Chapitre IV : Une autre cantatrice

Par Carmen
Notes de l’auteur : Oups j'avais oublié de poster ce chapitre, on entre dans le milieu de l'histoire, je suis déjà en train d'écrire le chapitre suivant, j'espérais avancer plus vite avec le Camp NaNo mais il semblerait que je ne sois pas aussi motivée que je ne l'escomptais. Pardon encore pour les éventuelles fautes, bonne lecture !

Méphistophélès : “Le veau d'or est toujours debout !

On encense sa puissance, 

D'un bout du monde à l'autre bout !

Pour fêter l'infâme idole,

Rois et peuples confondus,

Au bruit sombre des écus,

Dansent une ronde folle,

Autour de son piédestal ! 

Et Satan conduit le bal !” - Faust (Gounod).

 

On ne peut pas dire que tout était réglé. Le soir-même du sinistre, Erwin et Agnès n’avaient eu d’autre choix que de se “réfugier” chez nous pour passer la nuit ; à savoir que nous vivions tous les trois dans la maison de mon enfance avec ma mère. Léon avait beaucoup de peine à trouver le sommeil. Comme souvent en ces occurrences, je restai tard dans sa chambre à lui lire des histoires, le cajoler, lui parler. Mais ce soir il voulait être seul. Peut-être était-ce ma faute si je lui trouvais l’air si fragile, peut-être que je le bordais trop, il était rescapé du désastre avec quelques égratignures aux genoux, une écharde au doigt ainsi que quelques petites brûlures pour lesquelles ma mère m’avait donné un baume. Si seulement son petit coeur pouvait se soigner avec quelques plantes parfumées, une mécanique si délicate mérite un plus habile ouvrier. Quelqu’un d’autre que moi. Je repensais à la proposition du Dr. Lindt, est-ce que cela lui ferait du bien de parler à une tierce personne ? 

Sa chambre n’était pas la plus grande, mais elle avait une vue sur les toits qui sillonnaient les rues et impasses parallèles, leurs tuiles ondulant comme une mer calme. Il pouvait même apercevoir le clocher. Mon plus grand regret serait que la pièce ne fut pas plus claire. À l’origine les murs arboraient déjà ce papier peint vert émeraude, imprimé d’un motif ressemblant à des dragons qui s’écoulent le long d’une cascade. Couleurs à la mode de l’époque, Léon avait insisté pour le garder, ainsi que le mobilier en bois massif. Plutôt qu’acte de goût j’y lisais une réticence au changement : il se moquait de ce qu’on pouvait lui offrir, il n’était pas avide, au lieu de quoi il défendait férocement sa stabilité et cela passait par le respect de sa propriété.

Comme notre district n’était pas encore approvisionné en électricité, quoique celle-ci arrivait progressivement dans les maisons les plus proches du centre, nous lisions encore à la lumière des lampes à gaz. Je m’étais assise à côté de lui, mon vieux volume du Tour du monde en quatre-vingt jours sur les genoux, il avait au moins vingt ans. Ce genre d’histoire ne m’avait jamais parlé mais Léon était lui très friand de Jules Verne : des voyages impossibles, des montgolfières, des dirigeables, des personnages hauts en couleurs comme le capitaine Nemo et son nautilus, partir en expédition Vingt milles lieues sous les mers ou De la Terre à la Lune, il avait également été fasciné par Voyage au centre de la Terre. Lui-même n’était pas vraiment le genre à se salir et à mettre les doigts dans la terre mais il entretenait une admiration perplexe pour toute cette étrange machinerie et ces monstres à vapeur, il observait longuement les gravures de naufrages de Gustave Doré et les bateaux à aube aux bords des fleuves ou bien sur les affiches publicitaires. Pour se distraire il construisait des circuits toujours plus complexes pour ses trains en bois afin de les faire avancer tous seuls, ou bien construisait-il des hautes pyramides en cartes, en planchettes de bois miniatures, il faisait monter des tours et des royaumes dans les nuages pour des rois qui “se sont perdus”. Toutes les maquettes que ses grands-parents lui offraient étaient montées sans respecter la notice, il inventait ainsi de nouvelles sortes d’engins volants, des monstres au lieu de caravanes, toutes ses créations étaient ensuite assemblées, parfois peintes pour recréer son univers fantasmagorique. Pour ses dix ans nous étions allés ensemble à la librairie et je lui avais acheté “un livre de grand”, avec un système animé qui lui révélait les plus grandes inventions de Léonard de Vinci. Lui d’un tempérament si calme, je l’avais vu excité comme jamais devant les prototypes de parachutes et les croquis anatomiques de ce grand homme qui écrivait à l’envers. Des fois, je songeais que ce n’était pas que moi mais cette époque qui opprimait son talent hors de commun, surtout sa vision. Je me jurai de faire ce qui était en mon pouvoir pour le laisser s’exprimer à sa guise, prendre son envol sans aucun soucis pour le monde. Mais je ne savais jamais ce qu’il pensait alors je devais le faire parler. Ce soir comme il ne voulait pas que je lise, je lui demandai : 

 

“Qui étaient ces enfants ? Tu les as reconnus ?

- Non, ils n’étaient pas de mon école.

- Il n’y avait pas d’adulte avec eux ? 

- Si, un homme assez jeune, il avait l’air d’un enfant lui aussi.

- Pourquoi ? 

- Il m’a fait penser au grand-frère de Dejan lorsqu’il s’énerve, qui casse tout et le tape s’il ne se cache pas. J’ai trouvé qu’il avait l’air fâché.

- Hm… Et eux, ils n’avaient rien de spécial ?” 

 

C’est alors qu’il se tourna sur le côté dédaigneusement, des mèches de cheveux rebelles depuis la douche me cachaient son visage. 

 

“Il y a une fille qui m’a vu, ou bien un garçon, ils avaient tous les cheveux très courts. J’étais sorti par la porte-fenêtre, on s’est regardés dans les yeux très longtemps quand le jeune homme s’est retourné. Je me suis caché derrière le muret et j’ai dû m’évanouir à ce moment-là à cause de la fumée.

- Tu serais reconnaître son visage ?

- Oui…”

 

Je lui frottai l’épaule : 

“C’est un petit oui ça, qu’est-ce qu’il y a donc ?”

À ma surprise le rouge lui monta aux joues : 

“Elle était vraiment mignonne quoi ! Mais c’est mal ce qu’elle a fait, pourquoi elle a fait ça tu crois ? 

- Peut-être qu’elle n’avait pas le choix, on ne connaît pas toute l’histoire, veux-tu bien essayer de me la décrire ? Je connais peut-être quelqu’un qui pourrait nous aider.” 

 

C’est là qu’il se redressa avec force et agrippa ma manche, ces yeux étaient humides et je sentais que toute cette émotion était bien plus ancienne et enfouie qu’il n’y paraissait au premier abord, toute cette conversation n’était qu’un prétexte. 

 

“Il ne va rien leur arriver s’ils y sont pour rien pas vrai ? Je suis sûr qu’ils ont été forcés, même Dejan et nos amis de la forêt n’auraient jamais fait brûler la maison de quelqu’un ! 

- Léon, je t’ai déjà dit que tu n’avais pas le droit de te rendre de ce côté-là de la ville ? Ne me dis pas que tu vois encore ces enfants ?

- Mais ils sont gentils ? Et toute leur famille joue de la musique, ils savent fabriquer pleins d’objets et siffler à des lieues à la ronde ! Ils sont extraordinaires, tu devrais les rencontrer, en plus ils ressemblent un peu à la fille dont je t’ai parlée ! Elle avait la peau bronzée mais dorée tu sais ? Avec des joues et des lèvres très rouges et des petits yeux noirs ? 

- Ça par exemple…”

 

La description n’aurait pas été si évocative si je n’avais pas eu de portrait à l’esprit. À l’en croire, il faisait allusion aux familles Roms et Sintés qui traversaient régulièrement la région, mais pour les avoir vus moi-même, certains pouvaient parfois être voleurs et tromper les acheteurs mais c’étaient des gens fiers de leur culture et de leur mode de vie, de sorte que je ne les voyais certainement pas s’en prendre ainsi à des habitants aussi prospères et discrets que mes beaux-parents. Au lieu de quoi, je repensais aux deux jeunes gens qui vivaient si frugalement en compagnie de Milan, y en avait-il d’autres comme eux ? De quoi avait-il tenté de me prévenir exactement ? Ce n’était pas le genre de drame que l’on pouvait prévoir si facilement. 

Tandis que je divaguais, Léon tenta de se pencher par-dessus moi pour atteindre le petit récipient qui contenait le baume d’Agnès. Je l’attrapai pour lui et l’ouvris moi-même sans seconde pensée pour lui en appliquer une couche supplémentaire sur la paume de sa main.

“Il ne faut pas l’étaler surtout si tu veux que ça fasse effet. Tu as toujours mal ?” Il fit oui de la tête.

- C’est quand j’ai attrapé la poignée de la porte-fenêtre pour l’ouvrir, le métal avait chauffé avec l’incendie.

- Il va falloir que l’on aille voir un docteur.

- Tu sais qu’on peut charmer le feu ? Dejan s’était brûlé une fois en remuant des braises avec un bâton, pour attiser la flamme tu sais, et Eldorai la grand-mère de Ceija l’a soigné comme part miracle ? Ceija nous a dit qu’elle apprendrait un jour mais qu’elle ne pourrait rien nous dire parce-que c’est qu’entre les filles de la même famille.  

- Fascinant. Tu comprends bien que je ne peux pas aller demander à cette femme d’utiliser ses remèdes magiques sur toi oui ?

- S’il-te-plaît, j’ai envie d’essayer, voir si ça marche vraiment ? Je suis sûr qu’il n’y a qu’elle qui peut nous aider, et ça lui fera plaisir ?”

 

N’était-ce pas une occasion comme une autre de rencontrer ces gitans qu’aime fréquenter mon fils. Pas que je sois désespérément attachée à mes préjugés mais je ne peux pas me permettre de le laisser se mettre en danger ; il était désormais question d’établir une sécurité de l’intérieur. 

 

“Très bien. Dors-bien mon chéri.”

 

———

 

Malheureusement la chance n’était pas de notre côté. Nous nous étions fait conduire au camp où Léon et Dejan avait l’habitude de jouer de longs après-midi à chasser les poules de fermiers voisins, monter sur des bottes de foin en tentant de garder l’équilibre ou même faire des batailles d’eau près de la rivière, pour finir assis autour d’un feu à faire sécher leurs chaussettes mouillés en écoutant l’un des cousins de Ceija jouer de la guitare tandis que la famille l’accompagnait en chantant à l’unisson. Ils tapaient des mains en rythme et les voix montaient en crescendo ; ils trinquaient à la famille, à la liberté et à la belle saison, Dejan et Léon avaient sûrement le droit à un peu plus qu’un fond de bière et ils rentraient avant que le soleil ne soit couché. C’était tout ce que j’en savais. Il y avait des jours cependant où les deux compères rentraient bredouilles car la vieille Eldorai les renvoyait aussitôt : “Jour de marché !” L’expression elle-même était ambiguë car le marché pouvait bien signifier que les plus doués et travailleurs se rendaient en ville pour vendre les paniers, chapeaux et autre bric à brac qu’ils avaient confectionné eux-mêmes. Cependant “marché” pouvait parfois être synonyme de “lanterne rouge” quoique ces femmes (et ces filles) évitaient les maisons closes par soucis d’indépendance. Les clients les connaissaient par leur prénom et le mot passait de bouche à oreille. Il n’est pas rare cependant que certaines et même certains se soient pris de goût pour la danse et le chant et se soient sédentarisés pour rejoindre des cabarets. 

 

Aujourd’hui même la vieille Eldorai était introuvable, son fils sortit d’une caravane avec un fusil sous le bras et une cigarette entre les lèvres avant de reconnaître Léon. Il portait son pantalon à bretelles sans chemise en-dessous, ce dont il ne s’excusa pas mais qui laissait entendre qu’il avait dû travailler les mains dans la terre, quand il lança vaguement : “La petite a perdu sa chèvre, encore un putain de renard. J’en peux plus de toutes ces bestioles.” Il cracha par-terre. Cachant mon dégoût avec une habilité remarquable je lui demandai brièvement où est-ce qu’on pouvait trouver la magnétiseuse.

 

“Vous lui voulez quoi ?

- La maison de mes grands-parents a brûlé, intervint Léon promptement, et je me suis blessé. Je voudrais lui demander si elle voudrait bien me soigner comme elle a fait pour Dejan l’autre fois.

- Bordel, ça c’est bien la poisse, soupira-t’il en s’essuyant le front avec sa casquette. Pour eux et pour vous, jour de marché.”

 

Il dut lire ma pensée car il laissa échapper un rire gras mais franc, avant de jeter sa cigarette pour l’écraser sous sa chaussure.

 

“Elle raconte la bonne aventure, vous ne saviez pas ? C’est aussi au quartier rouge, ne vous trompez pas de tente !” J’avais maintenant bien trente raisons de regretter cette décision... Ce qu’on ne ferait pas pour nos enfants. 

 

Contre attente le quartier des lanternes ne me fit pas grande impression : la fin de journée approchait et les premiers travailleurs sortaient des bureaux, des usines, mais la plupart ne verraient pas l’extérieur avant la tombée de la nuit, assez hâtive en cette saison. Derrière les nuages charbonneux un crépuscule diffusait sa lumière cuivrée, comme une élégante tuyauterie ou la cuisine étincelante d’un grand restaurant. Après avoir parcouru un bout de chemin à pied, c’est-à-dire que je tenais la main à Léon tandis qu’il marchait le long d’un petit muret suivant un cours d’eau jusqu’au pont, indiquant notre arrivée à la place du marché, nous nous attendions à voir dressées les tentes du marché nocturne auquel prenait souvent part la famille de la petite Ceija. Ainsi nous passions à côté d'un théâtre que je ne connaissais pas. L'affiche indiquait : Les Bouches de Kotor. Sur le fond de peinture d’un rouge intimidant les lettres clignotaient grâce à des petites ampoules dorées. Une impression de déjà vu, on aurait dit un fragment de rêve. Un artiste avait également été chargé de peindre sur une toile à même le mur, la bouche d’une femme dont les fines lèvres (à la mode de l’époque) jouaient avec une griotte liquorée. 

À vrai dire, si je devais aujourd’hui justifier la décision que j’ai prise d’emmener mon garçon avec moi dans un cabaret, je me trouverais bien embarrassée. Car ce ne fut pas un geste de mon intuition, mais de mes sens : alors même que nous passions devant, une femme rit à gorge déployée, d’une voix de velour qui se voulait à la fois charmante et menaçante. Quoique tous les rideaux devaient avoir été tirés et tous les invités dissimulés dans l’anonymat des rangées sa présence ne faisait aucun doute, je la sentais vibrer en moi comme une cantatrice qui s’époumonait avec chaleur. 

On dit que l’on suit et que l’on tire le fil blond de sa chevelure, mais je ne suis aucun Thésée, c’est moi la bête, et je me perds dans mon propre labyrinthe. Léon faisait peu de questions, mais je savais qu’il allait en poser une quand je lui dis : 

 

“Je connais quelqu’un qui pourra peut-être nous aider.

- À trouver Eldorai ?...” Mais le nom se perdit au moment où je poussai la porte et que des dizaines de murmures étouffés se superposèrent sous les mélodies saccadées du piano et des sifflements enthousiastes. 

Nous nous frayions un chemin, Léon devant moi que je guidais par les épaules pour ne pas le perdre dans la foule. Je regardais dans toutes les directions, naturellement d’abord vers la scène, où étaient réunies des danseuses en bas résilles et aux jupes à volants qui effectuaient des gestes gracieux vers l’assemblée. Un peu en retrait un pianiste donnait le rythme et la mélodie accompagné d’une mandoline. C’est alors que la cadence accéléra et que l’on se mit à taper des main, quoique Léon s’intéressait à ce changement il me suivit sans faire d’histoire lorsque je m’en distançai, la tête comme une caisse de résonance, pour m’approcher du bar. Dans l’idée je voulais trouver quelqu’un qui avait un bon oeil sur les allées-venues de la clientèle, mais chose inattendue, ce n’était autre que Hermania Mikhailovna Jovanovic qui se glissa de l’autre côté du comptoir pour disparaître par une porte à l’arrière, sans manquer de glisser un mot à sa jeune collègue qui ne devait pas avoir plus de seize ans, ainsi qu’un geste affectueux sur l’épaule.  

Ce n’est qu’un peu plus tard seulement que je m’aperçus des traits affaissés de la jeune fille. Malgré le renouveau d’enjouement que lui avait procuré les paroles d’encouragement ou de plaisanterie d’Hermania, elle ne parvenait pas totalement à dissimuler sa fatigue ainsi que la vague mélancolie de son visage.  

D’une voix modérée, qu’elle puisse m’entendre sans me comprendre tout à fait, j’attirai son attention en grattant de l’ongle le verni du comptoir : “Bonsoir…”  

 

Mais elle me coupait : 

“Je vous connais.

- Pardon ?

- On m’a fait entendre de ne pas vous servir d’alcool.

- Si tu n’es pas amusante ! Je pourrais être ta mère. 

- Oh mais ça n’vient pas de moi, meine Frau !

- Et qui donc veut me faire passer pour une pocharde ?

- Je ne sais rien de cela, meine Frau, mais Frau Hermania était ravie de votre arrivée, elle voulait que vous puissiez profiter de votre soirée.

- La prochaine fois elle gardera ses amabilités. Sauriez-vous où on peut la rencontrer, cette femme-là ? 

- Dans la loge certainement.

- Merci… eh bien, nous te laissons à tes clients, belle soirée à toi.

- Vous aussi, meine Frau !” Et elle riait encore, au point où cela me fit un quelque-chose au coeur. Léon n’était jamais aussi gai qu’en compagnie de Dejan, ou bien lorsqu’il jouait avec Heidi. Que faisais-je pour le faire sourire ?

À ce moment il me parut naturel de lui caresser la joue et de le regarder dans les yeux : “Je te promets que ça ne sera pas long. Cette femme sait quelque-chose sur l’incendie et je ne peux pas me permettre de perdre sa trace maintenant, mais dès que l’on a pu faire soigner ta main on rentre, d’accord ?

- Tu la connais ? Tu penses qu’elle sait qui a lancé le feu ?

- Je ne sais pas.”

 

Il n’y a pas de honte, je ne savais ni le qui ni le pourquoi. La personne dont je tiens les pistes ne m’inspire nulle confiance sinon celle des ennuis à venir, je ne voulais pas le revoir, si je pouvais oublier ce que j’avais vu dans cet appartement, dans ses yeux vides tandis que je m’apprêtai à lui tordre le cou et à lui faire cracher ses poumons, je voulais oublier parce-que son discours de grand malade détenait quelque-chose qui sonnait vrai. Ses raisons ne m’intéressent pas, lorsque l’on passe sa vie drapée dans des tissus de mensonges on n’accepte pas de se mettre à nu si facilement. Tout ce que je savais, c’est que les yeux de cette femme, Frau Hermania, pouvait cracher le feu, me réduire en cendre d’un regard, tandis que ceux de son mari pouvait autant me tirer les larmes pendant qu’il me les séchait avec des douceurs que je ne méritais pas, plus. Il avait cette gentillesse naturelle des petits vendeurs qui rangent à ta place tes emplettes dans ton panier, qui ne lèvent jamais un mot plus haut que l’autre, qui te souhaitent réellement, “une bonne journée”. 

Tout cela avait l’arrière-goût âpre d’un malentendu de plusieurs générations, et il n’y a rien qui ne me faisait davantage horreur qu’un manque de communication. Si seulement les choses dites me posaient moitié tant de problèmes que celles que l’ont rumine trop longtemps. Il est trop facile de mourir à cause d’un malentendu, de tuer aussi, il est même possible que la mort de mon époux en fut un, le plus grave de mon histoire, quand on refuse de comprendre.

Oui certes, la vieille Eldora pouvait peut-être guérir la brûlure de Léon avec quelques charmes, mais je ne crois pas que Frau Jovanovic pourra en faire de même en soufflant sur la plaie que j’ai au coeur.

 

Quand on parlait de loge, je pouvais me figurer quelque-chose ressemblant à un compartiment, un wagon comme ceux des artistes de cirques, des animaux. Avec une coiffeuse illuminée dans une ambiance tamisée avec des affiches suspendues avec des glaives de tireurs de couteaux, de la fanfreluche partout. De la fourrure au sol et sur les vestes accrochées à des ceintres, des jupons de tulle et de paillettes aux reflets iridescents, la panoplie habituelle en somme. Au lieu de quoi, en plus de la poudre pour les joues qui chatouillait le nez, les crayons à lèvres et à sourcils dorés ou noir cambouis dans une trousse qui ressemblait à celle d’un élève de Grundschule, nous avions moins l’impression d’entre dans un endroit que d’en sortir. Un oasis. Un espace de forêt caché, c’était comme entrer dans une serre, l’air y était plus lourd et humide, mais fortement chargé de fragrances qui devaient provenir des divers sels de bains exposés dans des flacons sur l’étagère. Voilà un tour d’hypnose, le circuit d’eau chaude devait chauffer les dalles d’argile sur lesquelles Hermania devait marcher pieds nus, comme sur les marches brûlantes d’une pyramide en voulant saluer Râ. Ce fragment perdu, cet autre fragment d’un continent inconnu, ce n’était que des fleurs et des plantes, aux couleurs fatales et urticantes.  

Et là, il me vint la pensée étrange qu’il suffisait d’aimer une femme pour les aimer toutes. Là, une “Blondlöckchen” fit intrusion à ma vue. Je ne sais pas pourquoi je l’attendais en tenue de scène, Frau Hermania se présentait à nous en robe de soirée. 

 

“C’est merveilleux, vous voilà. Vous avez bien reçu mon invitation ? 

- Laquelle ? 

- Non ? Cela ne vous dit rien ? C’est étrange, peu importe. Et ce petit, c’est le vôtre ?”

Ce genre de jeu me fatiguait très vite, je n’avais plus la patience de mes vingt ans.

“Léon, dit bonjour.

- Bonjour.

- Il est poli. Je suis une vieille amie de ta mère.

- Et de ton père, répartis-je.

 - Cela va de soi, non ? fit-elle.

- En d’autres temps peut-être. Aussi je dois vous avouer que ce n’est pas pour vous que je suis là, mais pour la vieille Eldorai, une doyenne gitane qui est réputée pour ses nombreux talents quelque peu hors du commun. 

- Je dois en conclure que vous aimez ce qui est hors du commun ?

- Pas spécialement mais j’en ai besoin, pour mon fils.

- C’est merveilleux, je venais justement d’aller la voir, vous êtes au bon endroit. Il paraît qu’elle sait lire les fils de l’avenir. Mais honnêtement je les emmêlerais un peu plus encore si je le pouvais.

- Vous avez une bête noire ?

- Vous trichez si vous demandez si tôt.” Elle me fit un clin d'œil et en pinçant le coin de sa robe pour dévoiler ses chevilles, elle m’incita à la suivre.

 

Nous sortions de la loge et le volume sonore retrouva son amplitude originelle, quoique je n’étais plus certaine de la forme que prenaient les gens. Çà et là, comme gommés par la nature errante du fusain qui ondoie, sous la paume ou l'index de l'artiste, ils étendaient les jambes, faisaient voler leurs chapeaux et sifflaient à deux doigts. Parmi eux des silhouettes drapées de noir et de blanc, moins longilignes qu'il n'y paraît, flottaient d'une table à l'autre sous des hauts plateaux en apesanteur. Le regard bas et le visage pâle, la nuit était encore jeune.

Une fois encore la lumière faisait des vagues, mon corps se mouvait de son propre chef avec une grâce toute naturelle qu'il ne m'était pas innée. Certes mon territoire de chasse était les salle de fêtes. Mon milieu naturel. Pourtant qu'est-ce que j'étais triste, aujourd'hui ! Va, Valérie, suis, haïs cette femme qui te tourne le dos. Tu le sais, tu le sais, va, que c'est elle qui a décidé des couleurs de l'incendie ! Elle va te voler ton enfant, car Dieu le veut ! Dieu ne le reprend pas vers lui, non il préfère que tu voies déjà clair sur ton linceul le visage de celle qui te l'a volé ! Que tu puisses le peindre et le tapisser de rouge, tu vas le saigner de ta rage, et Amen, tu vas en perdre la tête ! Enfin c'est nos vieux rêves que l'on traîne comme des chemises de nuit reprisées, c'est pour eux qu'on plonge la tête dans l'étang, renaître, que l'on cueille les trèfles, les fers à cheval et les étoiles filantes, c'est pour eux que je sors dans la cour arrière du cabaret —la sortie des artistes—et suis celle qui veut être ma pire ennemie, lorsque celle-ci va toquer à la porte circulaire, fort étroite en rayon, d'une roulotte bariolée, illuminées par des petites fées dans du verre, une lumière bleue inhabituelle. 

 

"Ô Eldorai, vous êtes là ?

Une voix enrouée et caverneuse répondit :

- Oui mon enfant, vous pouvez rentrer tous les trois. Essuyez-vous les pieds je vous prie." 

 

Et ainsi nous fîmes. Il n'y a pas de doute que Léon était intimidé, il cherchait des yeux sa copine Ceija, mais peine pour lui, c'est à lui de remonter sa manche et de tendre sa main à la vieille femme, exposer sa chair à vif, et prier pour que ses soins ne lui fassent pas mal. Mais pourra-t-elle chasser le feu seulement, celui qui a brûlé l'arrière de sa rétine, jusque dans ses cauchemars, pourra-t-elle calciner le portait de la petite fille aux yeux noirs ? 

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