Le pied lourd sur l’accélérateur, Constance avait du mal à respecter les limites de vitesse. Elle peinait à mettre de l’ordre dans ses idées. Elle n’avait pas dormi depuis 37 heures et son manque de sommeil se faisait sérieusement ressentir.
Dès le premier jour, Constance avait senti que Baptiste n’avait rien à faire à Beausel. Les étudiants de la première université d’Erret se classaient grossièrement en deux catégories : les nobles et les nouveaux riches. Même le port uniforme ne suffisait pas à effacer cette segmentation. Dans leur ego, les nobles portaient systématiquement les armoiries de leur famille. Constance, elle-même, arborait fièrement le symbole des Valois sur son pendentif en or rose. Il n’avait pas quitté son cou, depuis qu’on lui avait offert pour ses douze ans. Quant aux autres étudiants, ceux issus d’une famille roturière, ils étalaient leur richesse, comme pour justifier leur place à Beausel. Une montre Azul de 30 000 fleurons avait certainement plus d’allure que les emblèmes d’une lignée noble secondaire. Les Chedot n’étaient pas nobles, et il suffisait d’une rencontre avec Baptiste pour comprendre qu’il n’avait pas les moyens de s’offrir Beausel. L’étudiant flottait dans de vieux vêtements délavés par de trop nombreux lavages. Son pantalon était même recousu au niveau de ses genoux, et ses lunettes, légèrement tordues, mériteraient d’être remplacées.
Baptiste n’était pas de son monde.
Constance l’avait discrètement surveillé les jours suivant leur rencontre. Malgré sa mise en garde, elle craignait que Baptiste ne finisse par rapporter à Guillaume leur entrevue. L’étudiant d’E.L.A. avait porté le même pull vert toute une semaine. Elle se renseigna à son sujet auprès des autres étudiants du département de linguistique. Elle fut à moitié surprise de n’en trouver aucun qui s’approchait d’un ami. Constance avait pensé alors que la différence de milieu social, ajoutée à un caractère maladivement timide, expliquerait une intégration difficile auprès de ses camarades. Suite à leur discussion sur la tablette d’argile, elle se demandait désormais s’il n’avait pas choisi de s’isoler des autres pour dissimuler son secret.
Elle avait parlé à un historien. Constance n’en revenait toujours pas. Jamais elle n’aurait pu imaginer qu’un étudiant de Beausel puisse partager certaines des opinions dissidentes des Dompteurs. Les opposants les plus radicaux à la dynastie Sauffroy se faisaient appeler ainsi, car le symbole des Sauffroy était l’ours de Shamash. On le représentait auréolé du soleil et tenant dans sa gueule une dague d’or. Ce groupe terroriste avait fomenté, par le passé, plusieurs attentats contre la famille royale. Tous ont bien heureusement échoué. L’arrestation de leurs membres faisait à l’occasion la une des journaux du royaume. De là à affirmer que Baptiste soit un terroriste, il y avait un grand pas que Constance ne ferait pas. Même si ses propos sur le régime étaient alarmants, elle ne pouvait pas croire que ce gringalet soit dangereux.
À un feu rouge, Constance se rendit compte qu’elle avait oublié la tablette chez les Chedot. Elle frappa le volant d’agacement et klaxonna. Des passants se retournèrent par surprise. Elle leur fit un rapide signe d’excuse et redémarra la voiture à une allure plus raisonnable. À y penser, il valait peut-être mieux qu’elle se tienne éloignée de cette pierre. Celle-ci semblait être un aimant à problèmes. Il serait si simple de ne faire comme de rien n’était.
D’autant que Constance n’avait pas besoin de personnellement trouver cette mystérieuse fille d’Enlil et de Sïne. L’enfant lui avait dit qu’elle pouvait transmettre cette tâche à quelqu’un de confiance. Baptiste ne méritait certainement pas le qualificatif, mais en un sens, elle n’avait pas trahi le petit garçon. Quelles que soient les motivations de l’étudiant-historien, il semblait par ailleurs bien mieux qualifié qu’elle pour trouver la destinataire du message inscrit dans l’argile.
Devait-elle parler de cette situation avec ses parents ? Jean Valois avait un poste haut placé au ministère des Affaires étrangères et Pascale Valois était la directrice adjointe de La Flamme, le deuxième journal le plus vendu d’Erret. Ils pourraient lui porter conseil sur la marche à suivre.
Lorsqu’elle se gara dans l’enceinte de leur propriété, Constance remarqua une nouvelle voiture garée dans le parking privé. Bizarre. Ses parents ne devraient pas avoir d’invités ce soir. Elle saisit son téléphone portable et grimaça en voyant qu’elle avait vingt-trois appels manqués de ses parents et de son frère, Antoine. Elle avait oublié d’enlever le mode silencieux après les cours. Plutôt que d’écouter les messages vocaux, elle s’extirpa de la voiture, claqua la portière d’un coup sec et se précipita vers l’entrée de leur demeure. Elle s’arrêta net en ouvrant la porte. Leur salon était méconnaissable. Les meubles étaient retournés, les fauteuils renversés, les livres dispersés sur le parquet.
« Constance, enfin ! Qu’est-ce que tu faisais ? »
Son frère et sa mère étaient assis sur des sièges au fond du salon. Constance ne les avait jamais vus aussi livides. Deux hommes se tenaient à côté d’eux. Grands, les cheveux châtains coupés court, vêtus d’un même costume noir. Ils n’avaient pas la carrure de simples employés de bureau.
« Que se passe-t-il ? »
Un des deux hommes avança à sa rencontre.
« Mademoiselle Constance Valois ? Je me présente, officier Soulagnat du G.I.S.R.E., le Groupe d’Intervention pour la Sécurité du Royaume d’Erret, et voici mon collègue le sous-officier Muret. » L’officier brandit une carte qui corroborait ses dires. Du moins, Constance le supposa, car elle n’eut que le temps de distinguer l’éclat doré des armoiries royales. L’officier Soulagnat rangea sa carte presque aussitôt dans son manteau.
« Notre équipe de veille antiterroriste a reçu une alerte en provenance d’un ordinateur de ce foyer. Il s’agit le plus souvent de fausses alertes. Nous n’avons encore aucune raison de penser que votre famille soit impliquée dans des activités illicites. Cependant, comme je l’ai fait comprendre tantôt à votre mère, nous ne pouvons nous permettre un traitement de faveur, malgré le respectable travail de votre père au gouvernement. Si cela peut vous rassurer, vous pouvez considérer cette opération comme un contrôle de routine. »
Constance balaya du regard le salon dévasté. Le terme était déplacé.
« Où est mon père ?
— Nous l’interrogeons dans la cuisine. Maintenant, merci de lever vos bras, je dois effectuer une fouille corporelle. »
Constance jeta un regard indigné vers sa mère, mais celle-ci lui fit signe de ne pas empirer la situation plus que nécessaire et d’obéir. Constance obtempéra à contrecœur. L’officier Soulagnat prit ses clés de voiture et son téléphone, qu’il donna à un troisième collègue qui les avait rejoints entre-temps. Ce dernier sortit dans le jardin, certainement pour fouiller la voiture. L’officier Soulagnat demanda à Constance de le suivre à l’étage. Ils laissèrent derrière eux Antoine et Pascale, sous la surveillance de l’officier Muret.
L’officier du G.I.S.R.E. conduisit Constance jusqu’à sa chambre sans qu’elle eût besoin de lui en préciser l’emplacement. L’état de sa chambre était pire que celui du salon. Constance eut un haut-le-cœur en voyant toutes ses affaires jetées en vrac sur le sol. Son malaise s’aggrava lorsque son regard s’arrêta sur un autre homme vêtu de noir assis derrière son bureau. Il avait à peine esquissé un mouvement de tête à leur arrivée. L’ordinateur personnel de Constance était entre ses mains.
« Mademoiselle Valois, dit l’officier Soulagnat, savez-vous pourquoi votre ordinateur a déclenché une alerte dans nos systèmes de surveillance ?
— Aucune idée. Qu’est-ce que vous faites ? Comment avez-vous eu mon mot de passe ? »
Le second officier n’eut aucune réaction. Il continuait de pianoter sur le clavier de Constance comme si rien ne le perturbait.
« Il s’agit de notre expert informatique. Il est en train de récupérer le contenu de votre ordinateur pour analyse. Un mot de passe n’est pas très compliqué à craquer avec nos logiciels.
— Vous ne pouvez pas faire ça, il s’agit d’une atteinte à ma vie privée !
— La loi nous y autorise dès lors que la sécurité du pays est mise en question. L’alerte relevée ce matin a automatiquement validé un mandat de perquisition sur votre maison. Je vous assure que nous sommes en règle. Maintenant, mademoiselle Valois, pouvez-vous me dire ce que vous cherchiez sur votre navigateur web ce matin à 7 h 36 ? »
La situation était surréaliste. Comment une simple phrase, dont elle ignorait le sens, pouvait-elle engendrer des réactions aussi démesurées ? En l’entendant, Baptiste était passé d’un pauvre étudiant asocial à un complotiste passionné. Et maintenant, l’une des polices les plus secrètes d’Erret faisait une descente chez l’une des familles nobles du royaume pour une simple recherche internet.
Elle n’appréciait certainement pas ces officiers du G.I.S.R.E., mais elle ne pouvait pas leur reprocher de faire leur travail. Constance n’avait rien fait de répréhensible, du moins elle l’espérait. Il semblait plus prudent de ne pas mentir. D’autant qu’il était presque certain que « l’expert informatique » trouverait la réponse à la question de son collègue, s’il ne la connaissait pas déjà.
« J’ai cherché à savoir qui était Enlil, et plus précisément, qui était désignée derrière l’expression la fille d’Enlil et de Sïne. »
L’officier Soulagnat sortit son calepin et y inscrit quelques mots que Constance ne parvint pas à lire.
« Savez-vous, Mademoiselle Valois, ce que signifient ces termes ?
— Non. Sinon, je n’aurai pas cherché à le découvrir sur internet. »
Constance se mordit l’intérieur de la joue. Il ne lui servait à rien d’être impertinente. Cette intrusion dans son intimité était beaucoup trop simple et brutale pour qu’elle ne soit pas ébranlée. Elle avait beau se répéter qu’ils étaient dans leurs droits et qu’elle n’avait rien à cacher, leur façon de faire était abusive.
« Où avez-vous vu ou entendu ces termes ?
— Un petit garçon est venu me parler hier soir. Je veux dire ce matin. J’étais partie courir au lac Madin parce que je n’arrivais pas à m’endormir. J’ai dû le rencontrer vers 5 ou 6 h.
— Qui était-ce ?
— Je l’ignore. Je le voyais pour la première fois et il ne m’a pas dit son nom.
— Décrivez-le-moi.
— Il devait avoir entre 8 et 10 ans. Il avait les cheveux noirs et courts et les yeux en amandes. Il avait un fort accent, mais parlait parfaitement erretien. Il portait une tunique en cuir avec des broderies colorées. Je n’en avais jamais vu de semblables. Je ne saurais dire d’où il venait. »
L’officier haussa un sourcil. Qu’il la crût ou non, il notait l’ensemble consciencieusement.
« Quelqu’un vous a vus ?
— Il n’y avait personne à part nous. J’ai cru qu’il s’était perdu, mais il ne m’a pas laissé l’aider à retrouver ses parents.
— Que vous a-t-il dit exactement ? »
Constance avait l’impression de subir cet interrogatoire pour la seconde fois. L’officier était aussi insistant que Baptiste l’avait été une heure plus tôt. Devait-elle lui parler de la tablette ?
« Je me demande s’il fuguait. Il s’était présenté comme le petit fils d’une certaine Mélissam. Je ne comprenais pas tout ce qu’il disait. Il parlait de pleurs. Rien n’était très cohérent. En tout cas, il était pressé de partir. Il m’a parlé de la fille d’Enlil et de Sïne, puis il est parti aussi vite qu’il m’a abordé. Je me demande maintenant s’il ne m’a pas confondu avec quelqu’un d’autre. »
Le regard de l’officier sembla s’illuminer d’un coup.
« Que vous a-t-il dit sur elle ? Vous a-t-il demandé de faire quelque chose ? »
Constance ouvrit la bouche et repensa aux larmes retenues du petit garçon, de la joie communicative de Baptiste face à la tablette. Qu’elle serait la réaction de l’officier si elle parlait de la tablette et de l’historien ? Est-ce que l’enfant serait retrouvé ? Est-ce que lui et Baptiste seraient arrêtés par le G.I.S.R.E. ? Interrogés comme elle ? Leur maison fouillée ? Leur vie chamboulée ? Le visage fermé de l’officier n’avait rien de rassurant.
« Il m’a demandé de retrouver cette fille, mais il ne m’a pas dit comment, ni qui elle était. J’ai donc cherché à en savoir plus sur internet, mais je n’ai rien trouvé, comme vous devez déjà le savoir.
— Pourquoi ce garçon vous a-t-il approché ?
— J’aimerais bien le savoir. Il ne m’a pas demandé qui j’étais. Il attendait peut-être une autre personne. Qui est donc cette fille ? Pourquoi est-ce que l’on ne peut pas en parler ? »
L’officier Soulagnat ferma son calepin et fit signe à son coéquipier de ranger ses affaires. L’interrogatoire était terminé.
« Je vous prierai, Mademoiselle Valois, de n’évoquer à personne cette rencontre avec ce garçon ni le contenu de notre échange. Pas même à votre famille. Le nom d’Enlil est fréquemment utilisé par les groupes terroristes que le G.I.S.R.E. traque. Il s’agit d’un nom de code plus que d’une personne, et je ne suis évidemment pas habilité à vous en expliquer la teneur. L’enfant que vous avez rencontré appartient vraisemblablement à l’un de ces groupes. Certains peuvent se rapprocher dans leur fonctionnement d’une secte, et il n’est pas rare de trouver des membres de tous âges. Si vous vous souvenez d’un autre détail, si ce garçon ou une autre personne cherche à vous contacter à ce sujet, merci d’immédiatement nous contacter à ce numéro. Vous saurez en être remerciée. »
Constance prit la carte qu’il lui tendait. Ses mains étaient moites. Elle évita consciencieusement tout contact avec celles de l’officier.
Le lendemain matin, devant le miroir de la salle de bain, Constance fit deux constats. Le premier était que depuis la soirée de ses 18 ans, il y a trois ans, elle ne s’était pas vue avec des cernes si profondes. Le second était qu’elle était encore en état de choc. Elle avait beau essayer de rationaliser les évènements, la situation lui semblait simplement injustifiée. Elle n’avait rien fait pour que le G.I.S.R.E. s’en prenne à elle et à sa famille. Que lui cachait-on ? Et pourquoi ?
Elle s’habilla mécaniquement et partit pour l’université sans prendre de petit déjeuner. Son estomac ne lui permettrait pas d’ingurgiter autre chose que du thé. Ses parents étaient déjà partis travaillés à son grand soulagement. Elle ne savait quoi leur dire de plus et elle ne voulait pas s’excuser pour quelque chose qu’elle ignorait.
En avance sur son premier cours, Constance se rendit au bureau de l’association de Boxe de Beausel dont elle était la présidente. Elle ouvrit la porte. Deux de ses amies étaient déjà installées sur le canapé de cuir marron qui prenait un bon quart de la superficie de leur local.
« Constance ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu as vu ta tête ?
— Salut Inès, Chloé. Je manque juste de sommeil, dit-elle en s’affaissant sur le fauteuil en face, moins chic, mais bien plus confortable que le canapé. Je ne sais pas dans quelle mesure ça sera rendu public, mais j’ai eu une très mauvaise surprise hier soir. Le G.I.S.R.E. a fait une descente chez moi.
— Le G.I.S.R.E ? Qu’est-ce que c’est déjà ? Tu connais Chloé ? »
Chloé fit une moue négative.
« Groupe d’Intervention pour la Sécurité du Royaume d’Erret, dit Constance d’une voix qu’elle espérait détachée. Une sorte de police spécialisée.
— Pourquoi la police viendrait chez toi ?
— Je ne le sais toujours pas. Ils sont venus, ont foutu le bordel dans la maison, puis sont partis comme si de rien n’était. Un de leurs contrôles aurait détecté un signal alarmant à partir de mon ordinateur, mais ils n’ont rien trouvé au final.
— Bizarre… ils ont dû avoir une anomalie dans leur système. C’est marrant que ce soit tombé sur toi.
— Marrant ? Tu trouves ça marrant ? »
Constance avait les nerfs à vif. Elle avait mal dormi, malgré son état d’épuisement de la veille.
« De savoir que l’on est surveillé en permanence par des unités de police dont on ne connaît rien de leurs activités et qui ont toute autorité sur nous, tu trouves ça marrant. Que ma famille ait failli être arrêtée sans aucune raison, c’est drôle. Tu te fiches de moi ?
— Ne le prends pas comme ça ! se défendit Inès. C’était bien simplement une erreur, non ? Je te plains, mais finalement, il y a eu plus de peur que de mal. Et pour tout te dire, je trouve ça plutôt rassurant, au contraire, que l’État ait en place des systèmes pour nous protéger. Quand tu vois ce qu’il se passe au journal avec des Dompteurs qui sont arrêtés tous les deux mois, je préfère que la police se trompe de temps en temps plutôt qu’une bombe finisse par exploser à Ornes. Tu n’es pas d’accord ? »
Si, Constance était d’accord. Elle aurait même tenu ce genre de discours quelques jours plus tôt, si le G.I.S.R.E. n’avait pas fichu en vrac sa maison. Ou si Baptiste ne lui avait pas laissé entrevoir la possibilité que certaines vérités fussent sciemment dissimulées par le régime. Elle avait toute sa confiance en Guillaume, sans nul doute, mais le second prince d’Erret n’avait encore aucun pouvoir au gouvernement.
« Constance… Est-ce que tu n’es pas surtout énervée à cause de Guillaume et Clémence ? »
Constance et Inès dévisageaient Chloé ahuries.
« Je veux dire… Ce n’était un secret pour personne. Tu es amoureuse de Guillaume depuis combien de temps, un an ? Deux ans ? On savait aussi que Guillaume voulait sortir avec Clémence, mais personne n’osait te le dire. C’est normal que tu sois triste, on est avec toi si tu veux nous en parler bien sûr… »
Constance resta interdite un moment. Le regard que lui jetait Inès confirmait les dires de Chloé. Elle savait. Tout le monde savait. Il n’y avait pas de secrets possibles à tenir à Beausel. Tout potin susceptible d’animer les pauses entre les cours se répandait comme une traînée de poudre. Elles étaient de son côté ? Constance riait intérieurement. Elle connaissait suffisamment les deux filles pour savoir qu’elles ne savaient pas tenir leur langue plus de quelques jours. C’était la goutte de trop.
« Pour continuer de parler de choses marrantes Chloé, c’est drôle que ce que je peux éprouver pour Guillaume t’intéresse autant. Au moins, il n’est pas marié avec deux enfants. La prochaine fois que tu embrasseras le prof d’économie, évite de rester dans sa salle de classe. Il y a du vis-à-vis. Et quant à toi Inès, tu ferais mieux de surveiller un peu mieux ton petit ami. Marc a tendance à avoir des mains baladeuses en soirée. Ça devient franchement gênant de devoir le repousser à chaque fois. »
Sans leur laisser le temps de rétorquer, Constance quitta le local en trombe. Elle devrait avoir honte d’avoir agi de manière si puérile, mais elle se sentait franchement mieux. Elle avait beaucoup d’amis dans l’école, mais elle s’en rendait compte seulement à présent, elle n’en voyait aucun avec qui elle aurait pu se confier et rapporter ce qui lui était arrivé ses derniers jours. Avec un pincement au cœur, elle se sentait seule.
La journée se déroula sans d’autres soucis. À ceci près que Constance n’arrivait pas à écouter en classe. Elle prenait des notes, mais son stylo s’arrêtait au milieu de ses phrases. Il faudra qu’elle demande les cours de quelqu’un avant les partiels, s’il lui restait des amis d’ici là. Son esprit essayait d’enregistrer et d’analyser le trop-plein d’information qu’elle avait reçu ces derniers jours. Elle finit par abandonner l’idée qu’elle arriverait seule à trouver une conclusion logique. À 18 h, elle se souvint que Guillaume terminait son cours de langues anciennes. Comme il l’obsédait depuis des mois, elle avait mémorisé son emploi du temps sans grand effort. Constance fit un détour afin de ne pas être remarquée par les étudiants qui se pressaient de rentrer chez eux. Elle arriva dans le couloir perpendiculaire à la salle de classe du professeur Maurin, pile au moment où les étudiants d’E.L.A. sortaient. Dissimulée derrière un pilier, elle vit Guillaume, toujours aussi beau, sortir main dans la main avec Clémence. Il n’était pas celui qu’elle attendait cependant. Baptiste franchit la porte en dernier. Il avait déjà ses écouteurs enfoncés dans les oreilles et ne la remarqua pas. Il prit un couloir différent de celui qui menait à la sortie. Intriguée, Constance le suivit silencieusement jusqu’à la bibliothèque. Les partiels étaient dans trois mois, aucun élève ne s’y rendait le soir à cette période de l’année. Du moins, c’est ce qu’elle pensait. Elle le retrouva de dos installé à une table dans le coin le plus reculé. Il n’avait toujours pas remarqué sa présence. Il sursauta comiquement lorsqu’elle recula la chaise pour s’asseoir face à lui.
« Constance ! Tu es dingue ? Tu ne devrais pas être vue avec moi. »
Il balaya la pièce d’un regard anxieux et chuchota :
« C’est dangereux.
— Aucun risque. Nous sommes les seuls ici. Il n’y avait personne à l’accueil. J’avais besoin de te voir.
— Tu ne te rends pas compte… Je sais que j’ai l’air d’être parano, mais cette tablette t’expose à un danger que tu ne soupçonnes pas.
— Je l’ai entraperçu, je crois… Hier le G.I.S.R.E. est venu nous rendre visite à ma famille et moi. J’ai cherché Enlil sur internet hier matin et une alarme a été déclenchée dans leur système. Tu avais raison sur ce point. Ce nom est tabou, mais je ne suis pas encore persuadée de comprendre pourquoi.
— Le G.I.S.R.E., blêmit Baptiste. Tu vas bien ? Ta famille aussi ? Ils ne vous ont pas violenté ? »
Il avait sincèrement l’air inquiet pour elle. Constance ne pouvait que comparer tristement sa réaction à celles d’Inès et Chloé. Elle avait un goût amer en bouche.
« Nous allons bien, merci. Dire qu’une simple recherche internet les a fait rappliquer… Ils m’ont dit que les terroristes utilisaient ce terme comme un code.
— Je ne suis pas un terroriste et que je ne partage en aucun cas les idéaux des Dompteurs, si tu as besoin de me l’entendre dire.
— Je veux te croire, mais j’ai besoin de preuves, de comprendre ce que tu recherches. N’importe quoi qui pourrait me rassurer. »
Baptiste détourna son regard, ses mains jouaient nerveusement avec le fil de ses écouteurs.
« S’il te plaît, Baptiste. Je te promets que ça restera entre nous. Depuis que l’on m’a donné cette tablette, je suis impliquée dans quelque chose qui me dépasse. Je veux juste comprendre dans quoi j’ai été embarquée. J’ai le droit de savoir. »
Elle posa sa main sur celles de Baptiste pour le forcer à se concentrer sur elle. Surpris, il retira vivement ses mains et rougit de manière spectaculaire. Elle s’en serait presque voulu, si ça ne l’avait pas décidé à lui répondre :
« Le G.I.S.R.E. arrête les personnes qui mettent en danger la vie des Erretiens ou, plus globalement, qui incitent à la haine et à la rébellion. Du moins, c’est le discours officiel. Cette police emprisonne également ceux qui cherchent à simplement découvrir un passé autre que celui qui est enseigné dans les livres officiels depuis Claude Sauffroy Ier. Ces personnes sont des Historiens. Tout simplement. Nous ne formons pas un groupe homogène contrairement aux Dompteurs. Nous n’avons pas de chef, pas de rôles politiques. Seuls le désir d’apprendre et la curiosité nous font avancer. Je veux seulement découvrir ce que l’on nous cache sur notre passé, et pourquoi. Le gouvernement nous craint parce que certaines découvertes d’historiens ont été détournées par des groupuscules comme les Dompteurs qui rêvent de l’indépendance de Mezdha pour justifier leur action, mais pour ma part, la politique est sans importance. »
Baptiste respirait bruyamment après sa tirade. Constance avait toutes les cartes en main pour le faire arrêter pour une bonne poignée d’années. Il reprit :
« Merci d’avoir tenu ta promesse et de ne pas m’avoir dénoncé. Je suis une cause perdue, mais si tu nous oublies, moi et la tablette arkydienne, ils n’auront aucune raison de te contacter à nouveau.
— Qu’est-ce qui te fait dire que je ne leur ai pas donné ton nom ?
— Si tu l’avais fait, je ne serais pas ici à faire tranquillement mes devoirs. On ne se reverra probablement pas de sitôt, mais je n’oublierai pas.
— Comment ça on ne se verra pas ? On est dans la même école.
— Nous examens arrivent plus tôt pour le département des sciences littéraires, j’ai trouvé un boulot d’été à Barren pour mettre un peu d’argent de côté, puis pour la rentrée d’octobre, tous les étudiants de troisième année vont dans un campus à l’étranger. Comme cela m’étonnerait beaucoup que tu aies choisi le campus de Sialk, on ne se reverra pas avant la cérémonie des diplômes.
— Tu vas à Sialk ? Pourquoi ? C’est le pire campus de Beausel. Seuls ceux qui ont eu des scores trop mauvais pour aller ailleurs y vont. Les cours sont passables et surtout, la ville craint énormément. L’administration ne garde le campus de Sialk ouvert uniquement parce qu’il est le seul du duché de Mezdha.
— J’y vais pour la bibliothèque, bien sûr. Il s’agit de la plus fournie et la plus ancienne des Six Royaumes. Peu de personnes ont le droit d’en consulter ses ouvrages les plus rares, et les étudiants de Beausel font partie de ces élus. Tu peux t’imaginer que pour quelqu’un avec mes… intérêts, il s’agit d’une occasion rêvée. »
Le regard de Baptiste pétillait. Depuis le début de leur conversation, c’était la première fois qu’il souriait. Constance n’avait rien à dire de plus, elle avait pris sa décision. Elle était mal à l’aise avec l’idée qu’il soit un criminel aux yeux de la loi, mais elle savait qu’elle n’aurait pas le cran de livrer à ces énergumènes du G.I.S.R.E. Elle ne le pensait pas malveillant.
La chaise en bois grinça sur la pierre lorsqu’elle se leva. Baptiste la suivit des yeux dans l’expectative. Ses yeux étaient redevenus anxieux.
« Je te souhaite une bonne continuation dans ce cas… Je vais suivre ton conseil et tout faire pour oublier ces deux derniers jours. Ne t’en fais pas, je ne te dénoncerais pas.
— Merci, Constance…
— Ne me remercie pas. Je ne fais pas ça avec plaisir. C’est le moins pénible de mes choix.
— Merci, tout de même… Tu es quelqu’un de bien.
— N’ait pas l’air si étonné ou je change d’avis. Au revoir, Baptiste. »
Baptiste lui rendit ses adieux par un geste maladroit. Elle ne l’aperçut que du coin de l’œil avant de marcher d’un pas décidé vers la sortie. C’était la bonne chose à faire. Elle le savait. Pourtant, quelque chose la dérangeait. Elle avait les mêmes sensations que lorsqu’elle rendait un travail bâclé. Elle avait l’impression d’avoir choisi la facilité et elle n’en était pas fière.
Ça lui passerait.
Ravie de la lecture de ce chapitre, c'était d'une belle intensité. Je te livre mes réflexions au fil de la lecture :
Première réflexion, sur la fin de l'entretien avec les officiers :
"Pourquoi est-ce que l’on ne peut pas en parler ?" -> cette phrase me semble un peu mal choisie. Pour le moment, l'homme l'interroge juste. Pourquoi dit-elle d'emblée que l'on ne peut pas en parler ? Selon moi ça la rend plus suspecte qu'autre chose, qu'elle sache qu'il ne faut pas en parler (ça rapproche la conversation qu'elle a eu avec Baptiste, elle sait qu'il y a un interdit là-dessous). J'aurais mis une question plus innocente, du genre "pourquoi le fait que j'ai recherché qui elle était est si important". Je ne sais pas si je suis claire mais comme l'homme n'a pas indiqué qu'il était interdit d'en parler au cours de la conversation, même si dans le contexte ça se comprend, je trouve que sa question phrasée ainsi est un peu dangereuse.
Seconde réflexion sur la transition au lendemain : "Ses parents étaient déjà partis travaillés à son grand soulagement. Elle ne savait quoi leur dire de plus et elle ne voulait pas s’excuser pour quelque chose qu’elle ignorait." -> elle a quand même dû les croiser après que les officiers soient partis... Ils ont fait comme si de rien n'était ? Je pense que ça manque, de voir comment sa famille a réagi à l'intrusion d'une police secrète chez elle. Ça pourrait simplement être qu'elle dit qu'elle n'a pas le droit d'en parler, et vu que ses parents sont des gens haut-placés et proches du gouvernement, ils l'entendraient, mais le pas de réaction du tout me donne le sentiment qu'il manque quelque chose.
Troisième réflexion, la conversation avec Chloé et Inès : "Le G.I.S.R.E. a fait une descente chez moi." -> euh... Elle dit ça comme ça, elle ne se dit pas qu'il ne vaut mieux pas en parler ? Quand L'homme a spécifié de ne pas raconter...? Alors il a dit de ne pas répéter le contenu de leur entretien, mais même, ça me semble irrationnel d'aller le répéter à ses copines à la première minute, et pour le moment Constance me semblait plutôt rationnelle.
D'autant que un peu plus tard, il y a ça "Elle connaissait suffisamment les deux filles pour savoir qu’elles ne savaient pas tenir leur langue plus de quelques jours." -> donc en plus elle leur révèle ça alors qu'elle n'a pas confiance en elles ?
Quatrième réflexion, la conversation avec Baptiste : "S’il te plaît, Baptiste. Je te promets que ça restera entre nous." -> je pense qu'elle pourrait commencer par lui dire qu'elle n'a pas pipé mot à son sujet, ni au sujet de la tablette. L'échange arrive plus tard, mais en admettant que Baptiste ait deviné qu'elle n'avait rien dit comme il n'a pas été arrêté, Constance, elle, ne devrait pas être en capacité de deviner qu'il a deviné (si tu vois ce que je veux dire xD) et du coup elle devrait plutôt avoir envie de lui inspirer confiance pour qu'il lui fasse des révélations, non ?
Coquilles :
○ le port uniforme -> d'
○ ses lunettes, légèrement tordues, mériteraient d’être remplacées. -> auraient mérité d'être remplacées
○ Ce groupe terroriste avait fomenté, par le passé, plusieurs attentats contre la famille royale. Tous ont bien heureusement échoué. -> tous avaient bien heureusement échoué
○ Il serait si simple de ne faire comme de rien n’était. -> il aurait été si simple
○ Ses parents ne devraient pas avoir d’invités ce soir. -> n'auraient pas dû avoir
○ très compliqué à craquer -> à craquer, c'est un peu familier, non? Je trouve que ça sort un peu du registre assez formel de l'officier (mais c'est seulement un avis personnel)
○ Il s’était présenté -> Il s'est présenté
○ Constance et Inès dévisageaient Chloé ahuries. -> je pense que le passé simple conviendrait mieux (c'est une action ponctuelle, pas continue) et j'ajouterai un virgule avant "ahuries".
○ Elle devrait avoir honte -> elle aurait dû avoir honte.
○ Avec un pincement au cœur, elle se sentait seule. -> cette phrase me semble mal construite. Peut-être plutôt quelque chose comme "avec un pincement au cœur, elle réalisa combien elle se sentait seule"?
○ La journée se déroula sans d’autres soucis. -> j'enlèverais le d'
○ Il faudra qu’elle demande -> il faudrait
○ Ils ne vous ont pas violenté ? -> violentés?
○ Baptiste respirait bruyamment après sa tirade. -> inspira bruyamment ?
○ qu’elle n’aurait pas le cran de livrer -> de le* livrer
○ je ne te dénoncerais pas. -> dénoncerai
○ N’ait pas l’air si étonné -> N'aie (impératif 2ème pers.)
Sinon au global, c'était un bon chapitre. On sent malgré tout l'envie de Constance de s'impliquer, ou a minima de comprendre ce qu'il se passe. Jusqu'où s'impliquera-t-elle, telle est la question... Ça semble assez dangereux, d'autant qu'après avoir été "repérée" une première fois, il reste la possibilité qu'elle soit à présent surveillée par le G.I.R.S.E.
À bientôt pour la suite ! ^^