- Théa, répété-je dès que Tim prononce le nom de cette personne. Qui est-ce ?
Lorsqu’il a dit le prénom de cette femme, la voix de mon interlocuteur s’est faite extrêmement douce. Cette Théa avait dû énormément compter pour lui. Après un court silence, il me répond d’une tonalité quelque peu vibrante.
- Une chercheuse rattachée à la section médicale. Une spécialiste renommée en infectiologie, mais c’était avant tout l’épouse d’Assic. Elle est arrivée à la base au moment où son mari a entrepris la phase d’étude visant à trouver le remède au virus qu’il avait créé. Théa avait la charge des scientifiques qui avaient malencontreusement été contaminés lors des manipulations.
Le regard de Tim se pose sur moi.
- Si Assic est un monstre, Théa n’était rien de tout ça. Je dois vous avouer qu’à l’époque, je ne supportais plus cette vie. Il avait fallu à peine trois ans pour détruire tout ce à quoi je croyais. Plus rien n’avait de sens. Ma famille, Friedrich, l’armée, Assic tout me dégoutait. Cela va vous paraitre peut-être trop facile, mais Théa m’a sorti de ce trou où je crevais à petit feu.
Je l’écoute toujours en silence ne souhaitant pas l’interrompre dans son récit. De toute façon, je doute qu’il fasse attention à moi, il semble revenu dans le passé. Cela se voit à ses yeux qui brille d’une étrange lueur.
- Notre première rencontre fut des plus simples. Mon frère m’avait demandé un rapport des travaux d’Assic. Je m’étais donc rendu dans la section. Allez savoir pourquoi, ce jour-là, Assic ne pouvait me recevoir. Ce fut sa femme qu’il envoya. Nous sympathisâmes directement et c’est ainsi qu’est née notre relation.
- Vous aimez Théa, dis-je.
- Oui et c’est toujours le cas, me répondit-il un sourire triste aux lèvres.
- Que lui est-il arrivé ?
- Au début, j’ai préféré me garder le silence. Elle était mariée et avait un enfant en bas âge.
Il se tait avant de continuer :
- Toutefois, après plusieurs mois a tenté d’enfuir mes sentiments, je n’ai plus pu tenir. Ce fut avec une joie mêlée d’une certaine crainte que je compris que c’était réciproque. Théa m’apprit plus tard que son union avec Assic était un mariage arrangé avec pour seul but de s’approprier ses recherches. Autrement dit, son mari ne s’était jamais vraiment préoccupé d’elle.
Un long soupire traverse les lèvres de mon interlocuteur avant qu’il ne poursuive :
- Plusieurs solutions se proposaient à nous. Tout comme moi, Théa ne supportait plus d’être liée à ce projet qui ne pouvait qu’avoir des conséquences néfastes. Nous avons pensé à fuir, mais avons finalement décidé de rester pour tenter d’arrêter Assic et mon frère.
- Malheureusement, vous avez échoué, complété-je à sa place.
Ce fut au tour de Tim de se passer la main sur le visage.
- Nous avons manqué de vigilance et Assic a découvert l’infidélité de sa femme. Il a réuni des preuves, sans doute bon nombre de fausses, et a réussi à retourner Friedrich contre moi. Théa et moi avons été emprisonnés pour trahison. Ce calvaire fut particulièrement douloureux à vivre, outre le fait que j’étais inquiet pour Théa, je craignais à tout instant d’être condamné à la peine de mort. Toutefois, ce qui nous attendait fut bien pire.
Comme pour faire durer son récit ou au contraire pour retarder ce moment, Tim s’empare de son verre d’eau et boit de longues gorgées, puis d’un geste sec le redépose sur son bureau.
- Depuis plusieurs mois, les études sur le remède stagnaient. Assic est parvenu à convaincre le gouvernement de faire des tests sur des cobayes humains.
Il soulève sa manche et tourne son avant-bras vers moi.
- Théa fut la première d’entre eux, moi le second.
Sans voix, je contemple le numéro deux tatoué sur la peau de Tim. Contrairement à bon nombre de rebelles, lui a décidé de ne pas le cacher. L’instant d’après, il remet son vêtement dessus.
- J’ignore pendant combien de temps, j’ai subi l’enfer chez Assic. On peut aisément s’oublier. Pourtant, malgré la souffrance, malgré les expérimentations toujours plus inhumaines, je n’ai jamais perdu espoir de m’évader et un jour avec l’aide d’autres cobayes, c’était chose faite. Depuis, je tente d’en sauver le plus possible. Toutefois, l’armée commence à connaître nos méthodes et cela devient de plus en plus difficile d’infiltrer ses rangs.
- Et Théa ? demandé-je.
Le regard de Tim se voile.
- Morte sans doute, me répond-il. Je ne l’ai jamais revu depuis notre séparation.
Son expression se fait sinistre et c’est avec une rage à peine contenue qu’il complète :
- Mais cela ne m’étonnerait pas qu’Assic se soit vengé sur elle.
Lourdement, Tim se laisse tomber sur son siège. Les minutes s’étirent sans qu’aucun de nous deux ne dise un mot. Le temps continue de s’écouler et pourtant j’ai l’impression qu’ici il s’est arrêté. Je pose mon regard sur mon interlocuteur dont une main est appuyée sur ses yeux.
- Je suis…, lâché-je finalement.
- Si c’est pour vous excuser, épargnez-moi ça, me coupe-t-il sèchement. Ce qui est fait est fait. Ils ont gagné, nous avons perdu. Théa et moi connaissions les risques de notre trahison.
Aussitôt, je ferme la bouche plus mal à l’aise qu’autre chose. Après une dernière pression de ses doigts sur ses paupières, Tim se redresse.
- Je trouve que nous nous ressemblons, Hans, poursuit-il. Nous aimons une femme, nous souhaitons la protéger et pour finir elle nous échappe.
- En un sens, oui, concédé-je, puis rajoute. J’ai besoin de savoir, Tim. Allez-vous libérer, Elena ?
Son regard se fait las et un pauvre sourire se dessine sur son visage. La déception m’envahit et j’ai bien du mal à retenir les tremblements de ma lèvre inférieure. Avant même qu’il me parle, j’ai déjà ma réponse.
- Je suis au regret de vous dire que ma nièce ne sera pas une priorité, mais étant donné qu’elle semble également un cobaye, elle a sa place parmi nous, même si sa situation est quelque peu compliquée.
Je manque de m’étouffer face à sa remarque. Il m’aurait giflé que le résultat serait le même. Qu’est-ce qu’il vient de dire ?
- Comment ça un cobaye ? murmuré-je livide.
- Anna ne vous l’a pas appris ? s’étonne-t-il sincèrement.
Je revois Elena après sa discussion avec ma sœur. Son comportement étrange et ses silences sur leurs propos échangés. Un sentiment de colère émerge en moi. Je déglutis péniblement. Comment Anna a-t-elle osé me cacher ça ? Si une main ne m’avait pas enserré le bras pour m’empêcher de me lever, je serais déjà parti demander des comptes à ma sœur.
- Restez assis ! À l’évidence, vous l’ignoriez, remarque mon interlocuteur dans un calme olympien.
- Comment Anna l’a-t-elle su ? demandé-je d’une voix blanche.
- Elle a aperçu un numéro tatoué similaire à celui des cobayes sur le bras de votre amie. Toutefois, sans preuve certaine le doute est toujours présent.
Mes ongles se plantent dans le bois de la chaise où je suis assis. J’ai toutes les peines du monde à contrôler les émotions qui me traversent. Si les informations de Tim se confirment, je n’ose même pas imaginer ce que ma compagne doit être en train de subir en ce moment. Mon impuissance m’atteint encore plus violemment en plein visage. Pourquoi n’ai-je pas pu la protéger ? Le chef des rebelles se lève et pose une main amicale sur mon épaule.
- Je suis désolé de vous apprendre d’aussi mauvaises nouvelles, Hans. Je sais à quel point, c’est éprouvant d’être dans l’ignorance.
Face à mon absence de réactions, il rajoute :
- Toutefois, je vous en conjure, ne faites rien d’irréfléchi.
Je grimace en entendant ses propos. Il a raison, je ne peux rien faire pour le moment. Alors que je m’y attends le moins, une douleur que je connais malheureusement trop bien se développe en moi. Ma respiration devient laborieuse. Je me plie en deux et me masse la poitrine pour tenter de calmer les élans de ma maladie qui se rappellent à mon bon souvenir. Mon changement d’attitude n’échappe pas à mon interlocuteur.
- Le Projet ? s’enquit-il.
- Hélas.
Tim s’accroupit pour arriver à ma hauteur.
- Avez-vous déjà rencontré notre médecin ? articule-t-il lentement.
Je secoue la tête. Il peste. Tout en se dirigeant vers l’entrée de la tente, je l’entends marmonner :
- C’est pourtant la première chose à faire. Elle va m’entendre.
Il disparait de mon champ de vision.
- Louis, crie-t-il.
- Oui ?
- Emmène…
Ma vue se brouille. Une quinte de toux me prend à la gorge et je crache. Ce n’est que lorsque ma tête heurte le sol que je me rends compte que je suis tombé. Je perçois des pas précipités qui se rapprochent. Trop faible pour réagir, mes yeux demeurent clos. J’ignore quand je perds connaissance, mais le seul souvenir qui me reste est ce goût métallique écœurant dans ma bouche.