Un cercle lumineux se manifeste devant mon œil droit.
Il n’a pas le temps de disparaître, un autre prend forme. Les anneaux dorés se succèdent dans une danse lente. Ils s’évaporent en une multitude de points violets.
Vision.
Un étau enserre mon crâne, je bloque, malgré moi, ma respiration. Mon corps entier se contracte à l’arrivée des images d’abord floues, des fourmillements parcourent ma colonne vertébrale, mes paumes picotent et mes jambes commencent à trembler.
Soudain, une vue panoramique sur Chanoble apparaît, je ne suis plus qu’une molécule parmi tant d’autres.
Je n’ai pas le temps d’observer la petite Citée Magique, me voilà propulsée dans l’un des couloirs de l’Institut des Arts Élémentaires. Au milieu du corridor, une silhouette aux cheveux blonds me tourne le dos. Je devine son identité avant même qu’elle ne glisse un regard dans ma direction. Des chuchotements s’élèvent autour de nous, des voix de femmes et d’hommes ont l’air de s’adresser à Solange :
— Monstre !
— Tue-la !
— Elle causera notre perte !
Ma camarade me jauge pendant ce qui me semble être une éternité, le temps n’a pas d’importance dans mes prémonitions.
J’ouvre la bouche pour lui dire de ne pas les écouter, mais elle me coupe l’herbe sous le pied et me lance quelque chose au visage. Dans la lumière nette de la lune surnaturelle, un éclat métallique fonce droit sur moi, frôle ma joue en une caresse froide et douloureuse.
D’abord stoïque, la rage me consume l’instant d’après, je me jette sur Solange. Elle m’esquive de justesse et détale sans demander son reste. Je me lance à sa poursuite. Si l’écho de nos pas se répercute autour de nous, il est bientôt étouffé par des sons éthérés.
— Tu es faible ! me souffle une voix masculine au creux de l’oreille.
— Petite vermine !
La migraine martèle de plus en plus mon crâne, mais je ne lâche rien, ils peuvent se garder leurs injures.
— Tu es à notre merci !
Dans ma course frénétique, un bourdonnement s’élève.
Ça n’a beau être qu’une vision, mon corps physique ressent les vibrations de ce phénomène. Je dois rattraper Solange, même si elle est plus rapide que moi.
Je réalise l’origine de cette manifestation : c’est le murmure d’un chant. J’atteins le tournant au bout du couloir, la mélodie fredonnée par les voix des êtres invisibles s’amplifie et je suis propulsée contre le mur.
Un genou à terre, les mains tachées par ce qu’il semble être du sang, je lève les yeux pour découvrir des lueurs orangées et flamboyantes. Là, mon crâne est sur le point d’exploser, la migraine cogne furieusement mes tempes, des larmes de douleur me submergent.
Face à moi, l’Institut des Arts Élémentaires est en train de brûler. Des hurlements se frayent un chemin dans cet immense brasier. Des morceaux de pierres sont éparpillés autour de moi, je remarque dans ces débris une tête de gargouille et comprends le sort des gardiennes de l’établissement.
Elles ont été détruites.
L’école se consume avec ses étudiants et ses professeurs.
Mais le pire reste sa silhouette. Dos à moi, ses cheveux blonds bougent dans tous les sens, Solange se tord d’un rire hystérique. Elle se tourne vers moi en se tenant les côtés, un large sourire ensanglanté étire ses lèvres, et s’écrie :
— Admire le spectacle !
* *
Je ne sais pas depuis combien de temps je suis restée immobile devant ma coiffeuse.
J’essaie de faire le tri de ma vision : d’un côté, les détails les plus réalistes, les moins lucides de l’autre. Est-ce moi la responsable de cet incendie ? Et si j’allais causer la perte de l’école ? Ou des Kreathz ?
Ça n’a aucun sens. La clairvoyance est mon seul pouvoir, il n’y a rien de destructeur là-dedans. Alors pourquoi ai-je un mauvais pressentiment ?
Une fois ma prémonition finie, j’ai tout retranscrit dans mon carnet pour ne rien oublier. J’ai essayé de redessiner la scène, sans grand succès puisque je ne suis pas une artiste. J’ai donc fait un plan détaillé.
Chanoble serait-il l’endroit d’où partirait cette tragédie ? Pour moi, le feu est forcément une métaphore, mais Solange ? Je la connais à peine, qu’a-t-elle à voir dans tout ça ? Peut-être est-elle le symbole d’un avertissement ? Avertissement de quoi d’ailleurs, de la magie en elle-même ?
Ça se saurait si elle avait été dotée de parole.
Je vais devoir creuser, en parler à Mr Brachet et le décortiquer avec lui. D’un bref coup d’œil, mon reflet me renvoie ma propre expression horrifiée. Il n’y a pas l’ombre d’une blessure sur mon visage exsangue, il n’y a rien d’étonnant, ce n’était qu’une vision.
Plongée dans mes pensées, je ne remarque pas tout de suite la présence de ma mère dans l’encadrement de la porte.
— Tu es bien matinale, me lance-t-elle, les bras croisés sur sa poitrine. Tu as hâte de rejoindre tes colocataires ?
— J’ai eu une vision.
Elle ne cache pas son inquiétude.
— Des catastrophes naturelles ?
— J’aurais préféré, marmonnai-je avant de me tourner vers elle. Est-ce que celles de mon père s’empiraient avec le temps ? Enfin, si jamais il t’en parlait bien sûr…
— Aucune de ses prédictions n’était de bon augure, il n’a jamais abandonné l’idée d’essayer d’empêcher les évènements à venir… Et je ne pense pas qu’il ait réussi de son vivant, dit-elle en me voyant ouvrir la bouche. Du moins, je suppose qu’il me l’aurait dit si ça avait été le cas, Elias aimait relater ses succès, ça le rassurait.
Son regard se perd dans le vide.
J’imagine bien la scène : ma mère en train de caresser les cheveux de mon géniteur tandis qu’il lui raconte ses exploits. Depuis la réunion, nous avons pu parler de lui. Pas beaucoup, mais j’ai découvert que sa couleur préférée était le vert sapin, son tiramisu était délicieux et surtout, il préparait le petit-déjeuner avant le réveil de maman. Quand elle évoque son souvenir, je devine à quel point elle l’a aimé, encore aujourd’hui elle continue à le chérir. Je comprends mieux pourquoi elle n’a pas essayé de refaire sa vie.
— Tu veux m’en parler ? déclare-t-elle en s’avançant.
Je hausse les épaules :
— C’était peut-être juste une métaphore.
— Je souhaiterais pouvoir t’aider, mon bébé.
Sa main se pose délicatement sur ma joue.
Je vois bien son sentiment d’impuissance face à ma clairvoyance, et elle ne peut pas y faire grand-chose. J’ai hérité de ce don, je dois le comprendre. Chacune de mes visions a un fond de vérité, et si je peux empêcher au moins l’un de ces évènements, tout comme mon père, je le ferai sans hésiter. Chanoble ne sera pas une cible, le feu ne détruira pas l’école et Solange ne sera à la merci d’aucun être invisible. En parlant de Solange…
— Dis maman, tu connais les Germain ?
— Oui ! J’étais avec l’aînée à l’Institut des Arts Élémentaires, on était même très amies. D’ailleurs, elles sont venues nous voir après notre emménagement, tu te souviens ? L’une d’elles n’a pas cessé de te poser des questions…
Je dois faire une tête bizarre, car ma mère s’arrête dans ses explications et plisse les yeux de suspicion.
— Meghan.
— Quoi ?
— Qu’est-ce que tu ne me dis pas ?
Je soupire :
— Mais comment t’as deviné ?
— L’instinct maternel.
Pour gagner du temps, j’attrape mon sac à dos dans lequel j’ai fourré mon livre de chevet – et non ! ce n’est pas le manuel d’Histoire – au cas où je ne trouverais pas le sommeil.
Tout en descendant les escaliers, maman essaie de me tirer les vers du nez. Quand ce n’est pas moi, c’est elle. On ne peut pas s’en empêcher : moi pour en apprendre plus sur mon père, et elle pour me questionner sur tous les sujets me concernant.
— La fille de l’une d’elles est dans ma classe, finissais-je par admettre.
— Tu veux dire leur nièce ? Seule Marie est devenue mère, ses sœurs n’ont pas eu d’enfants.
— Elle s’appelle Solange.
Elle fronce les sourcils, mais je préfère me concentrer sur les lacets de mes chaussures avant d’en dire plus.
— Cette fille te cause des problèmes ?
— Ma vision la concerne.
— Et ?
— J’ignore si je dois le prendre au sérieux ou non, mais elle obéissait à des personnages invisibles, disais-je à voix basse, comme si je trouvais ça ridicule.
— Comment sais-tu qu’elle… ?
— Je les entendais aussi.
— Tiens donc. Tu peux m’en dire plus ?
Après m’avoir servi le petit-déjeuner, elle m’explique que ma vision lui paraît invraisemblable : les gargouilles sont animées par une magie très ancienne. Elles ne peuvent pas être détruites par une adolescente manipulée par des voix. D’ailleurs, elle reste sceptique sur le comportement de Solange. La majorité des Vych détestent peut-être les hommes, mais elles abhorrent encore plus l’asservissement. Peu importe le maléfice jeté sur l’une d’entre elles, elles sont plus résistantes aux sortilèges de domination.
— Même aussi jeune ? m’étonnais-je.
— Si ça avait été le cas, il y aurait eu des recensements aux Jumeaux, réfute maman. Crois-moi, des affaires de ce type ne seraient pas passées inaperçues, les Autorités Supérieures auraient procédé à des confinements pour préserver le plus de clans possible.
Ça devrait me rassurer.
Au contraire, ma petite voix intérieure murmure toujours « Danger ! ».
— Prête ? me lance ma mère, quelques minutes plus tard dans le hall d’entrée.
— Je n’ai rien oublié !
Pas même mes chaussettes.
J'aime beaucoup la manière dont tu décris ses visions. Tu as vraiment réussi à créer une ambiance qu'on reverrait dans un cauchemar, mystérieux, angoissant .. Je sais pas vraiment comment l'expliquer, mais j'ai adoré !
Merci beaucoup de nous partager ton roman, et hâte de lire la suite !
Merci beaucoup pour ton commentaire :) Oui j'ai voulu accentué sur le côté angoissant, et en même temps, les visions sont pas de bon augure pour Meghan, autant le montrer ! 😅
La suite arrive bientôt !
Super ! À bientôt du coup :D