Chapitre VII : Un agneau Pascal

Par Carmen
Notes de l’auteur : Un peu de fantastique pour ce chapitre qui fait directement suite au précédent, je me questionne beaucoup sur la place qu'occupe mon roman sur l'échelle réaliste <-> fantaisie. Le premier tome de cette saga (non publié sur PA, mais il se pourrait que ce soit pour les prochains mois !) rentre assez facilement dans la catégorie du roman gothique, bien que ce n'ait pas été l'objectif initial, aussi je commence à me rendre compte des lacunes potentielles que rencontre le lecteur qui n'a pas connaissance des événements du 1er livre. Il me semble important de préciser que le premier tome se passe entre la Russie et l'Ukraine vers 1895-99 et suit la rencontre et la relation entre Milan et Jakob jusqu'à la mort de ce dernier. Milan était de fait le narrateur de ce roman, et ça me fait tout étrange de le retrouver dans ce roman-ci sans être le personnage principal ?
Je m'étale, et dire que je n'avais rien à dire ! Merci à ceux qui ont lu jusque-là et je vous souhaite une bonne lecture <3

The Hour will come when the children of jinn will become many among you.”

— Suyuti, Laqt al-marjân, 38.

34:14 "And shall meet wildcats with jackals

the goat he calls his fellow

lilit (lilith) she rests and she finds rest

34:15 there she shall nest the great owl, and she lays (eggs), and she hatches, and she gathers under her shadow : hawks [kites, gledes] also they gather, every one with its mate.” — Texte Massorétique. 

 

Dès lors Léon le sut mieux que moi : bien que travailleuse acharnée, la petite Talassa n’avait rien de sage ou de discipliné. Tout au plus une parure, ses airs de timide lui permettait de se jouer des âmes naïves ; affaire de défense contre les ennemis cachés, nulle méchanceté. Le mal prépare au mal. 

Une fois que Magdalena leur eut donné la permission, Talassa n’avait pas hésité à tirer sur la manche de Léon pour l’entraîner à sa suite. Il avait certes un an ou deux de moins qu’elle mais cela ne ferait rien. Ensemble ils dévalèrent les escaliers avec un entrain qui inquiétait presque Léon mais l’assurance de sa nouvelle amie était contagieuse. Enfin, ils débouchèrent sur une cour intérieure murée comme une forteresse, et plusieurs tours se dressaient en haut d’escaliers en colimaçon, vision du treizième et quatorzième siècles. Mais bien vite, ils passèrent sous un porche qui les conduisit à une petite réserve, Talassa tira sur la poignée rouillée, et la porte grinça avant de s’ouvrir en grand. 

“Pas un mot, fit-elle, d’accord ?” Léon acquiesça machinalement, tandis que son regard s’habituait à la pénombre. C’est alors qu’elle s’approcha d’un rayonnage où étaient entreposés diverses conserves, des sacs de pommes de terre et haricots blancs aux tomates séchées, aux câpres, des poires au sirop et autres condiments tels que le sel, en sac et en bloc pour les chevaux, d’autres flacons colorés portaient des étiquettes telles que “curry”, “safran” ou “cumin”. Mais Talassa se désintéressait de tout ça, car son attention était portée sur des bocaux en verre, cachés derrière un vieux chiffon rongé par les loirs. Dans un liquide trouble, jaunâtre, flottait ce qui ressemblait à un crâne de renard ou de chien. Pris de surprise, Léon eut un mouvement de recul : “Qu…qu’est-ce que tu fais avec ça ?

– Des rituels, pourquoi ? répartit-elle le plus simplement du monde. 

– Oh non pitié, j’ai eu ma dose.” 

Il en avait plus qu’assez de tous ces gens qui croyaient pouvoir décoder les mystères de l’univers avec quelques herbes et une petite chanson. Et de ceux qui pensaient pouvoir lire son passé, son présent et son avenir dans la paume de sa main. Mais Talassa ne l’entendit pas de cette oreille. 

“Je suis sûre que tu ne connais pas ce type de rituel, c’est mon père qui les pratiquait, il était shaman de notre tribue.

– De votre tribue ? 

– Ah ah, tu ne sais pas ? Mon frère et moi ne sommes pas nés ici, on a grandit en Sibérie, avant de devoir quitter la Russie. On vivait avec des nomades, tu vois.   

– Oh, d’accord. Et il sert à quoi ? 

– À écouter les animaux. Enfin, en quelques sortes, tu prends le crâne de l’animal que tu veux invoquer et tu traces un cercle de cendre. Il y a d’autres secrets que je ne peux pas te révéler mais ensuite tu embrases les cendres et tu peux alors écouter les flammes qui chantent.” 

 

Enfin Léon entra dans son jeu, et une complicité se forma entre eux, sur l’idée d’un tour qui n’avait en apparence rien de dangereux. Ils s’asseyèrent donc en tailleur sur le sol en glaise, face à face, et Léon ne put la quitter des yeux tandis qu’elle dessinait avec ses doigts tâchés de cendre dans la terre à peine humide. Son profil lui rappelait la petite fille de l’incendie, bien qu’il était clair qu’elles n’étaient pas les mêmes personnes, il ne pouvait s’empêcher de la retrouver dans ses traits, dans l’intensité de son regard concentré alors qu’elle jouait avec le feu. 

 

“Comment tu t’appelles ? l’interrompit-il.

– Talassa, et toi c’est Lenhard ? 

– Léon ! Léon c’est bien.

– Tu es prêt, Léon ?” Elle avait tiré une boîte à allumettes de la poche de son tablier qu’elle n’avait pas pris la peine de retirer, et au même moment qu’elle parlait elle en craqua une contre le muret en brique à côté d’elle. La lumière jaillit du soufre et encadrait son visage avec un air de malice enfantine. Léon hocha la tête et c’est alors qu’elle jeta la flamme dans le cercle, non loin du crâne qu’elle avait préalablement égouté et essuyé avec le torchon. La poussière blanche reprit des couleurs et un feu rouge comme de la chair enveloppa la mâchoire osseuse là où tendons et fibres musculaires avaient relié les deux parties entre elles. C’est alors que sous les yeux des enfants ébahis le crâne laissa échapper un cri strident qui ressemblait à un glapissement. Léon ne sut comment réagir quand Talassa lui indiqua : 

 

“Il ne peut pas bouger, j’ai fait plusieurs fois l’expérience.

– Mais, on dirait qu’il a peur, ça ne lui fait pas mal ? 

– Malheureusement tous les ossements ne peuvent pas être utilisés. D’après ce que j’ai lu, il n’y a que les bêtes tuées à la chasse qui peuvent être ramenées ainsi, mon père le faisait parfois avec les loups pour chasser les autres prédateurs des troupeaux de rennes. Ces bêtes ont été traumatisées avant leur mort, mais on peut les apaiser. 

– Comment ? 

– Grâce aux chants de la forêt. C’était des mélodies spéciales que ma tribue perpétuait qui pouvait, disait-on, accélérer l’arrivée du printemps. Le plus drôle c’est qu’elles devaient être chantées à pleins poumons pour être entendues dans toute la vallée. Pour les animaux en revanche, il faut les susurrer.” 

 

Pour faire démonstration elle entonna l’air d’un court poème dérivé des épiques de l’Olonkho, Léon la soupçonna d’avoir improvisé les derniers vers, dont il ne comprenait pas le sens toutefois.

 

“De quoi ça parle ? 

– C’est un dialogue entre un homme et un renard argenté qu’il a trouvé blessé, et qui l’implore de l’aider car il a des petits à nourrir qui ne survivront pas jusqu’à la fin de l’hiver. L’homme le porte jusqu’à sa tanière et leur offre de la viande séchée, en échange le renard lui promet que lui et ses frères n’attaqueront plus jamais ses troupeaux.

– Et il se passe quoi ensuite ?

– Le renard tombe dans un long sommeil durant lequel l’homme revient régulièrement pour nourrir ses petits, à son réveil nnnñnñque les glapissements avaient cessés, et que le feu s’était apaisé pour n’être plus qu’un doux ronronnement. Dans leur contemplation les deux enfants se sondèrent mutuellement. À ce moment, la porte s’entrouvrit et le vent s’engouffra dans la pièce, soulevant les cendres. Dans leur faible danse Léon les entendit se plaindre : 

 

“Tu ne te souviens pas ? 

– Non… 

– Alors je vais essayer de mourir.

– Dans ce cas on va essayer de ressusciter. 

– Tu n’es pas mort. 

– Tu ne te souviens pas ?...”

 

On ne se souvient de rien, tout avait été oublié lorsqu’Il était tombé dans le silence, dans un sommeil qui durerait mille ans au moins. C’est à peu près vers cette heure-ci que nous avions trouvé les petits, “nos petits” pourrait-on dire. Seulement j’ignorais encore le rôle que Léon jouerait dans cette histoire. Plus qu’un facteur déterminant, mon point d’appui et mon seul repère quand tout le reste se déroberait sous moi, il deviendrait l’entité au-loin qui nous surveille, autre chose que ce que nous pouvions imaginer. Pire qu’un dieu, un enfant, pour qui j’irais tout sacrifier. 

 

“Léon ?” C’était moi.

“Talassa ? ajouta Milan.

– Oui ? répondit mon fils” 

 

Nous les trouvions face à face dans un nid de cendres. Au premier coup d’oeil, on aurait pu croire qu’ils avaient brûlé un animal vif, heureusement c’est moi qui ne fut pas assez vive rien que pour en avoir l’idée. Milan, qui avait un deuxième niveau de lecture, ne fut pas si clément : 

“Qu’est-ce que tu crois que tu es en train de faire ? Tu sais que je n’aime pas ça.” Il avait l’air fâché, mais il n’était pas le genre de personne à laisser éclater sa colère. La gamine répliqua : 

“Je lui faisais juste écouter les voix ! 

– On en a déjà parlé. Je ne pourrai pas t’empêcher de te mettre en danger mais c’est inacceptable que tu fasses encourir des risques à une tierce personne, un jeune garçon que tu ne connais même pas ! 

– C’est sûr qu’avec toi je peux sortir tous les jours me faire des amis ! Je sais son nom c’est déjà bien, non ?

– Justement à ce sujet cela risque de changer… mais nous en parlerons plus tard.” 

 

La dispute close, Milan invita la jeune fille et son nouvel ami à nous suivre. Léon de lui-même vint me prendre la main quand je sentis que quelque-chose le contrariait : 

“Tu n’as pas mal ?

– Un peu.” C’était autre chose, gardons-la pour un autre moment. Bientôt nous serions couchés et ferions tout pour oublier cette affreuse journée. 

Il fallait encore pour cela que je réalise que tout portait à croire que nous faisions chemin vers la chambre, où se trouvait Jakob. À nul moment n’avais-je donné mon autorisation pour que Léon découvre ce qu’il en était. Après toutes ces années passées à peser la part de vérité que j’allais lui livrer, s’il y avait encore une place entre nous pour le mensonge, je l’ignorais encore. Une chose est sûre, je ne voulais pas qu’il découvre qui j’étais vraiment : une assez vilaine personne, je crois. Si je pouvais le préserver dans cette perle d’ivoire dans laquelle il ne me verrait que sous le prisme de la “bonne mère”, peut-être que je pourrais ainsi continuer à m’accepter dans le miroir. Peut-être que Lui là-haut ou un autre me dira qu’il est désolé pour moi, rien qu’une fois.

“Allons discuter dans le petit salon, dis-je plus comme un ordre qu’une suggestion.

– Comme vous voudrez, répondit Milan, peu surpris de ma réaction. Juste une chose, serait-il possible que j’ai un petit échange avec Léon ? J’ai envie de faire sa connaissance.”

On y couperait pas, j’acceptais, mais cela se déroulera selon mes termes.  

 

Comme elle devrait se lever à l’aube le lendemain –Frau Magdalena devait partir tôt pour honorer un rendez-vous important– Talassa s’excusa avant de se retirer pour un dernier brin de toilette avant de se glisser sous ses draps. Cette même maîtresse s’était retirée dans ses appartements pendant notre absence. De mon côté, j’avais trouvé Eugène au coin du feu, absorbé par sa lecture d’un ouvrage assez pointu sur la politique extérieure des Habsbourg au temps de la guerre de Trente Ans.

“J’espère qu’un peu de compagnie ne vous dérangerait pas ?” Je demandais l’autorisation de m’asseoir dans le fauteuil en face du sien, occasionnellement occupé par sa femme semblait-il. Avec enjouement, il retira son monocle et tendit le bras devant lui pour m’y inviter : 

“Oh mais bien sûr ! Asseyez-vous, mon enfant, asseyez-vous donc. Ce livre est ennuyeux à mourir de toute manière, mais j’en ai besoin pour un papier que je suis en train de rédiger, malheureusement. 

– Vous seriez historien ? Politique peut-être ?

– C’est gentil de proposer ! Mais il y a cette revue pour laquelle j’écris parfois des articles, à mes heures perdues. Une des multiples vocations qui me sont passées sous le nez, que voulez-vous.”

 

Pas que ça m’intéressait. Pardon, mais je n’arrivais pas à m’impliquer dans cette conversation quand l’avenir de ma relation avec mon fils se jouait dans la pièce d’à côté. Comment en étais–je arrivé là. Milan avait posé sa main sur mon épaule, et en passant quand nos chemins se séparaient, m’avait glissé “Vous pourriez avoir confiance, si vous le vouliez.” Ses manches de chemise sentaient la lavande et le tabac. Mes instincts me criait de ne pas les laisser ensemble, qu’il allait lui tisser toutes les mauvaises histoires sur moi en un portrait cohérent qui me ferait grimacer. Qu’il allait le contaminer avec son dégoût pour les jours à venir et le mépris qu’il tenait cher à sa personne, comme une maladie dangereuse. Il lui dirait : “Tu dois avoir peur. Ta mère t’as élevé dans le mensonge, comme une cage dorée qui va se refermer sur toi, tu vas te faire dévorer car les lions viennent après elle, et ils se sont préparés à un festin.” Et que pourrais-je y faire alors ? Si seulement Milan était convaincu qu’en compagnie de prédateurs, un agneau se nourrit aussi de la chair des siens ? Léon serait-il capable de digérer de tels aveux ? Bientôt les moutons se boufferont entre eux et brûleront la bergerie. 

 

Cela ne prit pas plus d’une trentaine de minute. Pendant ce temps Eugène n’avait pas repris son livre au profit de me proposer une infusion, que je refusai en le remerciant, et qu’il but sans reprendre son livre, mais en se reposant les paupières avant de tomber de fatigue quand l’eau était encore chaude. Je n’aurais pas cru passer ma soirée dans un silence confortable chez des gens que je connaissais à peine, or me voilà à me perdre dans les flammes qui ondoyaient en crépitant dans l’âtre. Quand enfin, j’entendis le bruit de petits pas se rapprochant, et Léon me prit dans ses bras. Je lui retournai son étreinte : 

 

“Tout va bien mon chéri ? 

– Oui… on rentre bientôt ? 

– On va y aller, la journée a été longue.” 

 

La silhouette de Milan se dessina à son tour dans la semi-pénombre, Eugène avait sursauté quand Léon avait pris la parole et prit la main de son jeune précepteur dans les siennes. 

“Oh, ah ah, je crois qu’il est temps pour moi d’aller me coucher aussi. Bien sûr Milan, la pièce vous reste ouverte après que nos invités soient partis, si vous voulez profiter encore un peu de la chaleur du feu.

– Ne vous inquiétez pas, mein Herr, je vais les raccompagner, il se fait déjà bien tard et j’ai cru savoir qu’ils n’avaient pas encore dîné.”

 

En effet il nous raccompagna au palier et je l’aperçus sourire discrètement quand Léon bailla. Quoique j’attendais en retour de leur rencontre dont j’étais encore fâchée d’avoir été exclue, je n’avais pu prévoir que Milan me tendrait un crayon et un morceau de papier en me demandant mon adresse, afin de pouvoir m’écrire. “Je vous répondrai bientôt.” Il l’ignorait, comme je pliai le papier en tout petit et le plaçai moi-même dans son poing, mais les seuls mots qu’il y lirait ne seraient autres que la phrase : Pardon monsieur mais je ne peux pas, en Français, témoignage de ma rancoeur, et de ma bonne foi. 

 

Léon ne parla pas, ou peu, mais je le sentais apaisé. Nous n'étions pas revenu sur l'incident avec Hermania et Eldorai mais il semblait que nous avions signé une trêve. Je prenais sur moi ; comme le disait le Dr. Lindt, les enfants ont besoin d'un jardin secret. 

Une part de moi éprouva de la gratitude devant le perron. Ma maison d'enfance, le refuge de mes parents, qu'ils avaient acheté à la sueur de leur front, avec les économies de ma mère rongée jusqu'à la moelle par sa famille de vautours. Une part d'ombre dans le tableau seulement, combien de temps allais-je trouver mes beaux-parents dans la chambre d'amis, dans notre salon, notre jardin ? Demain serait le jour du devis pour estimer les travaux sur leur propriété. C'était une catastrophe qui ne me laissait pas innocente, car ce n'était autre que le passé qui venait toquer à notre porte. Leur présence n'était pas imposante en soi, mais leur nervosité créait un climat d'agitation et d'inquiétude latent qui rampait dans mon dos.

Aussi, il fallait avouer que j’étais inquiète pour ma mère, ma pauvre mère qui n’était pas plus vieille qu’Agnès et qui pourtant faisait dix ans de plus. Quand Agnès s’occupait de ses plantes dans le jardin, à genoux et les mains gantées dans la terre avec un sécateur, ma mère pouvait à peine aller remplir l’arrosoir au robinet pour donner à boire aux siennes. Ce n’était pas juste, me trouvais-je à penser dans des moments de fragilité. Ce n’est pas juste que pour avoir travaillé toute sa vie, elle n’ait jamais pu profiter de sa retraite comme elle et mon père l’entendait. Lui-même approchait les soixante-cinq ans lorsqu’il est tombé malade. Ils avaient des plans pour l’avenir : des plans pour refaire le monde, des plans pour ne rien faire, passer les après-midis à bricoler et à cuisiner, à se promener avec le chien et à rendre visite à la famille éloignée, retirée dans les Alpes. C’était quelque-chose qui faisait rêver mon père : un petit chalet dans la montagne, entouré de forêt et non loin d’un petit village, toute la famille réunie, me garder à la maison encore un peu. Ils auraient voulu voyager mais ils n’en avaient jamais eu les moyens. Ma mère auraient tout donné pour voir la mer, j’espère pouvoir réaliser ce souhait un jour. Peut-être que j’aimerais, moi aussi, observer un horizon invisible, tapis dans la brume, depuis le pied d’un phare éclairant le ciel nocturne. Observer les voiliers depuis le port, le petit écriteau : “Cherche partenaire pour tour du monde.” Contempler toutes les manières de vivre inédites qui nous échappent, car le monde est grand, et pourtant on y suffoque.  

Heureusement pour nous il restait un morceau de quiche au poireau que l’on se partagea ainsi qu’un peu de Quark (fromage blanc) que Léon étala sur une tranche de Vollkornbrot (pain noir au levain). Heidi avait pointé le bout de son nez dès qu’elle nous avait entendu rentrer, bien que nous étions trop fatigués pour manger en pleine lumière nous étions meut avec toute la discrétion possible dans la maison endormie. Lorsque Léon m’embrassa et partit pour sa chambre, elle le suivit puis se posa comme elle le faisait parfois, devant sa porte. La vision faisait rire, la queue qui remue, elle glissait son long museau blanc dans la fente du dessous et l’observait en couinant pour se faire remarquer. Éventuellement, me croyant couchée, Léon lui ouvrirait et la presserait à l’intérieur ; Viens, viens, ne fais pas de bruit. Ce n’était pas la première fois que je la trouverais au pied de son lit, la tête posée entre ses jambes, et je ne dirais rien, bien sûr, puisqu’avec elle il faisait moins de cauchemars.

 

Je dois admettre que je devais être, à cette époque, bien superstitieuse et craintive pour m’assujettir à toute sorte de rituels. Par exemple j’aimais me coucher la dernière pour effectuer un tour final de la maison éclairée d’une bougie, regarder par toutes les fenêtres, fermer les rideaux, l’eau qui goutte, éteindre les lumières, m’assurer qu’il n’y avait aucun intrus, jamais, que tout et tout le monde était à sa place. Rituellement aussi, je passais par notre salon et longeait la gallerie des portraits (certains de notre famille, d’autres non, c’était en fait l’oeuvre d’un artiste et sa fille de notre généalogie, il y a trois ou quatre générations). Vérifier que les paupières étaient closes, que les morts restaient endormis.

C’est alors que j’entendis un pleur, une lamentation ? Il me semblait qu’un des fantômes de nos aïeux aurait pu glousser tristement à se faire peindre avec ses enfants souriants, décédés à des périodes obscures de sa vie, dont même avant le tableau. Un portrait de famille fantasmé, des frères et soeurs qui n’ont jamais vécu ensemble, jamais chahuté, ni partagé un repas, qu’ils n’ont connus que dans leurs vieux vêtements et les anecdotes que l’on racontait d’eux durant les jours gris et maussades. Et dire que l’on croit porter sa part de malheur et de deuil, perdre ses grands-parents, sa mère, son père, et que même le réconfort de se savoir prochain nous est incertain, que la famille que l’on a bâtie de ses propres mains, au cours d’une vie à peine, peut nous être amputée comme un membre vivant, un membre fantôme qui aurait dû être là, selon l’ordre des choses. Perdre ses enfants, la blessure restera ouverte.

Je suivais le couloir d’où me semblait provenir la voix quand il s’avéra qu’elle venait de la chambre de ma mère. M’accordant une seconde d’hésitation, je pris le temps d’écouter ce qu’il se passait de l’autre côté, priant les nouveaux dieux et les anciens qu’elle ne s’était pas blessée. Elle se moucha et soupira, à mon avis elle pensait à mon père, car la date de l’anniversaire de sa mort était ce mois-ci. Je toquai : 

“Je peux entrer ?

– Oh, ma chérie, c’est toi.

– À quoi tu penses ? 

– Tu n’étais pas là mais j’ai parlé à Agnès et Erwin, les pauvres, c’est terrible ce qu’il leur arrive, mon Dieu ça me rend triste tu sais !... 

– Il y a un bonhomme qui vient demain pour le devis, peut-être que les dégâts ne sont pas si terribles, les pompiers sont intervenus rapidement.

– Oui mais tu comprends, quand tu n’as pas tes enfants, ton chez-toi c’est tout ce qu’il te reste, il y a un âge où on ne veut plus tout recommencer, on n’a plus la force pour ça. 

– Ma pauvre petite mère, et qu’est-ce que tu cherchais, là ? Tu as retourné toute la chambre.

– Ma croix ! 

– Elle est dans la salle d’eau, je l’ai posée vers le miroir quand je t’ai aidée à te laver ce matin, tu te souviens ?” 

Elle leva les bras d’un geste désinvolte mais soulagé qui signifiait “j’irais voir ça demain”, ce à quoi je réagissais en passant dans la pièce juxtaposée et récupérai le pendentif posé là où je l’avais laissé. Elle me remercia lorsqu’elle l’eut de nouveau autour du cou. Il n’eut nul besoin de dire qu’elle préférait s’endormir avec le soir, au cas où elle parte pour un long voyage qui ne verrait pas le lendemain. “Quand est-ce que le bon Dieu me ramène vers papa ?” pleurait-elle dans ses moments de grande lassitude. Parfois ma présence ne suffisait pas, et il n’y avait rien que je puisse y faire, de même, le jour où je perdrai ma maman, Léon ne pourra pas m’aider à retenir le dernier fragment de mon passé qui disparaissait avec elle. Il se morfondra de ne pouvoir être que mon fils, et pourtant il en faisait déjà tant. 

Je me posai au coin de son lit, comme elle reprenait son souffle assise au travers. Elle passa sa main dans mon cou et mes cheveux de sa main ridée et douce, et quelque-chose en moi fut infiniment attendri, j’en avais les larmes aux yeux. Leur souffrance, c’était la sienne. Le poids des souvenirs et du futur souhaité mais impossible, pour toutes les choses que l’on aurait aimé voir et faire ensemble, tout ce que l’on aurait voulu dire et entendre, quand pour certains il est trop tôt, mais pour les autres définitivement trop tard. Car le temps est fugace et pour les choses essentielles, une chance c’est déjà beaucoup demander.

 

Une chance pour tout faire et rater le reste. Il y avait des soirs comme ceux-là où j’avais besoin de me laisser porter par l’embrassade de ma mère. Un soir comme un autre.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez