La révélation
« Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde. »
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince.
La psyché derrière moi, je m’en vais éteindre l’écran de l’ordinateur. Nous sommes le 23 août 2016 et l’invitation à l’émission The Guest traîne sur le bureau, depuis quelques semaines maintenant. Je ne sais pas si j’ai envie de l’accepter. Prendre le risque d’être aperçue par Jeanne sur un quelconque réseau social qui rediffuserait ce programme n’est guère tentant. Je l’imagine bien débarquer et harceler les autorités afin de me repérer. Je suppose que l’inspecteur Jean-Yves Poncelet, mon cher ami, intercéderait en ma faveur, si cela devait avoir lieu. Peut-être devrais-je lui en parler, au cas où…
Long soupir gorgé d’amertume : les journaux de mon père trônent sur la table. Est-ce un faux souvenir ou des relents de ma mémoire, mais je me revois distinctement à cheval sur ses genoux sursautant et gloussant de joie. Puis au sommet de ses bras, faisant l’avion, sa bouche imitant un moteur, ses mouvements des loopings. « Encore papa ! Regarde papa, je vole ! Encore ! », et mon papa qui, même épuisé, ne se lasse pas, tant le bonheur de son enfant est prioritaire. Des comptines inventées et adaptées à mes envies du moment, le soir avant de dormir. Bien serrée dans la couette et cette phrase quotidienne, rituelle : « enveloppée dans un cocon, le joli papillon ». Son baiser magique, un peu mouillé, sur le front et puis « dodo ». Soupir plus long encore, gavé d’espoir : cela s’est bien produit, n’est-ce pas ?
Le Morveux ronfle, roulé en boule, contre la bibliothèque qu’il affectionne tout particulièrement. Tel « maître », tel chien, paraît-il. Je confirme. Le mien est un dévoreur de bouquins, à mon image, excepté qu’en ce qui le concerne, ce n’est pas au figuré.
Sophie ne devrait pas tarder. Je suis très attachée à elle et Jean-Yves. Nous nous voyons chaque semaine et multiplions de merveilleuses sorties riches en complicité. Les cours de ski, les balades en ville, les sorties en voilier, les musées, restaurants, expositions et nos conversations interminables sur la littérature, les travaux de rénovation récemment entrepris par Jean-Yves dans leur petite maison de campagne à environ deux kilomètres d’ici, et nos idées farfelues quand nous refaisons le monde…
La semaine dernière, nous avons passé quelques heures à l’Aquarium de Vancouver, l’un des plus grands du monde. Neuf mille mètres carrés d’otaries, morses, pingouins et tortues, sans oublier un nombre effarant de poissons aux couleurs déconcertantes. Il y a même un théâtre en 4D. Évoluer dans cet azur m’a fait vivre le sentiment d’être au fond de l’océan, plus encore lors des passages dans les longs couloirs bleus. J’en ressens toujours la sensation troublante et, par-dessus tout, l’intense émotion d’avoir partagé ce moment avec cette faune du Pacifique, née en captivité, mais aussi sauvée et gardée parce qu’incapable de survivre seule à l’état sauvage.
Dans les serres exotiques de l’Amazon Gallery, Jean-Yves faisait le pitre en s’étant donné l’objectif de faire rire Sophie aux larmes. À l’écart des amoureux qui finissaient par attirer l’attention de quelques visiteurs, je faisais la connaissance d’une magnifique créature dont je garde un souvenir ému : une petite loutre presque blanche. Elle a filé vers moi, traversant la longueur du bassin comme si nous étions des amies de longue date. Nous nous sommes observées, aussi curieuses l’une que l’autre. Elle était étendue sur le dos, les quatre pattes sorties de l’eau. On communiquait en silence. Avant de retrouver sa famille, elle a fait un tour sur elle-même, m’a saluée patte droite levée et il m’a plu de croire que nous nous disions « à bientôt ».
On sonne à la porte, cela doit être Sophie. C’est l’heure de la randonnée en forêt. Le Morveux réagit instantanément, debout en un éclair. Tout excité, la queue frémissante. À trois mois et demi, ce petit malin sait déjà apporter sa laisse. Accoutrée d’énormes chaussures de marche, d’un épais pantalon et d’une veste en toile aux couleurs de feuilles mortes qui jure avec le vert cinglant de l’été, Sophie me calcule des pieds à la tête : « Tu ne te changes pas ? » s’étonne-t-elle. En effet, ma tenue contraste avec la sienne, composée d’un simple jogging et d’une paire de baskets en tissu fin. Je m’en contenterai.
Durant la marche, Sophie m’interpelle, car je n’ai toujours pas donné un nom au Morveux. Elle est à la limite de me gronder. Elle a raison. J’inspecte distraitement la densité de la végétation, honteuse.
–– Et si tu l’appelais Harrison ? Comme le lac. Qu’en dis-tu ?
–– L’idée n’est pas mal mais ça ne lui va pas trop.
Elle s’accroupit, attrape la frimousse du bonhomme et lui demande son avis. Il aboie deux fois.
–– C’est peut-être un signe, suggère-t-elle.
–– Que veux-tu dire ? Il veut qu’on l’appelle Waf Waf ?
Cette réplique nous fait rire. Le chiot participe d’abord en bondissant, ensuite en tentant d’attraper sa queue aussi noire que son arrière-train.
Plus nous avançons, plus le chemin est entravé de gadoue et de fougères rendant l’accès à la baie quasi impraticable. Sophie porte le berger pendant que je tente de nous frayer un passage. Au bout de quelques sueurs, la résignation l’emporte sur nos efforts. Nous changeons de cap.
Fatiguées, nous profitons d’un tronc d’arbre couché. Nous papotons de tout et de rien, assises face à face, quand un groupe de jeunes gens vient à nous croiser. Nous nous saluons, ils passent leur chemin et nous entendons malencontreusement deux filles se moquer du poids de Sophie : « T’as vu ça ? Elle est tellement grosse qu’elle a abattu l’arbre, cette baleine. » Ensuite de quoi une grimace balafrée remplace le visage posé de Sophie. Manifestement, elle est touchée et reste prostrée. Je tortille le lacet de mon sweat-shirt, me racle la gorge. Aurait-elle besoin d’en parler ? Je lui fais part de mon sentiment, avec toute la sincérité dont je dispose.
C’est alors qu’elle me confie avoir énormément souffert des moqueries et insultes au sujet de sa silhouette. Ce ne sont pas les opportunités qui ont manqué. À l’école primaire, certains professeurs s’acharnaient à lui faire la morale, l’incitant à s’adonner au sport et au régime alimentaire le plus strict. Soi-disant les chaises finiraient par céder sous les kilos, soi-disant ils craignaient pour sa santé, derrière des papotages saupoudrés de sarcasmes. Dans la cour, les enfants, sous l’influence de leurs parents et des membres du corps enseignant, la refusaient dans leur cercle, l’excluaient de leurs jeux. En la pointant du doigt, ses congénères chantaient : « Grosse Baleine à Bosse » ou « Soso le Cachalot ». Elle se maquillait un peu pour avoir bonne mine, à neuf ans, avant de rentrer chez elle, ne souhaitant pas alarmer ses parents de cet état. Elle s’inventait de la pudeur devant sa mère dans le but d’éviter d’éventuelles irruptions dans la salle de bains, car elle voulait à tout prix cacher les meurtrissures de sa peine quand elle était captive d’une crise de larmes.
Les années collège furent pires encore. Les garçons autant que les filles s’en donnaient à cœur joie, alertant tout un chacun dès son entrée dans un couloir, dans une classe : « Attention, voilà l’éléphant, poussez-vous sinon ça va faire mal ! » À la piscine, ils scandaient en chœur : « Vite les gars ! Sortez de l’eau ! Faites gaffe au tsunami ! » Si, par mégarde, un beau jeune homme apparaissait dans son champ de vision, outré de la voir convoiter un « dieu », on la réprimandait. Elle était témoin des amourettes et des Saint-Valentin, mais jamais actrice de celles-ci. Plus tard, le rôle de la bonne copine marrante, ce vieux cliché, lui fut taillé sur mesure.
À la suite d’une tentative de suicide par défenestration, elle est restée deux mois à l’hôpital et deux ans sous antidépresseurs mélangés à des anxiolytiques. À cette période, c’est l’anorexie qui a failli la tuer. Des années de thérapies, une reprise de poids suffisante et la rencontre avec Jean-Yves ont eu raison de ce malheur. Toujours en surpoids, mais soulagée de ne plus être en obésité morbide, elle se sentait mieux et supposait avoir vaincu ces démons.
Cela fait bien quinze ans que cela ne s’était plus produit. Elle en est sérieusement retournée, choquée et surtout atterrée de réaliser combien elle a été dans le refoulement, persuadée d’avoir obtenu la guérison. Je lui rappelle l’un des maux incalculables de notre société qui nous conditionne à tout un tas de règles et de contraintes auxquelles nous soumettre, sans quoi on est marginalisé. Pour certains, faire partie des exceptions ne pose aucun problème, pour d’autres, dont Sophie, c’est une forme d’enfer personnel. J’insiste :
–– Sophie, très honnêtement, tu es une femme raffinée, dans tes gestes et dans la vivacité de ton esprit. Tu n’as pas à te préoccuper de propos aussi sordides. Je sais que c’est facile à dire, mais cela n’empêche pas l’objectivité de la chose. Il y a des beautés et des laideurs objectives, oui, dis-je devant sa mine hésitante. Selon moi, quand on est moche dedans, ça se voit dehors et c’est pareil quand on est beau. Tu es belle, à tous les niveaux ! Ne laisse jamais personne tenter de te faire croire le contraire !
Ne parvenant pas à retenir son émotion, elle sanglote :
–– Merci Elena. Je sais que tu as raison mais, comme tu le dis, ce n’est pas toujours facile à gérer ces choses-là. Ton discours me fait beaucoup de bien, en tous cas. Tu es une personne formidable ! J’ai de la chance d’être ton amie.
–– Non, c’est moi qui ai de la chance, vraiment.
Je souris, émue à mon tour.
Le vent mugit, quelques gouttes traversent le feuillage au-dessus de nos têtes. Le ciel gronde, accablé de nuages froids et gris. La luminosité décline rapidement, laissant la rumeur du soir s’approcher. Cet incident m’a fait perdre le chiot de vue. De prime abord, il était à nos pieds, mais il a disparu. Nous paniquons. Je l’appelle tandis que Sophie fouille les lieux de son mieux malgré l’acharnement de la météo. Des trémolos dans la voix, je murmure :
–– Il est parti…
–– Ne dis pas de bêtise, voyons. Il doit être terrifié, le pauvre bébé. On va le retrouver, ne t’inquiète pas, me promet-elle en me serrant contre elle.
La noirceur des cumulus regagne en vigueur, des éclairs déchirent le ciel, l’orage s’écrase sur nous.
Je prends tout à coup pleine conscience de l’importance de ce chien : si je le perds, je me perds. Je suis prête à retourner la terre, arracher les sapins, fendre une montagne. Je ne quitterai pas cette jungle devenue infernale sans LUI. Le vent est un vrai fouet noyé d’eau qui nous flagelle en tous sens, mais il peut frapper, sa force restera inférieure à celle qui m’anime à cet instant.
Je retrouverai mon chiot et le doute n’effleurera jamais cette certitude.
Parce que je suis unique pour lui et qu’il est unique pour moi…