Alimë n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Comment dormir après tout cela ? Pour lui, c’était impensable. Bien sûr, Yséïs ne serait pas de cet avis, mais il avait besoin de remettre ses idées en place.
Il fixa le plafond de la chambre, longtemps. Il aurait pu le décrire à la perfection, tous ses détails, toutes ses imprécisions. Allongé dans ses draps, le petit assistant prenait le temps de se rassurer. Il tentait de se convaincre que tout allait bien. Qu’à présent, tout allait rentrer dans l’ordre. Pourquoi en serait-il autrement ? Il avait pris un risque, cru qu’il aurait à en subir les conséquences, mais finalement, tout allait pour le mieux. Ils ne l’avaient pas vu, lui, sur les vidéos de surveillance.
Tout allait bien.
Tout allait parfaitement bien.
Alimë se retourna dans son lit. Il sentait le grésillement instable des rêves de ses compagnons de chambre. Leurs songes étaient semblables pour lui à trois faibles rais de lumière, à trois fils tendus vers lui, qu’il aurait pu saisir pour s’en imprégner. Ils émettaient un bruissement léger que seul le garçon percevait, et qu’il n’avait ce matin-là aucune envie d’entendre. La sensation de son pouvoir dans le creux de ses mains l’empêchait d’oublier le cauchemar de la jeune Aïdenon du secteur C. Le tremblement de l’air autour des yeux d’Alimë contraignait les images à refaire surface et à éclater, bulles de rejet, de tristesse, de peur.
Finalement, la nuit passa. Avec soulagement, le petit assistant sentit les songes de ses trois amis s’effriter, se disperser, puis disparaître totalement. Alors seulement, en se levant de son lit, trois heures seulement après s’y être allongé, il sentit la fatigue qui pesait sur ses épaules étroites.
º • · .•. · • º
Enfin.
C’est ce que pensa Alimë lorsqu’il sentit le liquide salvateur imprégner de chaleur tout son être embrumé. La tasse blanche lui brûlait les doigts et il trouvait cela merveilleusement agréable. Il avait besoin de sentir le réel au bout des doigts, aussi douloureux et noir fût-il.
Il sourit à cette pensée. Son café était très noir, en effet. Il déposa la tasse devant lui, au centre de la soucoupe dans laquelle on le lui avait servi, et y versa du lait, donnant naissance à un orage brun dans sa boisson.
À côté de lui, Yael et Ana se chamaillaient gentiment. Mirym revint du buffet-cantine quelques instants plus tard, chargé d’un plateau contenant leur petit-déjeuner.
– Plus de myrtille, désolé, on va se contenter de la fraise, annonça le jeune homme en s’installant sur sa chaise de plastique bleu dont le dossier accompagna son geste d’un grincement sonore.
Yael grimaça en se servant de confiture :
– C’est toujours le meilleur qui part en premier…
– Ben oui, c’est un peu logique, nota Ana.
– Oui, je sais, mais j’avais besoin de me plaindre, là. Et d’ailleurs, si tu t’étais habillé plus vite, on serait peut-être arrivés assez tôt pour en avoir, Ana-crouse [1] !
– Ah, oui, pardon, demain je cours en pyjama jusqu’au buffet et je me jette à travers toute la pièce sur la confiture de myrtilles.
– N’importe quoi, lança Yael sur un ton qui se voulait exaspéré.
Mais bientôt l’image fit son chemin dans l’esprit du jumeau. Et les deux frères ne purent entraver leur fou-rire.
Leurs éclats de bonheur scintillants firent du bien à Alimë, qui respirait son quotidien à pleins poumons. Son épuisement le rendait nerveux ; il avait besoin de relâcher la pression, de se sentir chez lui. C’était exactement ce qu’il ressentait à ce moment précis : il était chez lui, entouré des personnes qu’il connaissait. Rassuré d’avoir retrouvé un peu de paix dans son esprit tumultueux, il porta une nouvelle fois sa tasse à ses lèvres. Les nuages laiteux s’étaient dissipés dans la tasse, mais un filet de fumée s’élevait en serpentant du liquide devenu doré.
Dans leur agitation, les jumeaux ressemblaient à deux enfants agités. Ils plaisantaient et se moquaient l’un de l’autre dans une complicité qui n’existerait jamais qu’entre frères et sœurs. Un petit morceau de joie concentré dans le regard de deux personnes, et qui réussit à arracher quelques sourires à Mirym.
Puis, ce qui devait arriver arriva.
Ana se tourna vers Alimë, les yeux brillants :
– Mais en fait, tu étais de garde en secteur C hier soir… Tu étais là-bas quand la sécu’ a dû intervenir ?
Le petit assistant se tortilla sur sa chaise. Il ne s’était pas vraiment préparé à répondre à cette question, trop occupé à penser à ses propres problèmes. Ceux qu’il devrait garder pour lui jusqu’au soir encore.
– Oui, j’étais encore en C.
– Ouah, ça devait être incroyable ! s’exclama Yael.
– Qu’est-ce que tu as vu ? s’enquit son frère.
– Vous serez déçus, prévint Alimë.
Voyant que tous les yeux restaient rivés sur lui, le petit assistant s’expliqua :
– Je n’ai rien vu de spécial, j’ai juste entendu un bruit. J’ai marché dans sa direction, et puis l’alarme a retenti.
Ou du moins c’était ce qu’il avait dit aux membres de la sécurité, avant de remonter vers la zone d’habitations. La réalité était plutôt éloignée de la version des faits qu’il leur présentait. Mais il n’avait pas le choix.
– Oh. Zut, je pensais que ce serait un récit inquiétant et plein de suspense, se plaignit Ana.
– Bienvenue dans le monde réel, dit Alimë, un demi-sourire aux lèvres.
Et cette remarque s’adressait autant à son ami qu’à lui-même.
Six heures. La grande horloge de la cafétéria mit un terme à leurs discussions. Comme la veille, Mirym et Yael s’en allèrent vers le complexe médical et, cette fois-ci, Anatole et Alimë suivirent le mouvement afin d’avoir le temps de se préparer.
º • · .•. · • º
La tour se découpait à contre-jour. Une ombre parmi les ombres de la mer. Une vague parmi les vagues de la mer. Mais une vague bien plus grande. Et une ombre bien plus sombre.
Au sommet, semblable aux ailes déployées d’un goéland, une plateforme. Deux excroissances surplombant les flancs de ce monstre de métal. C’étaient les habitations supérieures. Celles des docteurs, des spécialistes, des dirigeants. Tous ceux qui pouvaient se vanter de donner des ordres. Des femmes, des hommes, qui n’avaient en commun que leur fierté. La fierté de se trouver là, dans les ailes de la tour, au sein même de ces excroissances directrices.
Tous les matins, tous les soirs, la tour se transformait en une silhouette difforme. Les ténèbres prenaient possession de ses murs, de tous les recoins de son corps aux formes mathématiques, et toujours ce soleil d’ambre s’enfilait derrière elle, déversant sa lumière de miel sur la peau de la créature.
Et la lutte éternelle s’inscrivait une fois de plus dans les plis de la tour.
Lumière.
Obscurité.
À sept heures moins dix-huit minutes, un garçon, tout juste un homme, traversa cette lumière d’or, le regard rivé sur la ville d’Ageïra. Tous les matins, Alimë passait devant l’une de ces grandes vitres avec vue sur les longs bâtiments filiformes, au loin. La gigantesque cité occupait presque tout l’horizon. Le garçon se demandait ce que cela faisait, de vivre loin des rives. De vivre sous un toit, sans jamais voir la mer, ni la terre, ni le ciel. Ce devait être un monde triste, se disait-il. Et pourtant, si peu de personnes vivaient sur les côtes qu’elles se comptaient sur les doigts des mains de trois personnes. C’était ce que disait Seth.
Pourquoi ? Pourquoi la population fuyait-elle ainsi les rivages ?
Pour leurs pouvoirs. Parce qu’ils le préféraient à la nature. Parce qu’ils mettaient plus d’importance dans leurs faibles capacités magiques que dans leur environnement. Mais un jour, pensait Alimë, ils regretteraient ce choix.
À sept heures précises, il arriva devant la porte immaculée du labo, dans lequel il allait travailler toute la journée durant. Il n’eut pas besoin de toquer : la porte s’ouvrit et dévoila la blancheur aveuglante de la blouse du Docteur Lestrange.
– Bonjour Docteur.
– Sohon, vous êtes à l’heure. Parfait.
Le docteur s’éloigna à grands pas dans la pièce afin de retrouver son bureau, derrière lequel il était vraisemblablement assis quelques secondes auparavant.
– Fermez la porte derrière vous, Sohon, lança-t-il à l’adresse du petit assistant.
Le garçon s’exécuta dans le froissement doux de sa combinaison bleue, et le cliquetis de la poignée scella le début de sa journée de travail. Journée qui durerait jusqu’à dix-huit heures trente, et ressemblerait cruellement à la précédente.
º • · .•. · • º
Une douce lumière blanche enveloppait Alimë ce soir-là. Sa respiration soulevait ses draps dans un rythme régulier et, au milieu de son lit, dans l’air bleuté de la nuit, il ne pensait plus à rien. À l’affût, il attendait de sentir le troisième fil. Le troisième songe qui volerait vers lui. Celui qui lui donnerait le signal de départ. Il devait toujours patienter jusqu’à sentir ces trois rêves, simultanément. Sinon, ses compagnons pourraient le surprendre à sortir.
Il se tourna en direction de la fenêtre ronde de la chambre. Cette ouverture qui continuait de le fasciner comme au premier jour. Il ne saisissait pas bien pourquoi, mais il la considérait un peu comme un dernier lien avec son passé. Avec sa famille. Lorsqu’il regardait à travers le verre, il avait le sentiment que le regard de sa mère, de son frère, se posaient sur lui. Lorsqu’il observait la lune, emprisonnée dans ce petit cercle métallique, il se disait que leurs yeux s’y rejoignaient.
Il espérait toujours qu’ils pouvaient le comprendre.
Un frottement résonna, suivi d’un picotement nouveau dans la paume du garçon. Le troisième fil était né. Alimë le sentait, tremblant, encore faible. Puis, petit à petit, il se calma. Se tendit. Et Alimë put se redresser sur son lit. Lentement, il enfila un pull vert foncé au-dessus de ses larges pantalons bleus. Les couleurs s’accordaient atrocement mal, mais c’était le cadet de ses soucis. Il enfila ensuite une paire de chaussures en toile souple, qui avaient l’avantage de rester silencieuses lorsqu’il marchait dans l’obscurité de la tour endormie.
Et après avoir quelques affaires sous son drap, il tourna la poignée de la porte et l’ouvrit sur les faibles néons des couloirs.
Quelques pas plus loin, tout semblait calme. Lentement, Alimë progressa dans ce monde en clair-obscur. Chaque porte abritait une ombre, chaque câble au plafond cachait un petit morceau de ténèbres. Toute aspérité devenait repère de l’obscurité. Dans cet étrange décor nocturne, teinté de l’argent de la lune, le garçon se dirigeait précautionneusement, son ombre tantôt le suivant tantôt le précédant.
L’on aurait pu croire que les couloirs étaient surveillés. C’est ce qu’avait pensé Alimë, du moins, durant ses premiers temps à la tour. Et pourtant, il avait compris par la suite que les couloirs des habitations, du moins les habitations inférieures, étaient déserts durant ces heures tardives. Pas de gardes, pas même une petite caméra de surveillance.
Car toute la sécurité était concentré dans le bas des entrailles de la tour, et toutes les caméras étaient braquées sur les corps affaiblis des Aïdenons.
Et qui aurait pensé qu’un Aïdenon pouvait justement arpenter les couloirs de la zone d’habitation ? Personne. La tour avait confiance en son personnel. La tour avait confiance en Alimë.
Mais la tour avait tort.
Le petit assistant était arrivé sur la plateforme de métal dix minutes avant vingt-deux heures. Il avait traversé sans problème l’arrière du décor du complexe, se dirigeant instinctivement dans ce dédale de passerelles et de tuyaux. À présent, il était assis, le dos appuyé contre la peau grise de la tour émergeant des eaux, et il attendait.
C’était une nuit calme ; le vent se balançait doucement dans les airs et laissait en paix les cheveux clairs d’Alimë, signalant sa présence d’un simple frôlement froid. Des centaines de mètres sous les pieds du garçon, ce même vent ridait la mer de petites vaguelettes. L’océan dormait, lui aussi.
– Brrr, toujours aussi glauque par ici… T’as pas peur de tomber, des fois ?
Alimë rit. Il attendait ce moment depuis si longtemps… Enfin, se dit-il pour la seconde fois de la journée.
– Salut, Yséïs.
– Alors, tout fonctionne par ici ? Qu’est-ce que tu faisais hier soir pour ne pas pouvoir me parler, je pensais que les horaires de travail étaient strictes ?
– Disons que j’ai fait des heures supp’. Dans les rêves d’une Aïdenon.
– Vraiment ? Mais qu’est-ce que t’espères trouver dans les rêves d’un détenu ? Je croyais que t’utilisais ton pouvoir sur le personnel…
– C’était un agent infiltré. Elle s’est fait choper. Ys’, j’ai besoin de toi, il faut que je sache si elle travaillait avec nous.
– Oh, je vois… Oui, ça, ça peut être intéressant… Tu penses qu’elle était envoyée par Seth ?
– J’en doute… Mais autant vérifier ça.
Alimë décrivit le sujet C3 – 02 – 01 du mieux qu’il put. Après que son amie eut pris note de la signalisation de l’Aïdenon, le garçon lui demanda :
– C’est pas dur, de contrôler deux corps en même temps ? Je veux dire, tu vois deux endroits en même temps, c’est perturbant non ?
– Oh, on s’habitue, tu sais… Enfin, non, tu sais pas. Mais maintenant tu sais. Bon, c’est pas tout ça, mais comment t’as su pour l’ex-agente infiltrée ?
– Je l’ai vu dans le rêve d’Ana. L’un de mes coloc’, ajouta-t-il. Il travaille sur cette affaire, et plusieurs autres histoires d’espions. Mais celle-ci est la seule récente de moins de dix ans…
– Méfie-toi de lui.
– D’Ana ? Aucun risque, et puis c’est un ami. Je le connais bien.
– Un “ami” ? Tu trahis tous ces gens, Alimë ! S’ils apprenaient qui tu étais, ils n’hésiteraient pas à faire de toi leur cobaye pour leurs petites expériences et à te cribler d’aiguilles ! Ces malades ne sont pas comme nous, tu le sais.
Le cœur d’Alimë se serra. Elle avait raison, bien sûr, et pourtant… Pourtant il aurait aimé croire qu’une réelle amitié pouvait exister entre lui et ses trois compagnons. Être seul où que l’on aille ; c’était le prix à payer quand on avait une double-vie.
Sentant la peine du garçon, Yséïs mit fin au silence :
– Et alors… t’as appris quelque chose sur cette fille ?
Alimë inspira profondément.
– C’est très flou pour le moment… Des impressions, des images furtives… Son rêve était très violent. Un traumatisme. Elle était terrifiée par la découverte de son double-jeu. En revenant à moi, je sentais encore le poids de sa peur dans mon corps. C’était… horrible.
Il s’arrêta un instant, puis reprit :
– Il y a un détail qui me dérange. L’une des personnes du rêve, je crois, mais je ne comprends pas laquelle. Sans l’eau tout autour de moi, tout aurait été plus simple ! Mais là… Les images étaient floues. Et douloureuses.
– Il y avait autre chose ?
– Oui, j’ai vu aussi qu’elle sortait un dossier d’un tiroir. Un dossier qu’elle essayait de voler. Mais je ne parviens pas à retrouver les mots qui y étaient inscrits. Ça se passait si vite… Il faudrait que j’y retourne.
– Al’, je comprends que tu veuilles y retourner, mais n’oublie pas : dix secondes. C’est le temps qu’il faut à la sécurité pour investir les lieux. En dix secondes, tu finis comme cette Aïdenon.
– Oui, oui, je sais. La sécurité m’a arrêté hier soir.
– QUOI ? La sécurité t’a ARRÊTÉ ?
– Calme toi, je n’aime pas crier. Oui, j’ai cru qu’elle m’avait vu sur les caméras. Mais en fait un autre Aïdenon s’était enfui.
Les deux amis se turent de longues secondes.
– J’aime pas ça, Al’. Ils surveillent bien la zone de détention. Trop bien. Tu as eu de la chance de ne pas t’être fait prendre la première fois, mais ça ne veut pas dire que ça va durer. Ils avaient certainement les yeux rivés sur la caméra de l’Aïdenon qui s’est enfui. Ce ne sera pas le cas la prochaine fois.
– Je ferai attention, assura le garçon. Ne t’en fais pas, je trouverai bien une solution.
En réalité, Alimë intégrait peu à peu les propos de la jeune femme. C’était vrai. Il avait eu une chance inouïe. Soudain, cela l’effrayait.
– Je trouverai quelque chose, répéta-t-il.
Mais cette fois-ci, c’était pour se convaincre lui-même. Yséïs ne répondit pas. Après quelques instants, elle lui annonça :
– Faut que j’y aille, désolée… Écoute, c’est peut-être mieux que tu ne retentes pas le coup du rêve. Il doit bien y avoir d’autres moyens de te renseigner sur elle, non ? Des dossiers, les rêves de ton ami, je suis sûre que tu trouveras quelque chose. En attendant, je parle à Seth et je lui demande ce qu’il en pense. Et s’il la connaît. Ensuite, on avisera.
Le départ précipité de la jeune fille attrista Alimë, mais il se contenta d’acquiescer. Elle avait raison. Une fois de plus.
– Parfait. Je te recontacte dès que j’en sais plus. Dans quelques jours, tout au plus.
Le garçon hocha la tête.
Quelques instants plus tard, Alimë estima qu’Yséïs était partie. Il observa quelques instants encore cette lune ronde et pleine, avant de s’en retourner dans sa chambre. Libéré de toutes ses inquiétudes, il réussit à s’endormir. C’était la première fois depuis trois jours, et pour la troisième fois de la journée, il pensa :
Enfin…
– – –
[1] Aussi dite “levée”, une anacrouse désigne, en musique, les notes qui précèdent la première mesure complète d’un morceau. Ici, le sens de la plaisanterie est donc qu’Ana a trop tardé avant de débuter la journée.
Je continue :)