc du palefrenier lui chatouillèrent l'échine et mirent fin à sa divagation. Insistant, il ne la lâchait pas.
- Je te le rapporterais, soupira Kelly avant de quitter l'écurie.