Chapitre IX - Où la pente est savonneuse (3/3)

— Tu t’es cogné tout seul ou… ou on t’y a aidé ?

…pour te faire payer mes insolences. Sous la couverture, son poing se serra à s’en écorcher la paume. Sa gorge révulsée se dessécha, incapable de respirer ni d’avaler sa salive. Plus encore lorsque les yeux endurcis d’Estienne s’abattirent sur lui. Le masqué arracha crûment son bras de sa main. Oui, quand il avait vidé le seau de cendres et regagné l’étage pour astiquer les vitres, Vronssac s’était acharné sur lui au moindre répit qu’il avait osé prendre – et pour son soutien à l’impertinence du 251. Les frappes mordaient toujours son dos. Le rebord d’une fenêtre lui semblait être resté enfoncé dans son avant-bras violacé.

Hyriel déglutit. Il aurait volontiers disparu sous terre. Une boule au cœur lui fut plus douloureuse encore que les écorchures à ses genoux.

— Je… suis désolé, murmura-t-il.

Estienne s’apaisa. Il fut même tenté de mentir à la question d’Hyriel mais s’y refusa. Il n’aimait pas le mensonge : il mentait déjà bien assez au quotidien par son masque de pitre. Or s’il mentait mal il se sentirait idiot, et son comparse détesterait être pris pour un idiot.

C’EST VRONSSAC

Comme unique réponse, Hyriel baissa ses yeux contrits. Son pouce grattait le plat de sa main. Estienne s’efforça, devant ce spectacle, de taire en lui cette voix répétant que rien ne serait arrivé pour aucun d’eux si la langue de ce diable était restée sage face à Berlinier. Il renvoya cette récrimination dormir dans un coin de son crâne et considéra plutôt ce que leurs tourmenteurs tentaient de faire : les monter les uns contre les autres. Il ne leur donnerait pas ce plaisir. Du reste, Hyriel semblait maintenant avoir compris qu’ici, on infligeait volontiers aux innocents le prix des fautes d’autrui. Comme toute l’humanité payait celle d’Adam. Estienne essuya donc son premier message et compléta, à la lueur de la chandelle posée sur lui dans son bougeoir :

MAIS IL A MÊME PAS
BESOIN D’UN MOTIF
POUR FAIRE ÇA TU SAIS

Si ce n’avait pas été pour l’incident des bottes, ça aurait été un autre prétexte. Et une prochaine fois si ça n’avait pas été aujourd’hui. Estienne du moins cherchait à s’en convaincre. Pour que ce ne fût pas un mensonge. Pour ne pas persister dans sa colère contre Hyriel. Hyriel qui était capable de tout. Un peu trop capable de tout ! Mais il ne voulait pas lui faire la morale ce soir.

Aux mots de l’ardoise, déculpabilisants, le guérisseur comprit que son ami travaillait à lui panser l’âme. Il hocha la tête avec une profonde tristesse – car dans tous les cas Estienne, lui, n’avait rien commis qui méritât pareil traitement. Il souffla à son oreille :

— C’est à se demander qui a besoin de se repentir.

ÉVIDEMMENT PAS EUX ! C’EST POUR
ÇA QUE TU AS PENSÉ À LEUR
BIEN-ÊTRE EN LEUR INSTALLANT
UNE AIRE DE JEUX DE GLISSE

Malgré la malice de ces quatre lignes, les yeux d’Estienne étaient devenus graves. Le sorcier saisit aussitôt que, concernant les coulisses de la chute de Georn, il savait.

TE TUERONT PAS ! TROP FACILE

Silence. Hyriel demeura pétrifié à contempler ces mots. Son camarade se figurait qu’il avait agi par désespoir ? Il secoua doucement la tête. Des coups d’éclat additionnels durciraient son supplice mais ne l’abrégeraient pas, il en avait conscience. Il ne voulait que donner une leçon au cloporte, sans mesurer le reste. Hyriel comprenait que ses révoltes devraient se faire plus rusées. Ne jamais menacer d’autres que lui. Il ravala un nœud au fond de sa gorge et s’effondra sur l’épaule d’Estienne. Son corps abandonnait. Et au loin s’élevaient les habituels cris des camarades aliénés ou en proie aux cauchemars. Hyriel grinça des dents. Trembla tel un enfant. Le muet écarta son ardoise pour serrer son ami entre ses bras, ce qu’il accepta d’un frêle sourire. Oublier… Oublier tout.

Hyriel était glacial. Le froid de sa peau se communiquait à travers les trous de sa souquenille. Une idée chemina chez Estienne : comme lors de ses campagnes militaires où il fallait supporter la bise, la gadoue, les marais, la neige, en se blottissant les uns contre les autres, il pourrait le réchauffer. L’état d’Hyriel ne le rassurait pas. Ses paumes se mirent à frotter les bras de son ami. Puis les épaules, puis le buste. Il suspendit soudain ses gestes – façon de demander avec un haussement de sourcil : tu veux ? ça te fait du bien ?

Ce dernier hocha la tête avant de se lover dans ses bras. Oh, comme il y trouvait réconfort ! À tel point qu’il souhaita rendre la pareille à son compagnon ; ce serait sa manière de le remercier. Quand Hyriel rentrait courbatu à la maison, après avoir eu affaire aux gamins, sa mère lui prodiguait les mêmes soins et il en ressortait détendu, frais, enjoué. Aussi essaya-t-il sur son ami ce qu’il recevait jadis. L’herboriste entendit le ronron d’Estienne et prit aussitôt confiance en son massage qu’il poursuivit avec davantage d’assurance.

Ils se tracèrent de lents gestes protecteurs autant que protégés. Les mains remontèrent les vals de leurs gorges. L’ancien potier cajola cette peau comme naguère il chérissait la terre. Ses caresses sûres et délicates veillaient à ce que ne demeurât nulle bosse, nul trou, nulle bulle d’air d’où naîtrait une fêlure. Le souffle d’Hyriel, long et chaud dans son épaule tel un vent roulant sur une aride colline, lui dit son contentement. Au fil des rêves qui commençaient à venir, le guérisseur recroisa le visage cuivré de son Diego. Et celui de la futée Añita. Avec eux deux également, six ans plus tôt, s’étaient joués des moments d’intimité clandestine qu’il n’oublierait jamais. Le gitan et le sorcier. Puis le sorcier et la fille publique. Ils s’aimaient. Hyriel ne les reverrait plus, ni l’un ni l’autre… Diego, chassé de la ville avec les siens ; Añita, contrainte de suivre sa maquerelle, et lui… La tristesse ferma ses traits. Perdu parmi les souvenirs, il s’enfonça dans les bras d’Estienne.

Le muet planait. Depuis combien d’années n’avait-il joui de cette douceur, noué à quelqu’un ? Au moins dix ans, exception faite des embrassades de Théa – déjà si précieuses. Elles comblaient un peu de son vide. Autant que ses propres efforts pour offrir autour de lui ce qu’il pouvait de jeu et de légèreté. Il s’en faisait une discipline. Celle de tenir les uns pour les autres. Estienne donnait ses amusantes pantomimes et l’apparence d’une humeur vaillante, à plus forte raison que la barrière de la langue l’écartait de presque tous ses compagnons de galère. Ils ne pouvaient le lire. Fabriquer pour eux un langage inédit exigerait du temps. Alors quand il ne les divertissait pas, Estienne était de mutisme emmuré. Estienne était les murs, et les murs le muet. Masqué de toile, vêtu de son silence et de sa guenille, l’obscurité le confondait aux parois comme Christ mort avec son linceul. Mais ce soir, il ressuscitait. Ah, qu’il était vivant depuis Hyriel !

Ses paupières s’abattaient de plus en plus, lourdes… si lourdes, sur l’image du visage de ce joli diable. Dans le brouillard, Estienne vit ses yeux bleus commencer eux aussi à se fermer. Ses jambes s’évaporaient. Son buste, ses bras tombaient en coton. Son corps voulait rester dans le nid de chaleur tandis que tout autour sévissaient les claques venteuses, les plaintes des correctionnaires les plus délabrés et cent petites brisures du bois à chaque coin de la pièce. Poutres et planchers râlaient. Et s’ils ouvraient leurs yeux ? Et s’ils tendaient leurs oreilles d’échardes entre deux rides ?

Les pleurs d’une camarade insensée, de l’autre côté du mur, firent soudain qu’Estienne relevât péniblement la tête. Il devait regagner son lit… Eux deux, dans cette couche… Si on les surprenait ? Non ! Il devait… retourner… Il força ses membres de plomb à se mouvoir, non sans un grognement. Il… devait… Sur son masque, ses doigts engourdis cueillirent une bise aussitôt déposée à la joue de son ami. Dans une dernière paillette de lucidité au milieu de l’épais nid des songes, Hyriel avança les lèvres jusqu’aux pommette d’Estienne. Il y donna un chaud baiser, avant de se recroqueviller et de plonger dans le sommeil. Son camarade reprit sa chandelle à présent éteinte et repartit de rideau en rideau vers son grabat, si vide, si gelé.

oOo

Les cris du gaffe les remuèrent à six heures et demie. La lune était encore au-dessus d’eux lorsque Hyriel frotta ses paupières crottées de sommeil. Il étouffa un grognement entre ses dents. Sa respiration, le froid, ses côtes fêlées l’irritaient. Chaque souffle poignardait son thorax. Il s’en souviendrait, de ce carrelage !

Hyriel peina à se lever. Il avança malgré les tremblements de ses bras et jambes. Il se signa et marmonna son Miserere en essayant de ne pas se rendormir. Au bout de la chenille vers les latrines, il découvrit les sévices qui lui étaient réservés. Interdit de toilette. Privé d’eau ; privé de ration pendant le travail matinal. Tout au long de sa tâche, les coups plurent sur ses épaules parfois sans raison. Hyriel se tassa de plus en plus au-dessus de l’ouvrage. Ses mains vibraient. Autour, les pairs ne pouvaient qu’observer sa déconfiture et en prendre de la graine : la chute infligée à Georn recevait son juste châtiment. On soupira de dépit : quelle mouche avait piqué 251 ? On ne sortait pas de là les pieds devant si aisément.

Lors des rares moments de répit où la matraque ne le broyait pas trop, Hyriel s’obligeait à stimuler son esprit en inventoriant les plantes. Ce fut… peu concluant : sa tête voulait éclater et il croyait pouvoir compter ses os. Son unique consolation vint quand, du côté des administrateurs, il entendit Berlinier prendre du souci de Georn. Celui-ci boitillait et ne se privait pas de signaler que certains mouvements lui étaient un calvaire – mais il soulignait, tout fier, que cela irait. Hyriel sourit intérieurement à cette vision qui, sûr, le réconfortait un tantinet.

Tandis que pleuvaient sur lui toujours davantage de brimades, l’esprit malmené du 251 cédait à un nouvel élan allumé par le spectacle de l’officier clopinant : l’envie démente, incendiaire, de rendre les coups ! Ses pensées étriquées de douleur ne calculaient plus, alors, jusqu’à son projet d’évasion. La souffrance et la colère appelaient une réponse plus brute, plus immédiate. Et Hyriel embrassa cette tentation. Ah ça ! Il ruerait encore dans les brancards. Il leur sifflerait dans les plumes. Trois semaines entre les griffes de cet Hôpital de malheur, et le sorcier commençait à sentir dans sa chair combien il avait fait erreur, en se figurant que sourire et plaisanter l’aideraient seuls à affronter son sort. Tant qu’il était là, Hyriel devait mener la vie dure au recteur et à ses sbires !

À la deuxième distribution de corvées, il fut envoyé une nouvelle fois à la vaisselle. Il se traînait. Il haletait. La colère hachait son travail. Et voici que l’eau le brûlait anormalement. Il avait chaud… Tellement chaud. Il était sûr d’avoir contracté une maladie. Ça passera, se martela-t-il. Hyriel fut cependant de moins en moins rassuré en sentant sa gorge l’agacer, comme si des pattes d’insectes en éraflaient les parois. Jusqu’à l’écorcher. Attelé à sa besogne, il ne lui restait qu’à souhaiter retarder l’échéance du premier toussement. Oublier toute cette moiteur. Activer son esprit. Il ne devait pas faiblir. Il ne… devait… Le passage des gourdes d’Estienne entre ses mains l’occupa tout entier à les astiquer avec soin, en repensant au réconfort qu’ils s’étaient prodigué.

Il frotta, essuya, empila de sept à dix heures, avant de retrouver la manufacture où il dut limer, huiler, entasser des boulons. Il voulait dormir… Dormir et ne se relever qu’une fois guéri… Dormir, ou rugir. Son crâne était trop lourd. Tenant sa rage en laisse, il travaillait. Encore faudrait-il pouvoir se concentrer… Il ne voulait que dormir, que tout cela s’arrêtât, qu’il se réveillât en forêt avec ses amis, avec Estienne, dans l’herbe, la tête sur son torse. Alors qu’il prenait enfin un rythme meilleur, Hyriel sentit sa gorge le brûler de plus belle. Fort. Il eut beau se racler la trachée, les bestioles griffues le narguaient toujours. Une première toux partit, qu’il eut juste le temps d’atténuer en pressant sa manche contre sa bouche. Son souffle haletant peinait à revenir.

Mordiable…