Chapitre V : Un grand malade

Par Carmen
Notes de l’auteur : Je suis heureuse d'avoir enfin atteint la marque des 20k ! Je comptais avancer davantage durant le Camp NaNo mais les événements ont fait que je viens à peine de finir ce chapitre, que voulez-vous. Toutes les remarques sont les bienvenues, bonne lecture et au plaisir <3

 

"Il y a beaucoup d'appelés mais peu d'élus." Saint-Mathieu. 

"Un élu, c'est un homme que le doigt de Dieu coincé contre un mur." Jean-Paul Sartre

 

On trouvait une forme de grâce chez ces grands insects à longues pattes qui se mouvait lentement. Ils la décollaient de leur feuille et la tenait brandie au-dessus d’eux comme un sceptre ; le monde végétal en attente, le souffle en suspend. 

Sous son poncho strié d’orange, de gris et de fushia, la vieille femme aux nattes grises leva un long doigt osseux, et le pointa sur Léon de son ongle noirci : 

“Qu’est-ce qu’il a ce petit ? Viens voir abuela, mon grand, je ne vais pas te faire de mal." Le voyant hésitant, elle insista, patiemment : 

"Viens, viens, montre-moi cette vilaine brûlure, elle doit te faire mal, laisse-moi m'occuper de toi." 

Il tendit alors la paume de sa main à portée de son regard tandis qu'elle défit le bandage et enlevait la compresse imbibée de baume. Cette odeur de plantes médicinales qui m'était devenue familière se répandit dans la pièce exiguë, et se mélangea à celle de l'huile chaude et de la cire qui fond. D'une petite voix, Léon demanda :

"Eldorai, comment saviez-vous que j'ai mal ?

- Tout le monde ; les hommes, les femmes, qui viennent ici, ils ont tous mal quelque part, et ils attendent de moi de savoir où. Ils veulent que j'appuie sur leur plaie pour me faire qu'ils peuvent pleurer, qu'ils puissent se dire qu'elle n'est pas de leur imagination. Toi mon garçon, tu me montres ta main mais ce n'est pas là que tu sens ton coeur taper, pas vrai ?" 

 

Léon devint livide, les yeux remplis de peur. D'un seul mouvement, il replia ses bras contre sa poitrine, arrachant presque sa main de la poigne de la vieille femme. Sur cette question qui n'attendait pas de réponse, il bégaya : 

"Il y… a ce que j'ai vu… il y a-avait des enfants. Ils ont brûlé la maison mais je ne sais pas pourquoi. Je voulais voir Ceija vu qu'elle connaît tous les enfants de la ville, je voulais savoir si elle les connaissait, je veux les retrouver, je veux comprendre, je…"

 

La veille Eldorai eut un petit rire qui nous laissa tous de marbre, j'avais pratiquement oublié que Frau Hermania était encore avec nous, mais je n'avais pas la tête à songer aux implications que cela aurait tant je fus choquée par ce que la gitane avait à dire : 

"Hehe, moi il me semble que cela a à voir avec la blessure que tu as là." 

Son fauteuil grinça quand elle se leva avec une mobilité qui donnait à reconsidérer son âge, puis s'approcha de ce qui ressemblait à une sorte de table de travail sur lequel se trouvait des livres mal conservés, à en juger par les mites qui avaient rangées les pages, des fioles aux contenants douteux, ainsi que des cristaux qui reluisaient dangereusement à la lumière timide des flammes. 

"Ne t'inquiète pas, tu peux dire qu'on va effectuer une sorte de dépistage.

- Dépistage de quoi ? intervins-je.

- D'interventions d'esprits, de traces du passage de l'au-delà dans son corps, juste pour être sûrs.

- Sauf votre respect, nous avions entendu que vous pouviez charmer le feu, nous n'étions pas venus pour se faire tirer les cartes," fis-je avec un claquement de langue agacé. 

À vrai dire ma colère n'était pas dirigée contre elle, mais d'ordinaire, je n'avais que très peu de patience pour les charlatans et leurs tours de poudre aux yeux. Ce jour-là, j'en avais encore moins car cette bonne femme semblait n'avoir aucun scrupule à terrifier mon petit garçon, en complète ignorance de toutes les absurdités —ou dirais-je les horreurs— qui étaient intervenues dans ma vie en quarante-huit heures.

 

Sans la moindre crispation, elle me répondit la chose suivante : 

"Vous dites cela car vous ne savez pas de quoi il en retourne, ce n'est pas de votre ressort. Saviez-vous que les blessures causées par le feu sont de très bons réceptacles pour le surnaturel ? Comme les miroirs, en quelque sorte, nos blessures fonctionnent comme des empreintes pour certains esprits, c'est le premier passage dans le corps d'un vivant. Et sa porte de sortie, bien souvent, à la fin de la vie par exemple. Je veux juste m'assurer que votre garçon n'a pas été pris pour cible par un être malévolent."

 

Léon ne pipa mot, mais son expression voulait tout dire de ce qu'il pensait : "Cela expliquerait des choses". J'aimerais que la mienne soit suffisamment claire : "Non, rien du tout Léon, il n'y a rien de vrai, rien de possible dans cela, tu ne cours aucun risque, on a assez de soucis avec les vivants avant de se soucier des morts." Mais sûrement que j'avais raison dans l’idée que l'esprit n'était pas assez fort pour communiquer par la pensée. Je me contentai d’une question : 

“Et alors ?

- Ce genre de procédé peut être long et pénible, ce n’est pas facile à comprendre pour les serviteurs du temps, il faut se placer sur l’échelle de l’éternité, et prendre son mal en patience.” 

Subitement, son air grave se détendit, elle leva un sourcil joueur et éclata de rire : 

“Je vous charrie, ça ne prendra qu’un petit instant.” Sur ce elle retira le bouchon en liège d’une petite fiole qu’elle avait gardé en hauteur sur une étagère et en versa le contenu dans une petite coupole de porcelaine blanche. Le liquide était d’un noir épais et visqueux comme de l’encre de pieuvre. Elle tendit la coupelle à Léon qui frémit : 

“Je dois boire cela ? 

- Ah, ah ! Non, n’en fait rien, tu as juste à tremper ton index dedans et à bien regarder la couleur du contenu. Il va peut-être se passer quelque-chose.”

Il s’exécuta, et après quelques secondes le liquide se mit à briller autour du doigt de Léon, toujours dans le récipient, et une lueur bleuté se diffusa là où l’obscurité était mate. C’était comme si une pierre de turquoise ou d’aigue-marine avait été cachée au fond et remontait à la surface en absorbant le liquide. 

“Qu..qu’est-ce que c’est ? fit Léon, effrayé quoiqu’un tant soit peu fasciné. Qu’est-ce que ça veut dire ? 

- C’est l’esprit, répondit-elle gravement. On peut dire qu’il a la propriété d’une ombre, il s’attache à toi comme une seconde peau. Et ce liquide, j’appelle ça des “gouttes de vide”. Elle peut, entre autres propriétés, révéler ce qui est immatériel mais qui existe sous forme spirituelle.

- Mais… c’est vivant ? On peut l’enlever ? 

- Disons que c’est un état intermédiaire, cela se produit quand l’esprit a été retenu dans le monde des vivants, par une malédiction par exemple. Ce cas est difficile à résoudre, car alors il faut remonter à la source, identifier la malédiction et remplir les conditions de clôture.”

 

À cet instant l’expression d’Hermania m’interloqua, qu’elle soit choquée était une chose, mais non, j’entendais le grondement familier d’une terrible colère derrière son masque de verre. Elle était profondément contrariée, et Dieu sait ce que je la comprenais, j’étais à deux doigts de tirer Léon par le bras pour nous sortir de cette maison de fous. Mais une autre pensée me vint : c’est de sa faute. Tout est de sa faute. Que compte-t-elle y faire ?

Sans plus de réflexion je m’approchai de la table en bois et saisis la coupelle d’une main, en fixais sombrement le contenu quand la vieille Eldorai lâcha un faible cri, une plainte : “Reposez ça maintenant !” Mais trop tard, mon geste était inarrêtable, j’avais lancé le liquide noir à la figure d’Hermania, qui s’exclama indignée : “AH ! Vous êtes folle !” Pas tout à fait, mais je riais : “Et vous n’êtes pas tout à fait seule ! Qui vous hante, meine Frau ? Pas moi, j’en ai peur !” 

Prise de panique, elle s’essuya le visage de ses mains qui se couvraient malgré elle d’une pellicule d’un bleu translucide. Sans soucis pour ses vêtements elle frotta le surplus sur ses cuisses, couvrant sa robe, elle-même bleu de cobalt, de traces noires comme si la magie qui y regorgeait s’éteignait en quittant sa peau. 

“Comment avez-vous osé ! rugit-elle. Ce n’est pas les astres qui vont vous punir mais moi ! Vous et toute votre famille qui ne traitez que d’infâmie !”

Tandis que je saisissais la main moite de mon fils tétanisé et que Hermania se débattait avec les fantômes, qu’en savais-je, qui tournaient autour d’elle, Eldorai avait sorti un canif d’une bandoulière suspendue à l’un des accoudoirs du fauteuil qu’elle avait quitté plus tôt. Elle le brandit vers moi et je fis trois pas en arrière, en direction de la sortie, faisant barrière devant Léon de tout mon corps. Il n’avait pas le droit d’être en danger par ma faute. 

“PARTEZ !” fit-elle en tremblant de tous les os de son corps, de colère. Cependant elle ignorait qu’à côté de la mienne, la sienne n’était qu’une étincelle. Toujours en lui faisant face, nous reculions un pas après l’autre et descendions les marches de la caravane. Une fois à l’extérieur je poussai Léon dans le dos et l’urgeai de courir. Mais tandis que nous allions retourner dans le cabaret par la porte arrière, pour nous éclipser le plus rapidement possible, une petite silhouette se dessina à la lumière rougeoyante des lanternes. C’était Ceija aux boucles indisciplinées qui jouait dans la cours en toute innocence, avec un cerceau et un bâton. Je sentis que Léon voulais aller vers elle, mais je n’eus pas besoin de le retenir, il se contenta de lui faire un signe : “Ceija, tu diras pardon à ton abuela pour moi, s’il-te-plaît ?” Il fallut que j’eus honte à ce moment-là, et à raison, mais une autre part de ma conscience se répétait que je savais des choses que personne ici ne savait, qui au final changeraient toute la donne. La partie était terminée depuis longtemps car tout le monde croyait pouvoir jouer avec ses propres règles, pour gagner à sa manière. À la guerre comme à la guerre. 

 

Il va de soi que je n’avais pas envisagé la suite des événements, sinon que nous devions partir d’ici et vite. Je savais que Léon m’en voudrait pour aujourd’hui, d’autant plus que nous étions venu pour le faire soigner, mais peut-être que pour tous ce que nous avions entendu de frauduleux et de biscornu de sa bouche, Eldorai avait effectivement éteint la chaleur de sa brûlure, car il ne s’était pas plaint quand j’avais pris sa main dans la mienne pour traverser en sens inverse la compagnie tumultueuse des clients du samedi soir. De plus, pour en rajouter à notre galère, il s’était mis à pleuvoir et le petit grelotait. J’hélai un taxi qui était garé à la sortie du cabaret pour avoir déposé son voyageur, déjà fort ivre avant de pénétrer dans l’établissement. Nous montions dans la voiture et je quittai ma veste en fourrure pour emmitoufler Léon dedans, reniflant avec un mauvais oeil qu’il hasardait vers moi quand il pensait que je ne le voyais pas. Le chauffeur qui m’avait ouvert la portière, abrité sous un parapluie prévu par des années d’expérience, se pencha légèrement vers moi et me demanda notre destination : Landstraße, je lui donnai le [nom de la rue et le numéro] où résidait la petite famille d’infortune de Milan Litvyak. Où d’autre pouvais-je aller que chez celui qui détient le corps parfaitement préservé de mon époux, dans une horloge comtoise aux propriétés pas tout à fait régulières ?  

“Tu vas nous humilier devant cet homme aussi, ou bien est-ce déjà fait ? grinça Léon d’une voix ensommeillée.

- Il a vu d’autres choses, crois-moi.

- J’aimerais rentrer.

- Après.” 

Fin de la discussion, il ne contesta pas ma décision, plutôt, il s’y était résigné. Je continuais de me promettre que c’était pour son bien, que les parents ne pouvaient pas toujours être compris de leurs enfants. Il était une victime dans tout ça, comment Hermania ne le comprenait-elle pas ? Ses paroles jurées raisonnaient dans ma tête, elle parlait de vengeance, qu’y entendait-elle ? Quelles injures avait-elle souffert ne portaient pas ma signature ?  Jamais je n’ai aimé jouer au bon samaritain, trop d’années de ma jeunesse que j’avais passées à être le bouc émissaire de Jakob Roijakkers, il est temps pour l’agneau de montrer patte noire, sortir ses crocs et faire boucherie dans la bergerie. 

Le reste du trajet se passa sans encombre, dans le plus parfait silence. Léon ne se reposait qu’à moitié, je lui souhaitai de profiter de ses nuits tranquilles s’il devait y renoncer aussi tôt que moi. Avec empressement je montai toquer à la porte du concierge qui alla informer les propriétaires de mon intention de rendre visite à leur précepteur, valet ou que sais-je. “C’est une dame,” entendis-je. Je ne savais pas ce qui donnait cette impression, ni quelle différence cela ferait, mais je n’allais pas le contredire. On nous fit entrer dans l’appartement des maîtres de maison, et à ma surprise ce fut Talassa qui vint nous ouvrir. Ses cheveux soyeux avaient été regroupés en un chignon sous une coiffe de servante et elle avait un tablier noué autour de la taille. Ses yeux s’écarquillèrent quand elle me reconnut et une lueur de curiosité s’alluma lorsqu’elle distingua Léon dans mon ombre. Bien vite cependant, ses premiers sentiments furent remplacés par de la méfiance et toute familiarité disparut de sa voix : 

“Bonsoir, meine Frau, les maîtres viennent de finir leur repas. Ils vous proposent de venir prendre un verre de digestif en leur compagnie, sauf si vous aviez une affaire urgence à conduire ? 

- Ne leur dit pas non mais j’ai besoin de voir Milan, il est ici ?” 

Elle acquiesça modestement : 

“Il est en pleine discussion avec les maîtres, vous pouvez le trouver dans le fumoir.” Elle baissa le ton : “Il faudra sûrement attendre que les maîtres lui permettent de disposer. La maîtresse devrait bientôt se retirer, vous aurez votre chance à ce moment-là.” Sur ce elle nous accompagna à l’entrée du fumoir pour nous annoncer, “Frau Valérie et son fils Lenhard Roijakkers”. Ainsi un homme au visage rougeaud mais sympathique, ainsi qu’au flanc opulent, se fit un honneur de m’accueillir comme si j’avais été attendue toute la soirée. Avec allégresse il vint m’embrasser la main ; coutume que je savais française mais à laquelle je n’étais pas habituée. Il dut lire mon expression car cela lui tira un sourire jusqu’au bout des moustaches. “Eugène, dit-il, appelez-moi Eugène. Vernillet. Et voici ma femme Magdalena, c’est rare de se faire livrer des jeunes personnes à cette heure de nos jours. Vous fumez ?” Me présentant l’étui qu’il tenait dans les mains, il rit à son propre trait d’humour qui eut au moins pour effet de détendre l’atmosphère. De suite, il tourna le regard vers Léon.

“Et bonjour jeune homme, pas de sèche pour toi, pas vrai ? Ta mère ne sera pas d’accord, ah ah ! Elle aurait bien raison !” Après un bref silence il reprit : “Tu ne vas pas beaucoup t’amuser si tu restes là, quand la mademoiselle aura fini la vaisselle allez donc vous amuser un peu, sans faire de bêtises !

- J’ai déjà fini, mein Herr, s’empressa d’ajouter Talassa, une trace de rouge sur les joues.

- Fort bien, c’est très bien !

- Allez, va t’amuser, la pressa Frau Magdalena, tu as beaucoup travaillé aujourd’hui.”

 

À ma surprise, un sourire se dessina sur les lèvres de cette petite que j’avais vu si austère l’autre jour, quand elle se pencha pour murmurer un peu trop fort à l’oreille de Léon : “Viens, j’ai quelque-chose à te montrer, ça va te plaire.” Tant que cela ne ressemble ni de près ni de loin au cadavre de la pièce d’à-côté, je n’ai rien contre. C’est à ce moment seulement que je me permis de croiser le regard de Milan, assis aux côtés de Magdalena, en face d’Eugène. Il était en chemise, le col nettement plié et une jambe croisée sur l’autre. Son expression était étrange, il me regarda de biais sans vraiment me voir, même lorsqu’il se leva pour me saluer à son tour. Eugène méprit cette étrangeté pour de la gêne ; il ne pouvait pas savoir que nous nous connaissions. Cela me rappela que je n’avais pas annoncé le motif de notre visite. 

 

“Meine Frau,” commença-t-il en posant une main sur l’épaule de Milan à côté de lui, sortant ce dernier de sa torpeur, “connaissez-vous donc notre cher ami Herr Litvyak ici présent ? Comme nous approuvons peu les méthodes parfois assez… rudimentaires de nos écoles, nous avons préféré confier l’éducation de nos deux fils à une personne de confiance, et Milan, quoiqu’il nous est arrivé depuis peu, je l’admets, s’est prouvé être un jeune homme brillant et un pédagogue remarquable. Tu ne penses pas, ma chère ? fit-il à l’attention de sa femme.

- Oui bien sûr, je n’étais moi-même pas très favorable à cette idée -confier mes enfants à un étranger quel qu’il soit-, mais Milan a dû comprendre il y a longtemps qu’un bon instructeur se doit de charmer les petits et les grands, eh eh.”

Et se tournant vers l’intéressé : 

“Non vraiment, je suis convaincue que vous êtes très doux, mon cher, mais qu’avant d’être une force cette belle qualité a dû vous attirer bien des peines, ai-je tort ?

- Petit garçon, l’homme que j’admirais le plus au monde, et sauriez-vous que ce n’était pas mon père, m’a appris que cela demandait de la grâce d’accepter que pour toutes les fois où quelqu’un nous appelera “sauveur”, trois autres fois on sera méchamment moqué. En somme la vraie bonté c’est d’observer dans l’oeil toute l’horreur du monde et d’aimer quand-même l’homme pour cette part de divin et d’innocence qu’il a en lui, que même le péché ne peut lui retirer. Donc ce n’est pas grave.

- Ce que j’admire les hommes de Dieu, siffla Eugène, dépassé mais peu concerné.

- J’ai entendu dire que les populations de l’Est étaient très religieuses, qu’en pensez-vous ? 

- Ne me fâchez pas pour cela, mais j’ai toujours eu l’impression qu’en Ukraine, la foi s’illustre dans les petits actes du quotidien tandis qu’en Autriche, on la trouve dans les églises mais que les gens refusent de la porter sur eux. En Ukraine le pain de Marie aurait eu le goût de ses larmes, même trempé dans du lait, tandis qu’ici on la verrait quotidiennement en tenue de deuil aller se recueillir et refuser de voir le monde.

- J’ai l’impression que ce que vous donnez à entendre, c’est qu’ici le deuil n’est pas un état normal de la femme ou de l’homme, et que la mort d’un proche est une rupture dans la vie, tandis que là-bas tout ne fait qu’un, on ne peut malheureusement pas laisser sa tristesse dans un lieu. La douleur est partout.

- Pardon, dit comme ça l’idée a dû vous sembler idiote.

- Pas du tout.

- … Alors oui, la douleur est partout.” 

 

Nous nous taisions sur cette idée, je m’occupais les mains en prenant une gorgée corsée de mon cognac, servi dans un verre à pied en cristal. De l’autre main, je faisais tourner mes bagues autour de mes doigts, parmi elles la chevalière de mon père, bien que trop épaisse pour moi, ainsi que mes anneaux de fiançailles et de marriage. Cela ne dérangeait pas grand monde que je les garde, beaucoup d’hommes préféraient me savoir mariée que d’avoir à le soupçonner, ça instaurait la confiance. À cette remarque je me demandai de quelle nature était la relation entre Jakob et Milan, puisque le second semblait savoir d’avance que nous étions en théorie époux. Plus encore, qu’attendait-il de moi ? Que je le libère du poids de ce mort ? Il savait que je ne pouvais pas faire cela. Pas tant qu’il ne m’aurait pas révélé ce qu’il savait des causes de son décès, qui l’avait tué (lui-même ?), pourquoi Jakob demeurait un pied dans ce monde et l’autre dans l’au-delà. Rien qu’un aveu qui expliquerait tout. Je voulais qu’il ait de l’audace, qu’il m’affronte avec la vérité et seulement alors, il aurait le droit d’entendre la mienne. 

 

“À vrai dire je suis venue m’entretenir avec Herr Litvyak à propos d’une affaire qu’il m’a demandé de mener pour lui.

- Oh je vois, fit Eugène, c’est bien aimable de vous être déplacée en personne, la prochaine fois n’hésitez pas à déposer une lettre à notre adresse, nous la lui feront passer sans question. Ce n’est évidemment pas facile de loger dans l’appartement d’un autre propriétaire.

- Ne faites pas comme si j’avais de quoi me plaindre de vous, répliqua Milan d’un ton un peu trop mièvre à mon goût mais semblait-il sérieux, vous et votre femme avez été si bon pour nous. 

- Assez de ça, coupa Magdalena, visiblement réjouie, cette belle dame a besoin de vous (ou plutôt avez-vous besoin d’elle ?) nous pouvons bien nous passer de vous un petit quart d’heure, mais revenez vite ou bien nous allons nous ennuyer !

- J’ose supposer que vous avez la soirée devant vous meine Frau ?” me demanda le mari. “Ce serait dommage de ne pas faire plus amplement connaissance, d’autant plus que vous connaissez notre jeune ami.”

 

Enfin nous pouvions reprendre notre souffle. Difficile de dire si le couple se rendait compte de la pression qu’il mettait à ses invités. Milan m’avait proposé son bras pour l’accompagner quand Magdalena nous demanda si nous ne préférions pas discuter dans le petit salon, sûrement en connaissance de l’état miteux de son logement. Je n’étais pas nécessairement contre mais Milan refusa, avec une certaine insistance. Peut-être que cela avait à voir avec les enfants, il allait de toute manière être question d’eux, donc pourquoi les exclure de la conversation ? Quoique rien ne me disait que Léon et Talassa ne serait pas allés jouer avec les deux fils des maîtres de maison. Ainsi nous nous isolions dans la chambre où je m’étais jurée que je ne devais pas lui tordre le cou, même quand l’envie me prenait, et ce ne fut pas avant que la porte soit verrouillée qu’il me montra son vrai visage. Il souffrait d’un trouble épouvantable, c’était à ne plus le reconnaître.

 

“Mi..Milan, vous allez bien ?

- C’est le Seigneur qui vous envoie ! s’exclama-t-il à mi-voix, les yeux rougis par ce qui ressemblait à un manque de sommeil et une émotion trop forte.  

- Dites-moi, asseyez-vous, que se passe-t-il ? 

- Non, pas ici !” 

D’un geste brusque il m’écarta du lit, mais je compris rapidement ses raisons. Bien que j’avais aperçu rapidement que Nicholas n’était pas dans la pièce -”Il boit un verre avec les gars de l’usine où il travaillait avant.” m’avait expliqué Milan en entrant- je ne m’étais pas préparée à trouver quelqu’un sous les draps où je m’étais apprêtée à m’asseoir. Le visage était dissimulé par un voile blanc, mais il n’était pas difficile de deviner qui cela pouvait être. 

 

“C’est lui ? 

- Qui d’autre ?

- Pourquoi l’avoir sorti ? Et si les propriétaires le découvraient dans votre chambre ? 

- Ça n’aurait été qu’une question de temps, ne me dites pas que vous ne l’avez pas sentie ?”

Je ne sais pas pourquoi cela n’avait pas marqué mon esprit sur l’instant où nous étions entrés mais il se dégageait de la pièce une odeur insupportable que je connaissais trop bien, celle des corps morts qui se décomposent, la putréfaction. Le processus le moins divin de l’existence de l’homme. 

Milan ne tenait plus en place, il faisait les cents pas, se tirait les cheveux, passait une main délicate sur le drap, là où devait se trouver le front de Jakob.

 

“Cela fait dix ans qu’il est comme ça, comme pétrifié, il ne respirait plus, son coeur ne battait plus, mais ce n’était rien qu’un long sommeil. Il devait se réveiller, il devait rester là aussi longtemps que j’avais besoin de lui. Il me hantait par sa présence, mais je n’en demandais pas plus car un jour, je savais qu’il allait revenir. Mais maintenant ? Que s’est-il passé ? A-t-il passé la barrière de l’au-delà ? Comment ces choses-là fonctionnent-elles après tout ? Oh Valérie mon Dieu, vous pensez qu’il est mort ? Que dois-je faire ? Je suis tellement désolé de vous demander ça !

- Je ne sais pas quoi vous dire… Comment pouvez-vous me prouver qu’il est mort il y a dix ans, ne serait-il pas plus simple pour moi de croire que vous vous payez ma tête ? Comment devrais-je savoir que vous ne l’avez pas tué vous-même ? Je ne peux pas vous faire confiance, vous comprenez cela au moins.

- Mais vous voyez bien qu’il a encore un visage d’enfant ! Il avait vingt-deux ou peut-être vingt-trois ans à cette date. Pensez-vous qu’il ait l’apparence d’un homme de trente ans ?  Et je vous promets que je répondrai à toutes vos questions, au moins toutes celles auxquelles je peux, si vous m’aidez ! S’il-vous-plaît, il n’y a qu’à vous que je peux le demander !

- Soit, soit, alors je n’ai qu’une demande. Comment saviez-vous que Frau Hermania Jovanovic voulait s’en prendre à ma famille ? Pouvez-vous me dire si c’est elle qui a lancé les flammes sur la maison de mes beaux-parents ? Car vous voyez, il paraîtrait que mon fils souffrirait d’une malédiction, par sa faute ! 

- Une malédiction vous dites ? De quel genre ? 

- Un esprit, une condition à remplir ou je ne sais quoi d’autre, qui sait ce qui est attendu de moi d’après ce charlatanisme.

- Moi j’y crois, et vous devriez commencer à y croire aussi.

- Pourquoi donc ? 

- Car cela va être votre quotidien désormais. Serait-il possible que je vois votre fils ? Si vous voulez que je l’aide, bien sûr. 

- Après vous.”

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