Au milieu du bruit et de l’agitation de la fort fameuse taverne d’Estcereel, un petit groupe se tenait assis à une table reculée, silencieux, dans l’attente de sa commande. Un petit groupe à l’air taciturne, et pourtant en quête d’espoir.
Un espoir qui viendrait peut-être bientôt, tandis que l’histoire d’Yvanaël, Sentinelle éprouvée d’une sérénité à toute épreuve, chasserait progressivement cette ignorance désespérante… et ce suspens insoutenable.
C’est Mélyandre lui-même, le maître de maison, grand homme mystérieux aux longs cheveux blonds, qui leur apporta les consommations qu’ils avaient demandées moins de dix minutes auparavant. Tous avaient demandé la même boisson alcoolisée : une pinte d’un litre d’hydromel. Une telle quantité ne serait pas de trop pour noyer les bonnes nouvelles qui s’accumulaient ces dernières années.
« Alors, les Sentinelles, ça va depuis le temps, lança-t-il de sa voix grave ? Toujours occupées à préserver le monde de la dévastation ?
— T’en as d’autres des comme ça, rétorqua cyniquement Solange.
— Allons, allons, chers amis. Ne désespérez pas tant, cela finirait par se voir. Écoutons plutôt ce cher Yvanaël. Il pourrait très bien vous apporter des nouvelles plus réjouissantes, n’est-ce pas ?
— Oh… Réjouissantes… Je n’irais pas jusque-là après ce que nous venons d’apprendre. Mais je peux essayer.
— J’adore les histoires. Divertis-nous donc ! »
Yvanaël se racla la gorge, but une gorgée d’alcool afin de ne pas avoir la bouche sèche puis se gratta le cuir chevelu.
« Ahem… J’ai beaucoup de pression. Raconter une histoire à un conteur légendaire comme Mélyandre.
— Fais de ton mieux, lui glissa Rose avec un clin d’œil. On ne t’en voudra pas si tu fais moins bien que lui. Abrège par contre, Solange a bientôt fini son hydromel et le serveur est assis à table avec nous. S’il n’y a plus personne pour le servir, il va vite devenir insupportable…
— Bon… Je suppose que nous devons déjà nous mettre d’accord sur le début. Nous avons déjà une version des faits, je propose de reprendre au même point de départ que Rose, c’est à dire au moment où Sophie a ouvert le passage entre l’Isoria et l’Autre Monde. Le moment où Nathaniel est arrivé parmi nous. Si notre chère première Sentinelle se trouvait dans le Bois du Passé lorsque cela s’est passé, il vous faut savoir que je n’étais pas si loin. En vérité, nous avons fait une bonne partie de la route ensemble depuis Estcereel. Cela faisait longtemps que nous n’avions pas voyagé ensemble, surtout par des biais ordinaires. Habitué à des moyens plus directes, se déplacer à nouveau à cheval n’était…
— Pas déplaisant ! n’est-ce pas ?
— Oui, ce n’était clairement pas désagréable de passer un peu de temps tous les deux.
— Dites-donc les tourtereaux, on a dit qu’on se la faisait courte. »
Inutile de préciser que cette interruption provenait d’un Solange dont la pinte se vidait anormalement vite.
« Bref, lorsque nous avons tous ressentis ce puissant et soudain flux de magie, je me trouvais à Thornys. Le Rituel du Corvus n’avait pas encore eu lieu mais nous étions déjà au courant qu’une nouvelle Sentinelle s’apprêtait à tomber du ciel, – et c’est peu de le dire – c’est pour cette raison que nous nous sommes séparés. Rose avait pour mission d’escorter Nathaniel tandis que mon rôle se résumait davantage à celui d’un serre file.
— C’est à Thornys que j’ai retrouvé Yvanaël, le coupa Gweny. Je n'étais pas en ville depuis une heure quand la minuscule créature si mignonne qui te sert de phénix est passée entre mes jambes. Je ne sais pas comment je n'ai pas trébuché, peut-être est-ce l'habitude. Je déteste lorsque Yuki fait ça, c'est vraiment agaçant. Surtout que je ne m'y attends jamais. Mais bref, je m'égare.
« Je ne sais pas à quel point vous vous rappelez de la galerie marchande de Thornys, mais je me baladais le long des étalages quand Yuki m'a trouvée. Il m'a fait signe de le suivre, ce que j'ai donc fait sans hésitation. Je n'ai jamais été très intéressé par toutes ces breloques superflues que vendent les marchands de la ville. Je comprends que les Isorians viennent des quatre coins du royaume pour s'équiper, car la galerie propose plus de choses que n'importe où ailleurs – sauf ici, bien sûr, Estcereel reste imbattable sur bien des plans – mais je ne partage pas ce goût de la chasse aux objets intrigants, comme certains aiment s'y consacrer. Ce n'est qu'une perte de temps, je ne comprends pas qu'Aaron tolère cette soif de consommation, ni même l'incitation qui en est à l'origine. Mais bref, soyons positifs, il faut bien faire fonctionner l'économie, je suppose...
« Je sais que Yuki aime tout particulièrement naviguer de ruelles en ruelles, mais je vous avoue qu'il m'en a fait traversé un certain nombre avant que je n'aperçoive notre grand-père favori. Je n'en voyais pas la fin. J'ai compris pourquoi quand nous avons rejoint des boulevards qui m'étaient plus familiers. Voyez-vous, ce cher Yvanaël m'attendait tranquillement près du palais, comme s’il avait toute la journée devant lui. C'était peut-être le cas, d'ailleurs, je sais que l'immortalité a parfois cet effet sur moi. Il y a des jours où je n'ai vraiment envie de rien, comme si, soudainement, plus rien n'avait de goût. J'imagine que je ne suis pas la seule, mais dites-moi si je me trompe.
« Nous avons beaucoup discuté des derniers événements car nous étions tous les deux fortement troublés.
— Dis-donc la mage noir, j’croyais qu’c’était le papy qui exerçait ses facultés de conteur. T’as pas l’impression de monopoliser la parole ?
— Tu es d’une vulgarité, Solange, pas étonnant que ton phénix soit un ours. Vraiment. Mais très bien, si c’est comme ça, je me tais. Je te laisse reprendre où tu en était Yvanaël.
— Bon… Je constate que le sort s’acharne. Mais puisqu’il en est ainsi, je reprends une gorgée et je m’y remets. »
Le vieillard, si l’on puit dire, car son physique était encore celui d’un trentenaire en pleine forme, descendit un peu plus le contenu de sa pinte. Une fois déshydraté, il tint parole et raconta la suite.
« Après avoir récupéré Gwendoline, il ne restait plus grand monde à intercepter. Nous savions plus ou moins que nos chemins se croiseraient avec Sarah, Solange, Solitaire et Voyageuse. Aurore, Sofiane, Célestin, Hugues et Ophélie ne faisant plus partie de l’équation, cela me laissait Annabelle, Niven et Diane. En ce qui concerne Diane, vous savez tous comment elle est. Nous avons gardé un œil attentif au cas où nous l’aurions croisée par hasard mais elle ne nous rejoindra que si cela lui plaît. Sophie la connaît et cela ne la dérange pas, donc moi non plus.
— Et les deux derniers, comment leur as-tu mis la main dessus ?
— Oh, et bien ce ne fut pas si compliqué. Notre cher mage blanc et notre mage rouge ont tous les deux reçu le message du corvus. On peut dire que nous nous recherchions mutuellement. Niven était à Isorialys mais c’est à Portys que nous fûmes au complet et que nous pûmes embarquer. C’est d’ailleurs là que notre histoire prend un tournant inattendu. »
Le groupe se tut. Ce bref moment de silence fit son effet, notamment parce-qu’au fil de son histoire, une bonne partie de la taverne s’était vidée. Il faut dire les choses telle qu’elles sont. Yvanaël n’avait pas été particulièrement captivant jusque-là. Ce point de basculement, en revanche, redonnait du piquant à leur voyage.
« Que veux-tu dire, l’interrogea la Sentinelle Originelle. Que s’est-il passé d’inattendu ?
— Eh bien… Disons que, notre retard sur vous a tourné à notre avantage. Ce retard nous a permis d’entendre des rumeurs qui ont eu un tel succès, notamment à la capitale, qu’elles se sont répandues comme une traînée de poudre. Si nous n’y croyions pas à l’origine, je me rends désormais compte qu’elles concordent avec ce que vous avez vécu.
— Mais de quelles rumeurs parles-tu ?
— Rose. Nous avons peut-être des nouvelles de Nathaniel. »