Au fur et à mesure que Nathan se rapprochait de la plage, les exclamations et les étincelles de lumière se faisaient plus vives, accentuant sa nervosité à chaque pas. Alors qu’il n’était plus qu’à une petite centaine de mètres des festivités, il réalisa combien son niveau de stress avait augmenté et s’interrogeait sérieusement quant à l’aspect judicieux de sa démarche.
Incapable de s’exprimer en HoLi, il serait perdu si la moindre personne lui adressait la parole dans cette langue encore complètement étrangère.
À cet instant précis, tandis que ces jambes continuaient inlassablement de l’avancer vers ce que son cerveau considérait comme un véritable danger, l’excitation se mêlait à l’angoisse.
L’excitation de plonger dans cette foule si joyeuse rassemblant des hommes et des femmes de tous les horizons. Des pêcheurs, des combattants, des pirates... Chacune et chacun dégageant une liberté si plaisante à observer.
L’angoisse de se mélanger à tant d’inconnus qui méprisaient ouvertement ses racines isoriannes et ne l’avaient sauvé que par pitié pour son état encore infantile.
Les cent mètres ne furent bientôt plus que cinquante…
Puis vingt-cinq…
Puis dix…
Puis Nathan fit partie intégrante des réjouissances. Il pouvait entendre le crépitement des flammes de ce gigantesque montage de bûches et de brindilles… et s’émerveiller de la danse des étincelles s’élevant vers le ciel.
Incapable de rester statique, Nathan évolua à travers la multitude de petits groupes. Ces groupes changeaient en permanence. Cinq personnes discutaient ensemble. Puis ces cinq devenaient quatre, puis trois, puis d’autres venaient se greffer à la conversation, ayant probablement intercepté une remarque les intéressant… Des groupes de tous âges se formaient et se divisaient, échangeant souvent seulement le temps d’un verre.
Captivé par cette dynamique, le jeune adulte ne remarqua pas instantanément qu’elle était en train de changer, subtilement mais rapidement. Depuis son arrivée, les groupes se figeaient discrètement, partageant plus des murmures que des éclats de rire. Fixant curieusement cet étranger qui osait se joindre à eux sans invitation...
Jusqu’à ce qu’une main large et puissante ne se pose sur son épaule et ne l’arrête.
Lui imposant de se retourner précipitamment et de faire face à un colosse d’au moins un mètre quatre-vingt dix, probablement d’une cinquantaine d’années et à la peau tannée par les rayons d’un soleil qui n’épargne personne.
« Hé ! Gamin ! Ta face d’Isorian me revient pas mais elle m’est pas étrangère. J’aurais pas déjà menacé un de tes cousins ? »
Une mouche vola.
Les restes du voile de gaieté composant encore l’atmosphère finit de se déchirer et l’heureuse agitation des festivités céda sa place à une scène des plus théâtrales.
Une scène de cinéma.
Une scène qui n’allait pas sans rappeler celle des westerns spaghetti qu’Aurore avait montré à son fils durant son enfance.
Une scène rythmée par une musique à la Ennio Moricone, ponctuée par les tic tac angoissants de l’horloge, comme on pouvait l’entendre dans Mon nom est Personne. Ce tic tac caractéristique de ces films et qui fait monter la tension dans l’esprit du spectateur…
Encerclés par des dizaines – ou étaient-ce des centaines – d’hommes et femmes, l’inconnu aux muscles de fer et Nathan se regardaient droit dans les yeux, s’étudiant l’un l’autre.
Que répondre à un rustre de son espèce ? Nathan se trouvant en territoire inconnu, jouer au plus malin pourrait lui coûter cher. Cet homme venait de s’exprimer dans un Isorian irréprochable, ce qui signifiait soit qu’il ne souhaitait pas être compris de leur entourage, – ils étaient tous deux désormais encerclés – soit qu’une vraie conversation était peut-être possible. Le malotru souhaitait peut-être réellement communiquer ? Autrement, pourquoi ne se serait-il pas d’abord adressé à lui en HoLii ?
« Pardonnez-moi, monsieur, mais je ne crois pas que nous nous connaissions. Je ne vous ai jamais vu mais je suis sûr que je me rappellerais de vous si c’était le cas.
–– Fais pas l’innocent, gamin. Je te connais, j’en suis certain. Si tu me mens, je vais être obligé de t’abîmer, alors sois gentil. »
L’instant fut soudain comme figé. Les secondes continuaient naturellement de s’écouler, pourtant le temps ne passait plus de la même façon dans la tête de Nathan. Paniqué, ses pensées fusaient de manière extrêmement confuse.
« Tu vas me répondre, gamin, insista l’inconnu en saisissant Nathan par l’extrémité de son T-Shirt. Ou tu vas mourir ! »
Pouvait-il se permettre de dire la vérité ? Ou valait-il mieux se présenter comme n’importe quel autre inconnu ? Les deux solutions lui semblaient à peu près équivalentes. La première risquait de le faire tuer à plus ou moins long termes, surtout si des espions du roi étaient présents à Oasys, mais un potentiel sympathisant lui viendrait peut-être en aide et prolongerait sa vie. Dans le second cas, il préserverait son identité, certes, mais personne ne lui porterait secours si le colosse s’avérait imbattable.
« JE… Je suis Nathaniel, premier du nom, fils du roi Arthur et héritier légitime de la couronne d’Isorialys ! »
En un instant, Nathan se retrouva au sol. Le colosse venait de le lâcher brusquement et s’efforçait de ne pas mourir de rire. Lorsqu’il se fut calmé, il se retourna vers les autres Pidoques et hurla quelque chose en HoLi.
L’hilarité se généralisa.
Étant donné le lieu et le contexte, qui aurait été suffisamment insensé pour croire une seule seconde que sa déclaration d’identité avait quoi que ce soit de vraisemblable ?
« Tu te fiches de moi, gamin. Mais c’est pas grave, tu vas mourir maintenant, et tu ne manqueras à personne.
–– Hugues, ARRÊTE ! »
Un autre homme perça les rangs pidoques. Cheveux longs de couleur noir, musculature puissante mais fine, telle celle de l’assassin professionnel. Il vint aider à Nathan à se relever, lui tendant la main.
« Où sont donc passés tes principes, Hugues ? Est-ce vraiment l’heure de se conduire de la sorte ? De procéder à une exécution ? Non. Puisque tu as si hâtivement choisi la violence, laissons Sophie décider de son sort.
–– Tu veux que je me batte en combat singulier contre cet avorton ? Ici ? Maintenant ?
–– Laisse-lui donc une chance de prouver sa valeur. Je faisais partie de l’expédition qui l’a sauvé. Ce serait du gâchis de lui sauver la vie pour mieux la lui prendre en pleine soirée de réjouissances, ne crois-tu pas ? Allons, il est l’heure de s’amuser, un duel nous apportera à tous un divertissement plus que mérité. À moins que tu n’aies peur de cette moitié d’Isorian, bien sûr ?
–– Tu n’es pas sérieux, Manoé ?
–– On ne peut plus sérieux. Oh, et tu vas lui laisser choisir l’arme du duel. Cela n’excusera pas ton impolitesse légendaire mais ce sera tout de même une maigre consolation. Ce qui sera toujours mieux que rien. »
Le cercle s’élargit pour laisser respirer les deux futurs combattants et les murmures reprirent de plus belle.
« Tiens Nathan, je dois te rendre cette dague, dit celui s’appelant Manoé en s’avançant vers lui.
–– Mais ! Où avez-vous retrouvé Crépuscule ? Je croyais l’avoir égaré lorsque… Et vous me connaissez ?
–– Non, pas vraiment, répondit-il en souriant. Pour faire simple, disons plutôt que ta réputation te précède. Tiens, prends-là. Il semblerait qu’elle soit à toi désormais. J’étais très étonné de la trouver dans tes affaires quand on t’a sauvé mais bon… ce ne sont pas mes affaires.
–– Ma réputation, vous dites ? Comment…
–– N’y pense pas. Ce n’est pas le moment. Concentre-toi, Nathan. Il en va de ta survie et c’est tout ce qui doit compter maintenant. J’essaye de t’aider comme je peux mais c’est à toi de gagner ce combat. Ne te jette pas dedans sans réfléchir, tu m’as compris. Prends le temps d’analyser ses gestes, aussi subtils soient-ils. Regarde-le se mouvoir, lis ses intentions dans son regard… bref, ton maître mot pour les minutes qui suivront doit être concentration. Oh ! Et surtout, tâche de le surprendre. Tu m’as tout l’air d’être un rapide, cette dague est faite pour toi. N’hésite pas à abuser de son pouvoir. C’est clair ? »
Nathan opina.
« Bien. Et frappe pour tuer. Hugues n’hésitera pas, lui. N’aies aucune pitié. »
La situation venait de prendre un tournant gravement sérieux et drôlement périlleux. Il s’était promis de ne pas avoir de mésaventure ou de s’attirer d’ennuis en sortant de la maison de Torlysse et Vorgate mais il semblerait bien que les ennuis ne se lassaient pas de le poursuivre. Les questions aussi, d’ailleurs. Ce Manoé arrivait de manière un peu trop providentielle pour ne pas s’interroger quant à son identité et à ses motifs secrets, s’il en avait. Enfin, qui n’en avait pas ?
« Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, s’exclama Manoé d’abord en Isorian puis en HoLi, l’insulté a choisi l’arme du duel, comme le veulent nos plus anciennes traditions ! Nous assisterons donc à une rixe ! Jusqu’à l’abandon, ou la mort… C’est une dague à la main que Sophie nous dictera sa volonté ! »
Nathan n’avait pas le sentiment d’avoir choisi quoi que ce soit mais les murmures se turent pour céder leur place à un tonnerre d’applaudissements, des sifflements et des cris aussi exaltés qu’inintelligibles. Il y avait probablement quelque chose de divertissant à regarder deux individus s’écharper mais, en cet instant relativement… Enfin, plutôt complètement dramatique, en réalité, cet aspect amusant échappait au jeune homme. Il risquait de passer tragiquement du statut d’heureux rescapé à celui de mort sans procès. Ce n’était pas particulièrement amusant d’être aussi concerné par une scène qu’il aurait bien davantage appréciée dans une série télévisée.
Le malheur des uns fait le bonheur des autres, à ce que l’on dit. Rien de plus vrai. Se positionner en spectateur de la souffrance des autres est extrêmement plaisant… tant que ladite souffrance ne nous affecte en rien, évidemment.