Albin passa la main sur les hortensia du jardin. Assis sur l’herbe, il profitait du soleil. Georges, affairé à ses occupations de majordome, ne devait même pas s’être aperçu que le jeune homme était sorti.
Albin releva la tête en voyant approcher deux silhouettes. Une jeune femme et un jeune homme richement vêtus s’approchèrent de lui. Il se releva alors qu’ils arrivaient à son niveau.
- Excusez-moi, commença la demoiselle avec un accent anglais, est-ce que vous habitez ici ?
- Oui, répondit Albin. Pourquoi ?
Il devait paraître bien grossier aux yeux des bourgeois qui lui faisaient face.
- Est-ce que Monsieur Gallant et Monsieur Laon vivent ici ?
- Qui le demande ? Aboya Albin, méfiant.
Hors de question de causer du tort à ses bienfaiteurs. Albin frissonna rien qu’à l’idée qu’on puisse à nouveau le jeter dans la rue.
La jeune femme s’empourpra, tandis que son compagnon jeta un regard noir à Albin. Ce dernier se sentit gêné pour la jolie demoiselle, qu’il regrettait d’avoir mis mal à l’aise.
- Nous sommes Emily et Lennox Boleyn, annonça la jeune bourgeoise. Pourriez-vous simplement informer Monsieur Gallant que nous sommes passés, et que nous aimerions discuter avec lui quand il sera libre ? Nous logeons à l’hôtel Duroy.
- D’accord, dit Albin. Je lui ferai passer le message.
- Je vous remercie. Et vous êtes monsieur... ?
- Nozière. Je m’appelle Albin Nozière.
Il effectua une courbette maladroite. Le dénommé Lennox Boleyn pouffa d’un rire moqueur, tandis qu’Emily sourit chaleureusement.
- Merci, monsieur Nozière. J’espère vous revoir bientôt.
Elle effectua à son tour la révérence, beaucoup plus gracieusement. Puis les deux jeunes gens s’éloignèrent.
Albin resta un instant béat, se maudissant d’avoir eu l’air aussi bête devant la demoiselle.
Il s’apprêtait à rentrer quand il vit une troisième personne arriver. Un homme qui respirait la richesse et l’autorité leva son chapeau en guise de salut au passage des Boleyn, puis poursuivit sa route jusqu’à Albin.
Il fronça les sourcils en voyant le jeune homme, sembla hésiter à rejoindre directement le porche, puis s’approcha finalement de Nozière.
- Garçon ! S’écria-t-il. Est-ce que tu travaille ici ?
- Je vis ici, grogna Albin.
- Parfait !
L’homme sortit trois enveloppes de son veston, et les tendit à Albin qui s’empressa de les prendre.
- Garçon, donne ces lettres aux deux hommes qui habitent ici. Si je ne me trompe pas je crois qu’il s’agit de... oui, c’est ça ! Donne ces lettres à Thomas Laon et Red Sharp.
Albin fronça les sourcils. L’homme en pourpre qu’il avait aperçu ne vivait pas officiellement ici, alors comment cet inconnu connaissait cette information ?
- De la part de qui, monsieur ? Demanda-t-il.
L’étranger lui offrit un sourire menaçant, qui fit tressaillir Albin. Il regrettait d’avoir posé la question.
- De la part du lieutenant Zarex Samaras, petit. Lieutenant Samaras, aux ordres de Monsieur Saint-Cyr.
- Je désespère, dis-je.
- Allons, garde espoir ! M’encouragea Gallant.
Nous marchions depuis plusieurs heures, sans voir un seul costume violet. Le visage de Laurent Lecomte ne nous apparut pas un seul instant, et je commençais à croire que cette expédition Napolitaine resterait infructueuse.
- C’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin, me lamentai-je. Et je suis étonné que nous n’ayons reçu aucune mise en garde du baron Salvatelli. Avec le bras long que possède l’organisation, je suis convaincu qu’ils savent que nous sommes ici. Le baron possède cette ville, alors pourquoi n’avons-nous toujours pas eu vent de lui ?
- C’est certain, affirma Gallant. Mais réjouissons-nous de l’absence de menace immédiate car, quand le baron décidera de frapper, je crains qu’il ne le fasse de manière spectaculaire. Il m’a l’air d’être un homme festif, qui aime le grandiose. Je me méfis de-
Gallant se figea. Je me tournais pour voir ce qu’il regardait. Parmi toutes les personnes costumées, ses yeux s’étaient posés sur une silhouette revêtant un déguisement pourpre et noir. Son masque, parsemé d’une mosaïque de même couleur, était figé en un sourire s’étirant jusqu’aux pommettes. Des bandelettes violettes retombaient vers l’avant, avec un grelot noir à chaque extrémité. C’était donc lui, le fameux Vicaire que je n’avais encore jamais rencontré ? Il correspondait parfaitement à la description.
L’individu nous regarda longuement, nous ayant repéré à son tour. Puis il détala en sens inverse.
Gallant et moi nous apprêtâmes à le poursuivre, quand un cracheur de feu, armé d’une torche, nous bloqua la route. Soufflant l’air à plein poumons, il projeta des flammes tout autour de nous. Agacé, je le contournais.
Il faisait nuit, nous ne pouvions pas nous permettre de laisser de la distance entre le Vicaire et nous.
J’allais justement reprendre la chasse au Vicaire quand je m’aperçu que personne ne me suivait. En me retournant, je vis Gallant, les yeux grands ouverts posés sur le cracheur de feu qui continuait son manège. Figé, la terreur se lisant dans son regard, il était complètement tétanisé.
- Isen ! M’écriai-je. Allez, viens, sinon le Vicaire va s’enfuir !
Je voyais notre homme pousser tout le monde sur son chemin, disparaissant dangereusement à l’horizon. Je maudissais Sharp de s’être éloigné de notre groupe... Que devais-je faire ? Partir à sa poursuite, ou rejoindre Gallant ?
- Isen ! Le réprimandai-je.
Je m’approchai de lui, ne comprenant pas ce qui lui arrivait. Le cracheur de feu projetait encore des flammes sous les applaudissements des spectateurs, irradiant la chaleur autour de nous.
En arrivant à la hauteur du détective, je perçu la détresse dans son regard, le feu dansant dans ses pupilles. Il ne bougeait plus du tout, la respiration saccadée. Craignait-il d’être brûlé ? Il y avait pourtant toute la place pour contourner le spectacle.
Le Vicaire n’était plus en visuel, désormais.
Furieux, j’agrippai violemment le bras de Gallant pour le retourner vers moi. Sortant de sa torpeur, il me regarda avec surprise.
- Le Vicaire s’est enfui ! Le sermonnai-je. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Pourquoi tu ne m’as pas suivi ?!
Ses pupilles virevoltèrent en tout sens. Il était visiblement confus.
- Je... J’ai cru... Enfin, je...
Il baissa la tête et la secoua avec vigueur.
- Pardon, chuchota-t-il.
- Tu as peur du feu ? M’écriai-je. Tu n’avais qu’à le contourner !
Il ne me répondit pas, pas plus qu’il ne me regarda.
Un bruit retentit alors, provoquant un moment de silence. Puis les festivités reprirent, et le cracheur de feu s’éloigna, suivi par la foule.
Ils devaient penser qu’il s’agissait d’un feu d’artifice. Pour ma part, j’avais aussitôt reconnu ce son : un coup de pistolet. Entre la balle ayant tué la petite Margot, puis celle tirée par Dorian D’Asande, j’avais bien appris à reconnaître ce bruit sinistre.
J’ignorais si Gallant y prêta également attention, toujours est-il qu’il ne fit pas mine de vouloir bouger. Les yeux rivés au sol, il était complètement perdu dans ses pensées.
Enervé, je tournais les talons et m’éloignai de Gallant. J’avais peut-être encore une chance, aussi infime soit-elle, de retrouver le Vicaire.
- Je continue de chercher ! Criai-je par dessus mon épaule. Rends-toi à la villa, je t'y rejoindrai !
Sharp s’engagea dans une ruelle déserte, loin de l’agitation du carnaval. Il n’aimait pas être autant entouré de parfaits inconnus. Il préférait les vastes espaces dégagés. Il se contenterait donc de cette ruelle, pour le moment.
Il inspira longuement, mit ses mains dans les poches, et continua de marcher, un millier de pensées angoissantes lui trottinant dans la tête.
Soudain, à l’autre extrémité de la rue, il vit débouler un homme costumé, vêtu d’un masque de mosaïque noir et violet. Le nouveau venu, dont la poitrine se soulevait et s’abaissait rapidement, se figea net en découvrant l’inspecteur à l’autre bout. Il commença lentement à reculer, un pied derrière l’autre.
Sharp aussi s’était figé. Ce masque, ces couleurs, ces grelots noirs. Il les avait déjà vu à plusieurs reprises. C’était bel et bien lui. Aucun doute là-dessus.
Sharp sortit aussitôt son revolver, et le pointa sur l’homme en face de lui. Ils étaient séparés par plusieurs mètres, mais l’inspecteur était confiant en ses capacités de tir.
- Reste où tu es, ordonna-t-il. Ne bouge surtout pas, ou je fais feu.
L’homme costumé arrêta de reculer. Mais Sharp n’était pas dupe. Il en avait déjà vu plein, des criminels prétendument obéissants. Il savait que son injonction ne serait pas respectée. Comme il s’y attendait, le Vicaire se retourna, prêt à déguerpir.
Red Sharp fit feu.
La balle attint l’homme au niveau du tibia, et il s’effondra au sol en poussant un hurlement. Par chance, les festivités durent recouvrir le bruit de l’arme, car personne ne fit mine de se tourner vers la ruelle. Mais ce n’était qu’une question de temps avant que quelqu’un ne s’y engage.
Le masque de l’homme avait chuté. Sharp découvrit alors le visage tordu de souffrance de Laurent Lecomte. Un large sourire illumina les traits de l’inspecteur.
Il s’approcha du criminel presque en sautillant, le canon toujours pointé sur son ennemi.
- Cette fois, je te tiens ! Se moqua l’inspecteur.
Le Vicaire appuyait sur sa blessure, le sang poissant entre ses mains. Il grognait de douleur, ne voulant pas offrir des cris de détresse à son bourreau.
Sharp s’agenouilla. Du bout du canon, il repoussa les mains du Vicaire, étudiant la blessure.
- Tu vas t’en remettre, dit-il. Ce n’est qu’une petite blessure.
Il desserra sa cravate et en fit un garrot autour du tibia ensanglanté. Le Vicaire ne disait toujours rien. Il se contentait de fusiller l’inspecteur du regard, poussant de temps à autre des râles de souffrance.
Une fois fait, Sharp pointa le revolver droit sur le visage du criminel.
- Maintenant, écoute-moi bien, reprit l’homme de loi. Je vais t’emmener quelque part, et tu vas me suivre bien sagement. A la moindre incartade, je n’hésiterai pas à te tirer dans la deuxième jambe. Je me fiche si je dois te porter sur mes épaules jusqu’à destination. Et ça ne sert à rien d’appeler à l’aide. En venant ici, j’ai obtenu que mes papiers d’inspecteur imitent parfaitement ceux des Italiens. Je n’ai qu’à te présenter comme un dangereux criminel, et le chemin s’ouvrira devant nous. Et, de toute manière, je doute que tu veuilles te faire arrêter par la police italienne, non ? Alors, est-ce que tu m’as bien compris ?
Le Vicaire ne répondit pas, dardait son regard noir dans les yeux de l’inspecteur. Sharp poussa un soupir, puis, de sa main libre, enfonça son pouce dans la blessure de son ennemi. Cette fois, le Vicaire cria en se reculant sur les mains.
- Ho capito ! S’écria le criminel.
- Je parle pas italien, l’ami.
- J’ai compris, espèce de sale enfoiré de merde !
- Là, nous parlons la même langue. Relève-toi.
Difficilement, le Vicaire se remit debout, chancelant. Sharp lui passa des menottes, puis le poussa devant lui, le canon pointé dans son dos. De l’autre main, il lui agrippa l’épaule.
- Allons-y, pesta l’inspecteur.
Le feu d’artifice. Les cris de joie. La musique qui bat au rythme des danses. Et le feu.
Le feu qui s’élève. Des flammes puissantes, rayonnant dans la nuit étoilée.
Thomas l’a abandonné. Mais les cracheurs de feu, eux, sont restés.
Gallant est tétanisé. Le souffle rapide, il sent son pouls battre à toute allure. Ses yeux virevoltent à droite, à gauche. Ses yeux, c’est tout ce qu’il arrive à bouger. Le reste de son corps est paralysé.
Il voit le brasier s’approcher dangereusement de lui, indomptable dès le moment où les bateleurs le recrachent dans l’air.
C’est à peine si Gallant prête attention aux danseurs qui, à deux, à trois, à quatre bientôt, l’encerclent en dansant. Quatre danseurs le protègent du feu, tournent sur eux-mêmes en tournant autour de lui.
Mais Gallant n’en est pas plus rassuré, car ces danseurs ont tous un point commun : ils portent des masques volto jolly. Il voit ainsi défiler devant lui un masque rose, un vert, un orange, et un rouge.
Gallant voudrait bouger, crier, s’enfuir de cette valse. Mais le bruit sourd et la chaleur des flammes crachées annihilent toutes ses forces. Il prie silencieusement, supplie pour que Thomas arrive.
Il commence à voir trouble, une migraine s’installe en lui. Il a envie de s’effondrer au sol. Il a terriblement chaud. Il n’arrive plus à respirer, tandis que les couleurs dansent autour de lui. Il voit passer le rouge une fois, deux fois, trois fois. Puis les couleurs s’arrêtent de bouger.
Le rouge se tient devant lui. A sa gauche, il perçoit le masque rose. A sa droite, le masque orange. Derrière lui doit donc se trouver ...
...
...
...
Un choc. Le souffle coupé.
Une douleur qui monte, lentement. Comme une brûlure qui s’intensifie. Puis vient la décharge électrique.
Il sent une gêne dans son flanc gauche, comme une crampe persistante engouffrée dans sa chair. Un liquide chaud s’écoule sous ses vêtements.
Gallant pousse un hoquet de douleur, tombe à genoux. Il comprend qu’il vient d’être poignardée par le masque vert. A son étonnement, il sent que la blessure n’est pas profonde, mais elle est très douloureuse.
Il pose les deux mains au sol, s’étouffe dans la peur, la stupeur, la douleur.
Dans son champ de vision de plus en plus trouble, il distingue des chaussures noires s’avancer vers lui.
On lui agrippe violemment les cheveux, le forçant à relever la tête.
Gallant grogne, tandis que les yeux d’obsidienne du masque rouge plongent dans ceux du détective.
L’inconnu ne dit mot. Il se contente de regarder, de scruter, d’observer. Il a beau porter un masque, un sourire se devine par ses yeux légèrement étirés.
Puis il relâche les cheveux de son ennemi. Les dernières forces de Gallant s’épuisent, et il s’écroule au sol.
Alors que ses paupières se ferment peu à peu, qu’il n’entend plus les sons du carnaval, il ne perçoit qu’une seule chose : la chaleur du feu.