J’avais l’impression de tourner en rond depuis des heures. J’enrageai à l’idée que le Vicaire s’était échappé, juste sous notre nez.
Gallant pouvait avoir peur du feu, mais de là à rester paralysé ? Je n’arrivais pas à comprendre.
Une infime part de moi-même culpabilisait à l’idée de l’avoir laissé seul. Mais, dans le fond, que pouvait-il bien lui arriver ? Le Vicaire était reparti, et toujours aucun signe de Salvatelli.
Dans l’obscurité de la nuit, je me rendis donc dans la villa que mon père avait loué non loin du port. Peut-être Gallant s’y trouvait-il déjà.
La scène qui m’attendait dans le salon paraissait surréaliste...
Laurent Lecomte, de son nom d’emprunt, était assis sur le canapé, une jambe sanguinolente posée sur la table basse devant lui. Des bandages grossiers et déjà rouges enserraient sa blessure. Il avait les mains liés dans le dos. Le visage blême, il avait mauvaise mine. A mon arrivée, il ne daigna même pas relever la tête. Ses yeux étaient fixés sur l’inspecteur assis en face de lui.
Red Sharp, la mine réjouit, pointait son revolver droit vers le cœur du Vicaire. Son autre main, elle, tenait une bouteille de bière à moitié vide.
- Te voilà enfin ! S’écria-t-il. Où est passé l’autre ?
- Que... quoi ? Bafouillai-je. Gallant n’est pas ici ?
- Visiblement non, puisque je te demande où il est.
- Il devrait bientôt arriver, dis-je pour me rassurer. Mais, Sharp, qu’est-ce que le Vicaire fait ici ?
- Je l’ai trouvé dans une ruelle. Je l’ai recueilli, il me faisait de la peine. J’essaie de converser avec lui depuis un moment.
- Et ? Tu as obtenu des informations ?
Sharp haussa les épaules.
- Si j’avais obtenu les informations que je voulais, Laon, j’aurai déjà tué cet homme.
- Personne ne tuera personne ! M’écria-je.
Le Vicaire et Sharp ricanèrent en même temps.
- Et pourquoi est-il blessé ? M’énervai-je.
- Laon, dit Sharp d’un air ennuyé. Je suis policier. J’ai une arme. Quand un méchant veut s’enfuir, j’utilise cette arme. Tu comprends ce que je raconte ? J’ai prévenu cet abruti que je lui tirerai dessus s’il bougeait. Et devine quoi ? Il a bougé.
Au terme “d’abruti”, le regard noir du Vicaire s’accentua.
Je m’apprêtais à rétorquer quand la porte d’entrée s’ouvrit. Je fus soulagé de voir entrer Gallant. Mais mon euphorie ne dura pas longtemps.
Le visage pâle, le pas chancelant, il avait retiré sa veste, qu’il jeta sur un sofa. En bras de chemise, il avait l’air mal en point.
Il ne daigna même pas me regarder, ne pipa mot. Quand il passa à côté de moi, je vis avec horreur sa chemise poissée de sang au niveau du flanc gauche.
- Isen ! Criai-je. Que t’es-t-il arrivé ?
Sharp tourna aussi son regard vers le détective, étonné. Mais Isen ne répondit toujours pas. Quand il vit le Vicaire, son visage s’illumina d’un sourire glaçant. Un sourire carnassier que je ne lui avais jamais vu.
Le Vicaire, à l’inverse, paraissait stupéfait de voir le détective. Ses yeux s’écarquillèrent, sa bouche s’ouvrit et se referma, mais jamais ne parla.
- Surpris de me voir ? Demanda Gallant d’un ton froid. Etant donné ton ahurissement, je suppose que ça ne faisait pas parti de ton plan, n’est-ce pas ?
- Isen, repris-je. Que s’est-il passé ?
Cette fois, Gallant me répondit sans même me regarder.
- Quand tu m’as abandonné...
Je me sentis mal face à la note d’accusation dans sa voix.
- ... des amis de notre cher Vicaire m’ont rejoint. L’un d’eux, vêtu d’un masque vert, m’a poignardé dans le dos. La blessure est superficielle, je me ferai soigner plus tard. Le but n’était pas de me tuer, de toute évidence. A moins que...
Il s’assit sur la table basse devant le Vicaire, et son sourire mauvais se fit moqueur.
- Tes amis t’ont trahi, Vicaire ?
Laurent Lecomte resta silencieux, mais il fronça les sourcils.
- Ah ! S’écria Gallant. Comme c’est dommage pour toi ! Tu leur avais donné l’ordre de me tuer, alors pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? On dirait bien que tu n’as plus aucun allié, mon pauvre Vicaire.
Je sentis un malaise monter en moi. J’étais inquiet de la tournure que prenait les évènements. Gallant semblait complètement différent.
- Nous n’avons plus qu’à appeler la police, suggérai-je.
- Certainement pas ! S’emporta Sharp en se relevant.
- Je suis du même avis, intervint Gallant. Si nous appelons la police, nous encourrons le risque qu’un patron de leur organisation tirera la bonne ficelle pour le faire libérer.
- Mais, tu viens de dire qu’il n’avait plus aucun allié ! M’étonnai-je.
- En effet. C’est un ennemi qui le fera libérer, et qui le tuera pour nous empêcher d’obtenir des informations.
- Que comptez-vous faire, alors ? M’irritai-je.
- Nous l’interrogeons d’abord, répondit Sharp. Après...
- L’après, nous le verrons plus tard, conclut Gallant.
Le détective sortit la Mésange d’Ambre de la poche de son pantalon. Il la fit danser devant les yeux du Vicaire, qui pinça les lèvres.
- Tu vas tout nous dire, reprit Gallant. Les noms de tous tes collègues, de tes supérieurs. Tout ce dans quoi vous trempez, et où se cache l’argent que vous blanchissez. Oui, tu vas tout nous révéler.
Le Vicaire ne répondit pas. Sharp ouvrit la bouche, prêt à proférer une menace quelconque, mais Gallant le devança.
- Red, dit-il. Enserre le cou de notre invité, le temps que je le fasse parler. Je ne voudrai pas qu’il me frappe malencontreusement.
Sharp ne posa pas de questions. En bon soldat qu’il était, il obéit aussitôt. Il se leva et alla se placer derrière le Vicaire. Les yeux de ce dernier papillonnaient entre le détective et l’inspecteur, une lueur inquiète dans le regard. Il poussa un grognement quand Sharp lui passa un bras sous la gorge, le retenant prisonnier de son étreinte.
Moi, j’avais bien compris ce qui allait suivre. Mais, pour une raison obscure, alors que chacun de mes muscles souhaitaient empêcher la chose de se produire, je ne bougeai pas. Peut-être, au fond de moi, voulais-je voir jusqu’où Gallant était capable d’aller.
D’une main, le détective emprisonna la jambe valide du Vicaire. De l’autre, il enfonça la Mésange d’Ambre dans la plaie de la jambe blessée, pénétrant la chair meurtrie et sanguinolente, retournant le petit trésor dans tous les sens afin de mutiler au mieux les muscles et les nerfs à vifs.
Le Vicaire poussa un hurlement inhumain, gigota dans tous les sens pour se libérer de l’emprise de ses tortionnaires. Mais c’était peine perdue. Sharp resserra son étreinte, tout comme Gallant. La jambe était bien trop faible et abîmée pour que le Vicaire ne réussisse à la bouger. Il était complètement paralysé, au bon vouloir de ses ennemis.
Quant à moi, je restai paralysé d’effroi. Qu’était-il donc en train de se passer ? Pourquoi... pourquoi ?
Gallant ne quittait pas des yeux le visage du Vicaire, se délectant de la souffrance qu’il causait.
- Tu ne veux toujours pas parler ? Grogna-t-il.
J’avais l’impression de ne même plus reconnaître sa voix, tant elle était devenue sourde et menaçante.
Le Vicaire secoua la tête, des larmes de souffrance roulant sur ses joues. Il avait arrêté de hurler. La mâchoire obstinément fermée, il faisait un effort surhumain pour contenir ses gémissements de douleur.
- Comme tu veux. J’ai tout mon temps, tu sais. Mais je devrais peut-être essayer avec autre chose...
Gallant jeta la Mésange sur la poitrine du Vicaire, qui vint retomber entre les coussins du canapé.
Puis, sous les regards joyeux, horrifié et ahuri de Sharp, du Vicaire et de moi-même, le détective sortit de l’autre poche de son pantalon un petit poignard au manche noir. Il approcha dangereusement la lame de la blessure.
- Tes amis m’ont laissés ça en cadeau, dit simplement Gallant.
Le Vicaire et moi nous écriâmes d’une même voix :
- Non !
Gallant releva la tête vers moi, tandis que le Vicaire continuait de crier :
- Non, non, non ! Fais pas ça, bastardo !
- Tu vas enfin parler ? Se moqua Sharp.
- Gallant ! Interpellai-je. Arrête ce cirque, ça suffit ! Nous devons prévenir la police. Hors de question que l’on fasse justice nous-même.
Gallant me scrutai, interloqué, comme si c’était moi et non lui qui s’amusait avec un poignard sur un homme entravé.
- Non, intervint Sharp. Pas la police, sinon on perd notre mine d’informations.
Le Vicaire, le visage trempé de sueur, l’air affolé, me regardait avec de grands yeux suppliciés.
- Tu devrais sortir quelques instants, me dit Gallant. Je ne pense pas que tu ais envie de voir la suite...
- Dîtes-moi que je rêve ! M’écriai-je. Gallant, je t’interdis de-
Je n’eu pas le temps de finir ma phrase. Le détective, déterminé, enfonça le poignard dans la chair meurtrie. Pris de court, la douleur cuisante, le Vicaire redoubla de hurlements, lâchant des insultes en italien. Il tenta une nouvelle fois de se débattre, mais Sharp et Gallant resserraient toujours leur étreinte.
Je m’avançai vers eux, le cœur soulevé face à tant de violence. J’étais prêt à arrêter leur manège, quand le Vicaire lâcha enfin :
- D’accord, d’accord ! Je vais tout vous dire, mais lâchez-moi !
Aussitôt dit, Gallant retira le poignard, et Sharp lui lâcha la gorge.
Le Vicaire s’affala sur lui-même en toussant et en gémissant de douleur. Sa respiration était rapide, saccadée, son visage blanc comme un linge. On aurait dit qu’il allait tourner de l’œil.
- Attendez... un instant, souffla-t-il. Je dois juste...
Il ferma les yeux, tenta de se calmer. Puis, sans crier gare, il éclata de rire en rejetant la tête en arrière.
-Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? Grogna Gallant.
- J’imagine le meilleur scénario pour te tuer. Je te vois toi, agonisant seul, sans ton larbin pour te sauver.
Gallant s’apprêtait à répliquer, mais le Vicaire se pencha soudainement vers lui, frôlant son visage contre celui du détective.
Immobile face à Gallant, le criminel plongea son regard noisette dans celui, sombre, de son ennemi. Il s’exprima d’une voix lente :
- La mort viendra pour toi. Et elle aura mes yeux.
Puis, d’une voix plus basse :
- Tu vas mourir ici, dans mon pays. Puis je m’occuperai du cas de tes amis. Ils mourront tous, loin de chez eux et de ceux qu’ils aiment. Je t’en fais la promesse, pollo.
Gallant s’écarta doucement, tandis que le Vicaire restait figé.
- Je commence à avoir faim, soupira Sharp. Je vais chercher à manger en attendant que l’ami se décide à parler. Quelqu’un veut quelque chose ?
Je regardais Sharp, effaré. Comment pouvait-il vouloir manger ? Gallant, lui, ne pipa mot.
Sharp se dirigea vers l’entrée.
- Surveillez-le bien, j’arrive tout de-
Il se figea en voyant la porte s’ouvrir sur un pistolet, le canon pointé vers lui. Instinctivement, il leva les mains en l’air.
Deux italiens armés firent irruption dans le salon. Ils observèrent la scène, parlèrent à voix basse.
Gallant se leva doucement. En face de lui, le Vicaire ne semblait pas soulagé de voir apparaître ces inconnus.
Qui étaient-ils ? Est-ce qu’ils travaillaient pour-
- Le baron Salvatelli souhaite vous recevoir, messieurs, dit l’un des soldat avec un accent très prononcé. Veuillez sagement nous suivre.