Je ne me rends pas directement compte que quelqu’un circule dans le couloir menant à ma cellule. Ce n’est que quand il est tout proche que je le remarque. Mes doigts s’enfoncent dans le tissu de ma couverture, tandis que les battements de mon cœur s’accélèrent. La panique m’envahit. Lorsque quelqu’un vient ici à part pour la nourriture, ce n’est jamais bon signe. Je jette un coup d’œil au bol qui traine au sol. Impossible que ce soit le soldat chargé des repas, il est passé il y a à peine une dizaine de minutes. Je me redresse avec brusquerie. J’ignore combien de temps s’est écoulé depuis que Vincent m’a quitté, mais la douleur s’est enfin atténuée. Je respire à nouveau librement. Je délaisse le matelas où j’étais assise et m’accroupis au pied de la porte. Prudemment, je relève la trappe qui permet à mes geôliers de me donner mes repas. Le martèlement des bottes sur le sol me parvient plus clairement. Il doit y avoir deux soldats. Mon ouïe s’affine et je suis étonnée de constater qu’il y a une troisième personne non chaussée dans le groupe qui se rapproche de ma prison. Par crainte d’être repérée, j’abaisse quelque peu la trappe. Le trio s’arrête devant chez moi. Inconsciemment, je bloque ma respiration. On ouvre la porte de la cellule en face de la mienne.
- Entre ! ordonne une voix rocailleuse.
Sans un mot, l’inconnu sans bottes s’avance dans la pièce. Malgré mon désir d’en savoir plus sur mon nouveau voisin, je ne bouge pas et me contente d’observer ses pieds. La plante est recouverte de crasse, alors que le reste de la peau est d’une grande propreté. Au vu de la petite taille des pieds, je pense que c’est une femme, mais impossible de deviner son âge. D’un côté, je suis bien incapable de poursuivre mes déductions avec si peu d’informations. Je n’ai jamais été très douée pour ce genre de chose. L’instant d’après, l’entrée se referme sur l’inconnue et je n’aperçois plus que les pieds des soldats.
- Maintenant l’autre, soupire l’un d’eux.
Comprenant qu’il parle de moi, je me dépêche de rejoindre ma couche. Encore faible, malgré l’absence de douleur, je crains un moment de ne pas y arriver, mais prenant sur moi je parviens à me hisser dans mon lit. À peine me suis-je allongée que l’on rentre à l’intérieur de ma cellule. Je ferme les paupières et fais semblant de dormir. Je suis agitée brutalement.
- Debout, 66.
Pour paraitre plus crédible, je ne bouge pas. Nouveau secouement. J’ouvre les yeux.
- Qu’est-ce qu’il y a ? demandé-je d’une voix pâteuse.
Je porte mon regard sur l’homme à côté de moi. C’est l’une des recrues qui accompagnait Tellin lorsque mon ancien supérieur a voulu embarquer Hans pour l’amener dans la section médicale. À l’évidence, il doit être l’un des rares soldats de la base à être affecté à ce service. Toutefois, cela doit davantage être pour ses muscles que pour ses neurones qu’on l’a placé ici.
- C’est l’heure de tes médocs et le doc a bien insisté pour que tu les prennes. N’espère pas les cacher sous ton matelas ou n’importe où ailleurs, je t’ai à l’œil.
D’un geste, il me redresse en position assise et me fourre un verre d’eau ainsi que des gélules et comprimés dans les mains. Je les contemple un moment. Je ne pourrais pas y réchapper cette fois-ci, remarqué-je avec amertume. Je pourrais me faire vomir, mais ils sauraient directement pourquoi j’ai fait ça et me forceraient à les réingurgiter. C’est donc à contrecœur que je place une à une les pilules dans ma bouche. Ce sont comme des pierres qui me tombent dans l’estomac. La dernière, plus grosse que les autres, a du mal à passer. Je dois déglutir à plusieurs reprises pour réussir à l’avaler. Le soldat m’observe satisfait. Pour ma part, je l’ignore et porte mon attention sur son confrère qui est resté dans l’embrasure de la porte. Il ne me dit rien. Cheveux à ras du crâne et visage coupé au couteau, il me met particulièrement mal à l’aise. À bien des égards, il me rappelle Tellin qui possède cette même aura de prédateur dont il vaut mieux se méfier comme la peste. Nos regards se croisent et il me sourit. Mes doigts se resserrent sur le gobelet que je tiens. Il va falloir que je me montre prudente avec lui. Contrairement à son collègue qui est un abrutit, lui semble beaucoup plus vicieux. Lorsque j’ai fini mon verre d’eau, je le tends au soldat à mes côtés qui me l’arrache pratiquement des mains.
- Ouvre la bouche, m’ordonne-t-il.
Avant que je puisse m’exécuter, il m’empoigne le menton et l’abaisse vers le bas. Il sort une lampe de poche et vérifie l’intérieur de mon gosier. Ne remarquant aucun reste de médicaments, il relâche sa prise et éteint sa lumière. Sans rajouter quoi que ce soit, les deux hommes quittent la pièce. Je contemple cette porte et soupire. Même si ce que j’ai dû avaler me rebute, je suis malgré tout soulagée que ce ne soit que ça. J’ignore si j’aurais eu la force de subir à nouveau une batterie de tests aujourd’hui. C’est à ce moment-là que je me rappelle la personne qui a été amenée dans la cellule en face de la mienne. Une excitation m’envahit. Je patiente encore une dizaine de minutes avant de sortir de mon lit et de retrouver ma position couchée au pied de la porte. Je soulève la trappe et tends l’oreille. Seul le silence me parvient. Bien. Toutefois, il reste un problème et il est de taille. J’ignore comment m’y prendre pour interpeller ma voisine. Il est hors de question que je l’appelle à voix haute et je n’ai pas de projectiles pour l’alerter. De toute façon, sur la surface blanche du sol, cela se verrait rapidement. Je passe mon bras à travers la trappe pour mesurer la distance qui me sépare avec l’autre porte. Évidemment, je suis trop courte. Mon regard survole ma cellule. À part un lit, mes geôliers ne m’ont rien laissé d’autre. Ils ont raison de me craindre, car bien qu’affaibli, je reste un ancien soldat rompu aux combats. Mon attention se porte alors sur le bol se trouvant à mes côtés. Je l’empoigne en renversant la moitié au sol. Un juron traverse mes lèvres quand l’odeur nauséabonde de la nourriture me soulève le cœur. Comparés à ce que l’on me sert ici, mes repas à la cantine militaire étaient des menus gastronomiques. À contrecœur j’avale le contenu. Mon corps s’y oppose en hoquetant. Je n’y prête pas attention et engloutis le tout. J’ignore quand je mangerais à nouveau. Après m’être rassasié, je passe le plat sous la trappe. Je soupire de soulagement en atteignant l’autre extrémité du couloir. Je cogne plusieurs fois contre la paroi métallique, avant de ramener mon bras dans ma cellule. Le temps s’écoule sans que rien n’arrive. Toutefois, alors que j’allais réitérer mon action, le clapet en face de moi s’ouvre. Deux yeux d’un bleu délavé apparaissent dans la petite fente. Nous nous fixons en silence. L’inconnue s’abaisse quelque peu me permettant d’apercevoir la moitié de son visage. Comme pour moi, elle semble avoir le crâne rasé. Les minutes s’écoulent sans qu’aucune de nous deux ose faire le premier pas. Nous nous contentons de nous détailler du regard. J’ignore si c’est par timidité ou par crainte que nous nous taisons. N’y tenant plus, je me jette à l’eau quelque peu hésitante.
- Bonjour.
Aucune réaction de sa part. J’insiste :
- Qui es-tu ?
Toujours pas de réponse. Comment faire pour briser la glace ? Je n’ai jamais été quelqu’un de très social. Toutefois, contrairement aux autres fois, je souhaite sincèrement engager un dialogue avec cette personne. Cela ne fait qu’une semaine que je suis enfermée ici et la solitude m’est pénible. Je me désigne du doigt.
- Moi, je m’appelle Elena.
Alors que je crois de plus en plus avoir affaire à une muette, celle-ci prend enfin la parole.
- Moi, c’est 67.
Sa réponse me fait un choc. Un moment, je crains d’avoir mal entendu. Dans cette section, je suis 66 et elle serait 67 ? Cela ne peut pas être une coïncidence.
- 67, répété-je.
Elle place son avant-bras devant son visage.
- Regarde, c’est mon numéro.
Effectivement, le nombre s’y trouve. Exactement au même endroit que moi.
- Et qu’elle est ton nom ?
- 67, je viens de te le dire.
- 67 n’est pas un nom, dis-je.
- Pourtant, c’est comme ça que l’on m’a toujours appelé.
Une sueur froide coule le long de mon dos. J’ai peur de comprendre.
- Et avant la section médicale, tu vivais où ?
- Nulle part.
- Comment ça, m’étonné-je.
- J’ai toujours vécu ici, m’avoue-t-elle comme si c’était tout à fait normal.