Chapitre II : Un enfant qui pleure

Par Carmen
Notes de l’auteur : Ce chapitre est tout frais ! Par ailleurs n'hésitez pas à me faire savoir si la mise en page des dialogues vous pose des problèmes de lecture, je n'arrive pas à insérer les tirets sur ce site :'/ Sur ce je vous souhaite une bonne lecture !

Chapitre 2 : Un enfant qui pleure

 

"Léon m'a demandé s'il avait l'autorisation de passer le nouvel an chez Dejan, comment vouliez-vous que je lui dise non ? La proposition vient des parents du petit, même moi j'aurais accepté ! Forcément ça n'a pas plus à mes beaux-parents et on s'est brouillés. Mais on a trouvé un compromis, c'est Dejan qui est venu à la maison."

Le Dr. Lindt ne me faisait pas payer pour ce genre de consultations.

 

"Léon a l'air de ressentir beaucoup de pression familiale."

"Je sais bien…"

"Tu es sûr de ne pas vouloir me l'amener, juste une fois ?"

"Ce n'est pas contre vous, docteur, mais je préférais que ce soit un de vos collègues, qui ne connaîtrait rien de moi."

"Ça s'entend. Pas de nouvelles du jeune étranger ? Je me souviens que cette rencontre t'avais marquée, d'une manière." 

 

Cette question me donna à penser, pourquoi m’avait-elle marquée ? Il ne s'était rien produit entre nous ce soir-là, et c'était peut-être ce qu'il y avait de plus troublant. Lorsque nous avions pris place en rangées pour la messe, je m'étais installée entre lui et Léon et en avait profité pour faire de brèves présentations avec le père et la mère Roijakkers à quelques sièges d'écart. Mes contacts recevaient rarement l'approbation générale, et cette fois, pas différemment des autres, Milan obtint un salut de tête courtois et un semblant de regard. Cependant je remarquai que lui, en revanche, n'y resta pas indifférent, son souffle s'accéléra et il pâlit à vue d'œil. Pire encore, il s'excusa et prétextant un mal de tête, nous quitta au beau milieu de la cérémonie, sous les plaintes des saints et des chérubins courroucés. La lueur des cierges dans le creux de cette obscurité ovale et étouffante déchira son ombre en des visages soupirants et sanglotants. Il sortit à point, on ne le revit pas.

On ne le reverrait sûrement plus. Qu'est-ce que cela avait de spécial ? Pourquoi toujours associer aux évènements ma vie à un sentiment d'inévitable ? Fatalité et tragédie d'une part, prophétie auto-réalisatrice et destinée manifeste de l'autre ? Peut-être que tout cela était sans importance, peut-être que ma vie ne valait rien et que je devais ne rien en attendre, mais je ne parvenais pas à m'en convaincre.

 

“Il faut exercer ton agentivité,” conclut-il en disséquant avec la précision de l’habitude le tableau pendu au-dessus de son bureau, dans mon dos.  Le grand jour de sa colère, une copie bien sûr, en grand admirateur de John Martin il possédait également un exemplaire du Pandémonium mais sa femme avait eu la jugeote de lui rappeler que le rôle d’un cabinet n’était pas d’offrir une vision prématurée de l’enfer. Elle fut ravie de le savoir suspendu dans la salle de billard plutôt que dans la chambre de leur couple. J’étais curieuse de voir quel genre de maison un médecin en fin de carrière et sa femme à la dôt généreuse pouvaient s’offrir, enfin, nous gardions une distance professionnelle. 

 

“Comment cela ? 

"Tu as une grande personnalité Valérie, une véritable force de la nature, très remarquable, mais cela ne perdurera pas si tu te cantonne à jouer ce rôle de veuve misérable qui pleure son mari. Ce que tu as commis est très grave, je n’en démens pas, mais ce que tu as vécu est terrible aussi, d’une autre façon. Tu ne crois pas qu’il est l’heure ?" 

"Docteur, vous savez bien que les leçons de vie n’aident à rien…"

"Je te parle d’un plan d’action, d’un conseil si tu préfères. Tu ne te confesses pas souvent n’est-ce pas ? Car tu sais ce que la voix de l’autre côté de la grille t’aurait dit : 

“Il faut t’excuser auprès du mari et de la femme, et de ton fils, tes beaux-parents et tes ancêtres, adresse tous les jours un pardon Là-haut et un pour les êtres de la Terre.”

"Non, non non, qui a parlé de ça ? Moi je ne vois que quatre victimes : toi et ton fils, et le couple qui n’a jamais eu rien à voir avec Jakob ni avec ce qu’il t’a donné."

"Ah ! Si Erwin et Agnès pouvaient voir les choses comme vous…"

"On parle de péché mais à mon avis il y a une vertu cathartique dans la colère."

"Ce serait bien quelque-chose que dirait Yahvé."

"Que veux-tu, on n’échappe jamais à ses racines."

"Dieu mène la vie dure aux émancipés."


 

Les pêchers du jardin public méprenait la bise favorable de cette semaine pour l’arrivée du printemps. Une quantité impressionante de canards bectaient des petits insectes hors du bassin ou nageaient en va-et-vient sous l’arche d’un pont en pierre, pour s’abriter de la bruine suspendue dans l’air qui tombait par moments sans troubler la surface de l’eau. Un couinement régulier indiquait que quelque-part, des enfants devaient faire de la balançoire, tandis que je suivais à quelques pas de distance un vieux couple, la femme promenant son mari dans une chaise roulante qui lui caressait la main tenant la poignée. Je les suivais, mais par hasard. C’était le parc où Herr Jovanovic, vous-savez-qui, se promenait souvent en compagnie du personnel médical. Tenant Heidi en laisse, le poignet souple (elle n’aboyait jamais contre les autres chiens), je me laissai distraire par le jardin d’Hydra, un autre nom pour le jardin des roses, où se dressaient des fontaines et le fameux temple de l’amour. Six pilliers de marbre blanc, le sommet auréollait un aube doré, une éclipse secrète, cachée dans le paysage, illusion d’optique où que sais-je. En son centre, une ingénue romaine et son fils ailé, mais peut-être n’était-ce pas vraiment le sien, Dieu donne et reprend ce qu’il désire, peut-être qu’elle a des problèmes cependant, pas même méchante elle a trompé son amant. Véronique dirait qu’un seul amant c’est ennuyant, deux c’est amusant. Pour moi le comique n’est pas dans le nombre mais dans ce qu’on oublie pendant ce temps. Toujours des yeux qui nous regardent. Je voudrais une Sappho pour me fixer dans le feu des yeux et m’assurer que toutes les femmes sont un peu méchantes, mais qu’elles savent être douces aussi, et que c’est par cette volupté que tout le monde oubliera que dans ce monde de tromperie on aime aussi être cajolées par sa semblable.

 

J’ai la désagréable sensation que passé trente ans toutes les femmes ont des enfants, qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Où se trouve maintenant le pays des nymphes et des sorcières ? Certaines le cachent bien, retirent leurs alliances et cachent leurs cernes, un semblant de fraîcheur d’une époque fantasmée, plus heureuse, mais malheureuse plus certainement. Une chose est vraie, on les trouve dans les forêts boisées, territoire de conte où la nature montre ses branches crochues, les cavités hululantes où dorment tapis des lièvres la robe couverte de terre, des taupes aveugles et des hiboux au long cou, forêts où je me perds et m’oublie, où la route de mon chez-moi s’efface. Val part en forêt avec son chaperon rouge et son petit pot de beurre, Val s’écarte du chemin, Val chante avec les bêtes et les âmes en perdition, Val ne s’en retournera plus, jamais plus jamais, je vous le dis, Val a perdu la tête et son manteau rouge mais a marchandé avec le loup : “J’ai des grandes dents mais ne craint rien, mon enfant.” On entendrait encore Heidi glapir avec le lapin, la grue et le renard, on l’entendrait pleurer avec le loup, le renard et la belette. 

 

Une demoiselle apparut au coin de l’eau, mais sûrement était-ce encore l’une de ces dames de grands seigneurs. Elle avait des anglaises d’un blond chaud et doré, vêtue de cette teinte entre le blanc et le crème avec des rubans lavandes autour de sa taille, de son cou, fixant sur sa tête un chapeau cloche blanc orné de branches de romarin fraîches, les avaient-elles cueillies elle-même ? Ou bien était-ce un jeune jardinier qui était s’enamouré de son charme fânant comme une fleur séchée, qui conserve sa couleur d’antan ? Mais elle regarda derrière elle, malheur, elle jeta un regard derrière son épaule et affecta un rire étourdi : “Mon dieu chéri, j’ai mouillé le bas de ma robe, tu sais comment je déteste avoir froid aux chevilles, c’est un coup à attraper la mort.” Elle en aurait rit comme si ce n’était pas elle mais son petiot qui avait rempli ses souliers en tentant d’attraper une grenouille à pleines mains. 

Mais j’ai vu de la douleur dans son regard et son sourire s’effaça. Son mari ne la regardait pas, Herr Jovanovic n’avait que de yeux pour moi, moi et ma chienne, dans mes habits du dimanche : ni belle ni menteuse, une robe grise, assez ample en-dessous de la taille, des volants couverts de motifs ornementaux, et un manteau noir à l’encolure fourée comme une écharpe pendante des deux côtés de mon cou. Je l’avais commandé tandis que j’étais encore en deuil de mon père, j’avais fait rajouter de la tulle noire à mes chapeaux pour me couvrir le visage, c’était le cas de celui d’aujourd’hui, il était bleu marine ainsi que mes gants. On aurait dit qu’il avait vu un fantôme, est-ce que je venais souvent hanter ses nuits ? 

 

Par réflexe je fis venir Heidi à mes pieds. Elle couinait faiblement, je n’avais jamais autant appréhendé ce moment, et l’homme comme la femme, pour des raisons différentes, mais surtout le fils. 

“Misha, Misha ? Mikhail, vient dire bonjour.” Elle comptait me rappeler tout ce que j’avais jamais eu à regretter. 

 

Le petit en marinière faisait à peine plus jeune que Léon, à un ou deux ans près. Quand il tendit la main vers moi je crus qu’il voulut me serrer la mienne, comme l’aurait fait un adulte, mais je réalisai que son attention se portait sur le chien. 

 

“Je peux caresser ? fit-il sans timidité."

"Oui… va-s’y."

"Comment il s’appelle ?"

"Heidi.”

Comme si elle-même avait attendu mon accord elle lui lécha les doigts tandis qu’il caressait ses poils blancs et duveteux, dans sa manière de faire et de se mettre à sa hauteur, il me rappelait la façon dont Léon s’agrippait à elle lorsqu’il avait du chagrin, comme s’il voulait être porté à nouveau. Il se tourna et pointa les deux figures que je n’avais sûrement pas oubliées, à quelques arbres de nous.

“C’est mon papa et ma maman. 

"Oh je vois, tu es donc le “grand” Mikhail Jovanovic."

"Non, le petit. Le grand c’était mon grand-père.”

 

Pas moins menaçantes que des bêtes tapies dans l’ombre l’homme et la femme, que j’avais eu l’impression de connaître depuis toujours s’étaient rapprochés, bras dessus bras dessous, mein Herr boitait déjà légèrement à notre première rencontre, une vieille blessure du temps de son service, qui avait d’ailleurs mis fin à sa carrière. Malgré la cane qui le soutenait je trouvais que sa peine à se mouvoir s’était encore accentuée.

 

“Valérie, meine Frau.” Cela me prit tellement de court que j’en eus le souffle coupé. Qui aurait cru qu’il m’appellerait comme ça ? Quoi qu’il fasse de la gêne et de l’angoisse qui faisaient tremblotter sa voix, elle était tendre. Une pastille au miel, le son d’une cascade frémissante. C’était beaucoup trop intime, beaucoup trop gentil, un tour de mon esprit.

 

"J’espère que la lecture de mes lettres ne vous a pas trop ennuyé…” Je ne savais pas quoi dire, mais d’une manière, qu’est-ce qui n’avait pas été dit ? Combien de fois avais-je promis de me repentir, de ne plus, jamais plus accomplir un mal aussi effroyable, je le remerciais même de ne pas m’avoir tuée de honte, d’en avoir fait un secret sans même que je n’aie l’audace de le lui demander (et je ne l’aurais pas fait, et peut-être que secrètement j’aurais préféré que tout le monde le sache et me haïsse pour ce que je suis : un monstre, une adultère). Je lui ai même dit que j’avais eu un fils.

 

“Pas du tout, au contraire, elles m’ont tenu compagnie pendant ma longue convalescence. Par ailleurs je te présente ma femme, Hermania Mikhailovna, ou Hermania tout court. Après tant d’années auprès de sa famille elle et mon fils sont enfin rentrés de Russie.”

À ma surprise, alors que son époux s’était assis sur un banc, Hermania vint à ma portée et prit ma main dans les siennes comme si j’étais une jeune personne, nous ne devions avoir que dix ou quinze ans d’écart.

“Nous ne devrions plus avoir de raison d’y retourner désormais, malheureusement. Ces dix années ont été affreusement longues, vous ne pouvez pas savoir. J’étais curieuse de vous rencontrer, vous et votre fils, il n’est pas avec vous ? 

"Il est chez ses grands-parents."

"Oh vraiment ? Parlez-vous d’Erwin et Agnès Roijakkers ?"

"Comment…"

"J’étais une amie de Jakob, vous ne pouviez pas le savoir. Aussi je suis désolée.”

 

Un dialogue de sourd, je n’entendais rien à ce que ses mots voulaient dire. Depuis quand savait-elle pour Léon ? Je n’en étais pas vraiment étonnée, c’est le genre de chose qui se dit dans un ménage (je suppose), mais tout de même. Et puis en d’autres circonstances je n’aurais pas manqué de lui dire en face mais j’ai toujours détesté les amis de Jakob, et lui-même ne les aimait pas beaucoup non plus. C’était pour la plupart des gens de sa société ou de son milieu universitaire, des professeurs avec lesquels il croyait posséder un lien spécial ou bien des pseudo-savants et hommes d’affaires qui aimaient se brosser le dos et se féliciter entre eux. Je n’ai jamais compris ce qu’il cherchait à obtenir ou à ressentir par leur fréquentation. Le pire c’est que on ne pouvait pas dire que j’avais vraiment d’amis moi-même, dans la mesure où toutes mes rencontres et entrevues étaient motivées par un intérêt commun avec la promesse d’aucun lendemain, jamais. En ce sens donc, j’avais de nombreux partenaires pour à peu près tout et n’importe quoi, j’avais ce talent, m’avait-on dit, et c’était un talent bien maudit, d’effacer la frontière entre le personnel et l’impersonnel, qu’il y avait toujours quelque-chose d’intense et d’anodin à discuter avec moi. Paradoxalement, dans ma relation avec le Dr. Lindt, avec Herr Jovanovic, c’était l’entrave de la nécessité qui nous avait liés, et qui d’une manière me soulageait de la tentation de fuir à tout moment. C’était la même chose qu’être enfermée avec quelqu'un dans une cellule, ne valait-il pas mieux tout faire pour s’entendre ? Du moins, c’est ma théorie. 

 

“Etiez-vous réellement sont amie ? Vous savez, je connais le genre d’homme qu’il peut être, mais peut-être dans ce cas en connaissiez-vous un autre.

"À vrai dire si je ne me trompe pas j’ai dû rencontrer votre mari le jour où vous avez rencontré le mien. Comme vous pouvez vous en douter il ne m’a pas fait forte impression, mais je gardais à l’idée que les gens agissent comme ils le font pour une raison qui leur tient au coeur. C’est pourquoi je ne vais vous le demander qu’une fois et personnellement : pourquoi avez-vous fait ce que vous avez fait ? Et ne craignez rien, peu importe votre réponse je ne pourrai pas vous pardonner, donc allez-y."

"Le voir si bon ? Je.. je ne sais pas ? Ma vie venait d’être gâchée ce soir-même, et le voilà qui me tend son mouchoir pour essuyer mes larmes comme si la honte et l’humiliation et la douleur que j’avais subie n’était qu’un mauvais moment à passer, comme si c’était humainement acceptable ? Ils m’ont tous regardée comme une créature curieuse dans un zoo humain, comme si je souffrais d’une maladie honteuse ! On jette une couronne à l’orphelin famélique au bord de la route car c’est la bonne chose à faire, car il faut monnayer sa bonne conscience de nos jours et depuis toujours. On oublie ainsi que c’est de notre faute qu’il meurt comme un chien dalleux, mais vous pouvez me haïr autant que vous voudrez cela ne changera rien au fait que je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça ! Et pourquoi en voulant à la terre entière, car c’est bien connu que nous vivons dans le meilleur des mondes, je m’en suis prise à l’homme le plus aimable de cette assemblée de pourris qui effectuaient leur danse macabre. Et pourquoi cet homme se trouvait là, sinon parce-que vous y étiez vous aussi, et pourquoi j’ai eu un fils de lui mais jamais de mon mari, vous devez bien savoir pourquoi et pourquoi je le méprise ? Il a toujours voulu disparaître ! Il savait qu’il allait disparaître et pourtant il a voulu me tuer avant, il a fait de moi ce que je méprisais et craignais le plus : l’ennemi du genre masculin entier ; pères, époux et fils confondus. Si vous étiez son amie, ô moi aussi j’ai été son amie ! Alors dites-moi, Hermania Mikhailovna, pourquoi lui il m’a fait cela, et pourquoi il n’est pas à mes côtés aujourd’hui pour vous présenter nos excuses ? Pourquoi il pense que s’il existe un Dieu, il faut bien que ce soit Lui qui nous ait fait cela ? Je suis désolée ! Je suis vraiment désolée que personne ne veuille expliquer tout cela ! Rien n’y fait, rien du tout, je suis désolée, et je vous dis adieu.” 

 

Une boule dans la gorge m’empêchait de crier ou de pleurer mais j’avais les yeux rougis de rage ainsi qu’un phare aux joues de dégoût et de mortification. Je m’en irais ici et personne ne me retiendrait.

 

“C’était bienheureux de vous voir meine Frau, merci d’être venue.” Herr Jovanovic avait pris le petit Mikhail sur ses genoux. Il n’avait pas l’air en forme pourtant il était paisible, était-ce d’être entouré de sa famille ? Je pensais m’en tirer comme ça, mais au moment où je m’apprêtais à faire volte-face, il m’interpella avec un air de malaise et de culpabilité sous le scrutin de sa femme : 

“Je suis désolé de devoir formuler cette demande mais je souhaiterais vraiment, dans la mesure où ce sera possible, rencontrer votre fils. Il n’a besoin de rien savoir, ne vous inquiétez pas, mais j’aurais envie de le connaître. Et puis, peut-être que Mikhail et lui pourait s’entendre. Tout est plus simple avec les enfants, vous comprenez ?

"Oui, bien sûr… C’est normal. Sur ce, bonne journée.”

 

C’était ce que je craignais. La tournure la plus problématique quoique la plus naturelle de cette rencontre, ce pourquoi je l’avais repoussée pendant si longtemps, et de quel droit encore, je pensais que tant que Léon n’avait pas rencontré son “père” il ne demanderait pas à rencontrer son autre père. À l’un comme à l’autre, Léon et Herr Jovanovic, je ne pouvais rien refuser. 

 

Tandis que je m’éloignais du parc, empruntant une longue allée de peupliers noirs et blancs, un rayon de soleil perça à travers les nuages et les feuilles des arbres qui ondulaient allègrement. J’ouvrai mon étui métallique pour me rendre compte qu’il ne me restait presque plus de cigarettes, je me décidai à passer au bureau de tabac sur le chemin du retour sans m’attendre à y faire une rencontre improbable. La clochette sonna quand j’ouvris la porte et quelques visages se tournèrent vers moi, les autres restaient penchés sur ce qui les occupaient. Cela ne devait pas prendre longtemps, j’avais été obligée d’attacher la laisse d’Heidi à l’extérieur et ne cessais de zieuter vers elle, couchée derrière la vitre à reprendre son souffle, dès que j’en avais l’occasion. Cela ne dura pas quand j’aperçus la silhouette caractéristique d’un jeune homme affairé, emmitouflé dans un long manteau gris dont dépassaient juste ses boutons de manchettes. À son teint terreux et le drôle de mouvement de sa chevelure il ne faisait pas de doute qu’il manquait de repos. 

Comme il réglait ses achats je le laissai terminer, ce qui ne manqua pas de lui causer une attaque quand je l’appelai : “Herr Litvyak ? Milan, c’est bien vous ?” Il regarda à travers moi, quelque-chose le troublant indéniablement quand il reprit contenance.

 

“Valérie, quelle surprise, je suis venu acheter des timbres et vous ?"

"Du tabac, si vous voulez bien m’attendre cinq minutes.”

 

Ainsi je récupérai ma chienne et nous reprenions notre conversation dans la rue. J’allumai une cigarette et lui en proposai une qu’il accepta. Je me permis donc de demander : 

“D’où me connaissez-vous ?

"Que voulez-vous dire, du réveillon ?"

"Il me semble que non, je ne vous ai pas dit mon prénom. Et puis… on dirait que vous avez une image de moi ?”

Il soupira et se frotta la nuque, résolu.

“Je crois qu’il faut que nous ayons une très longue conversation vous et moi. Vous avez vu juste Valérie, je vous connais, de votre mari."

"Ça par exemple, décidément."

"Beaucoup de gens vous cherchent, vous et votre famille, les Roijakkers, c’est un signe et un cadeau du ciel que nous ayons pu ne rencontrer à temps."

"Et lui, où est-il ?"

"Il.. je suis désolé, il est mort, il y a presque dix ans.”

 

Désolé ? Est-ce que je suis désolée ? Qu’y a-t-il à dire, quand une telle chose peut s’annoncer en si peut de mots, résoudre tant de problèmes et en causant, ô tant d’autres ? Ça n’a aucun sens, Jakob est mort il y a dix ans ? Pourquoi que maintenant, pourquoi si jeune, si loin ? Mais il a déjà disparu, il est mort depuis ce soir-là dans mon esprit et dans ma vie, un démon, un démon vous dis-je ! Ou bien une âme en peine ? Il ne faut pas avoir de compassion pour ceux qui ne souffrent plus, les vivants sont bien plus à plaindre, quelle chance, quelle injustice, il n’a plus rien à voir avec les maux qu’il a causé -! 

Avec hésitation il posa sa main gantée dans mon dos et m’entraîna avec lui. 

“Je sais que vous ne me faites pas confiance mais s’il-vous-plaît, venez avec moi. J’ai eu si peur, si vous saviez, de ne jamais pouvoir oser vous le dire. Maintenant il faut que vous sachiez toute la vérité, il le faut, sinon ils vont vous manipuler. Il faut vous protéger.

" “Ils” ?"

"La Jurisprudence, la société à laquelle appartenait votre époux, Jakob."

"Il fallait bien qu’il s’en morde les doigts."

"Vous n’avez pas idée.”

 

Soit, je te suivrai. Je suppose que tout le monde se livre à son combat, on est tous en deuil de quelque-chose, et j’avais envie que Milan remporte le sien.

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JeannieC.
Posté le 07/06/2023
Salutations, Carmen !

Ah j'aurais aimé repasser plus tôt continuer la lecture de ton roman... mais les facéties de l'IRL tout ça x) Bref, me revoici ! Et encore une fois, un chapitre riche en références, en images convoquées, ça me parle beaucoup autant que ça m'ouvre de nouvelles portes pour comprendre Valérie.

Concernant ta question, non personnellement les guillemets ne me gênent pas dans la mise en forme des dialogues. Et si ce n'est qu'une question de technique, tu as essayé en copiant/collant des tirets cadratins depuis une autre page web ou un document Word ?
À un seul moment peut-être, dans le dialogue du début, j'ai peur de ne pas avoir toujours suivi qui disait quoi - surtout qu'il y avait un personnage qui faisait une citation de quelqu'un d'autre dans sa propre réplique il me semble.

Sinon, j'ai beaucoup apprécié la description que tu fais du moment à la messe. L'endroit présenté comme un ovale obscur - qui fait presque penser à un ventre maternel avec le trope de la rondeur, de la noirceur aussi. Je ne sais pas si le rapprochement était souhaité ?
Le petit moment autour du péché aussi, ça m'a bien parlé le coup de "la colère ne serait pas pour déplaire à Yahvé !" (tu m'étonnes j'ai envie de dire, quand on lit tout ce qu'il fait subir aux mortels dans l'Ancien Testament) Et ensuite tu enchaînes subtilement sur le pêcher héhé.

Ah, petite coquille je crois vers le milieu du texte :
>> "va-s’y." > vas-y
Et aussi un peu plus bas :
>> "Un dialogue de sourd," > de sourds ?

Valérie se cherche, tâtonne dans ses souvenirs et dans la connaissance d'elle-même. On la sent en recherche, par exemple quand elle se demande si les autres femmes aussi peuvent être mauvaises - mais leur espère tout de même de la douceur. On approfondit aussi sa relation avec Léon, auprès de qui elle a bien du mal à se situer.
Et cette fin avec Herr Litvyak est très intrigante - inquiétante aussi. Je me demande ce qui va arriver entre eux, à présent qu'il l'entraîne ainsi avec lui et qu'elle le suit de la sorte.

Toujours un plaisir !
À bientôt !
Carmen
Posté le 25/07/2023
Coucou Jeannie !

Je viens faire un tour sur PA et je me rends compte que j'ai deux commentaires de toi sur mon roman auxquels il faut absolument que je réponde ! :D

Pour le dialogue du début je comprends maintenant pourquoi il peut te laisser confuse, il a lieu entre Valérie et son docteur, jusque-là je pense que tu avais compris, elle vient souvent lui raconter sa vie comme ils se connaissent depuis très longtemps (il l'a pratiquement vu grandir) et d'après lui il se pourrait que la situation soit dure pour Léon et qu'il ait besoin d'aide. Valérie est assez mature pour admettre que malgré ses efforts, Léon puisse ne pas aller bien, mais sa réticence vient du fait qu'elle a des difficultés à séparer vie sociale et vie privée et elle réalise qu'il n'y a pas grand monde de son entourage qui serait prêt à l'aider. Enfin voilà un bonus, je ne sais pas si ces détails seront utiles pour ta compréhension de l'histoire générale ahah.

Comme toujours tes remarques sont d'une grande pertinence et extrêmement agréables à lire, tu fais des rapprochements auxquels je n'avais pas forcément songé consciemment (l'ovale obscure/le ventre maternel, le péché et le pêcher c'est drôle maintenant que tu le soulèves héhé). Je note bien tes remarques pour les coquilles et les zones d'ombres et passe à ton commentaire sur le chapitre 3 !

Merci encore de prendre tant de temps pour mon petit roman, je suis touchée et honorée de t'avoir comme lectrice, au plaisir de se retrouver ici ou sur ton roman ! <3
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