Chapitre VII : Un enfant soldat

Par Carmen
Notes de l’auteur : Un chapitre un peu plus long cette fois-là, j'ai tenté quelque chose pour intégrer le point de vue d'autres personnages, comme initialement je voulais que ce roman soit polyphonique et alterne entre trois pov à la 3è personne, au lieu de quoi j'ai choisi un autre de mes pov préférés : la 1ère personne rétrospective, ce qui lui accorde une certaine forme d'omniscience quant aux allées venus des autres personnages. J'espère que cela ne gênera pas la lecture ! J'avoue que je me sens moins confiante en ce moment par rapport à mes aptitudes, mais ce n'est que momentané, bonne lecture !

Pour être tout à fait juste, j’adorais mon beau-père. De l’amour que l’on a pour ce père sévère qui nous laisse pleurer des après-midis entières pour une broutille, qui nous étouffe d’une affection sans compromis, pour qui l’on se retourne vingt ans plus tard en confessant : “Merci de m’avoir rendue forte.” Car je ne suis point forte, en rien, sans mon père je ne suis encore qu’une enfant en recherche d’un abris, et Dieu ce que j’ai pleuré quand il eut été temps. Mon monde s’est effondré le jour où il est mort, comme une colonne de sel qui s’effrite, et pourtant je respirais un peu mieux, enfin, c’est le jour qu’on attend. 

Mon beau-père, mon “oncle” Erwin, de même que nous nous tenons tous deux devant ce qu’il restait de la maison de sa vie après l’incendie, ce fut lui et personne d’autre qui m’avait serrée contre lui lorsqu’il m’avait emmenée voir les champs de lavande de Styrie. Je me souviens que je n’avais pas pleuré pendant quatre mois, jusque-là, mais qu’à la vision de cette couleur si triste qui avait tapissé la nature, les lignes se sont mises à danser comme dans un Van Gogh et mes larmes ont perlé contre la broderie noire de mon voile.

C’était le moment de contempler la vérité ; la haïr, la nier et la dire. J’avais observé dans mes rêves de la nuit dernière mille scénarios où j’annonçais aux Roijakkers que leur fils était mort, ou presque, mais jusqu’où irais-je ? Quelle part de l’hideux vrai ressortirait quand je le croirais endormi –l’ultime désir de se dénoncer–, saurait-il que je ne mérite même plus d’apparaître à sa vue ? Jakob ne parlerait plus jamais (pensais-je seulement), mais quid de Hermania qui crirait bientôt sur tous les toits que je suis une adultère, une conteuse, une calomniatrice, une honteuse folle ? Je ne suis pas prête à voir ce visage. Celui qui me montre ce que je suis vraiment, le dégoût et l’horreur, celui que je fais quand je me sens pourrir de l’intérieur. 

Peut-être qu’il l’apprendrait un jour, mais pas de moi. Cette noblesse de sincérité ne vaudrait pas grand chose lorsque tout Vienne me mettrait au bûcher comme un sorcière. Ce nouveau siècle ne partage plus mes valeurs : on n’attend pas de moi d’être une femme d’honneur mais une femme rangée, est-ce le caractère de notre peuple de ne pas vouloir causer de vagues ? Personne n’aime les grands personnages, les fortes personnalités, ces gens-là, ils sont tous morts en même temps que mon père, à l’époque où les batailles étaient encore rangées et où l’on partait, entre autre, à la guerre pour devenir quelqu’un, et non pour mourir comme personne. 

À mon avis Jakob était Quelqu’un, le dernier de son espèce, et ce n’est pas un compliment. Devrais-je relever combien il avait été illustre par son absence, et ce bien avant son départ pour la Russie ? Le jour où l’on a jeté les cendres de mon père à la mer, il avait manqué à l’appel et Erwin m’avait regardé gravement sous son chapeau noir. “On s’en fout de Jakob.” Notre premier échange télépathique, lui était là, et c’est en ce jour maudit par ma mémoire qu’Erwin est devenu le “frère” de mon père. Une part de petite Valérie espérerait toujours qu’elle pouvait se loger comme une fille dans son coeur maltraité par la destinée. 

 

Erwin, je suis désolée, je ne pourrais jamais te dire que tu as perdu ton fils, et qu’on ne puit plus le retrouver désormais. Je suis désolée que tu aies eu un enfant et qu’il se soit fait si terrible, tu dois le savoir en ton coeur qu’il est méprisable, donc tu refuses de le regarder pour ce qu’il est : un inconnu, et de me voir moi : ta belle-fille qui t’aime, à sa manière. Je suis désolée que nous ayons été fait comme ça, si aimants et si détestable l’un pour l’autre, je n’aurais pas dû épouser ton fils, il y a trop de choses encore que je regrette, mais je jure aujourd’hui et pour toujours que je veux faire les bons choix pour nous, pour mon fils, et que si je te mens là et en avant c’est pour protéger nos raisons. Si seulement tu pouvais me comprendre. 

Je ne sais pas quoi dire.

 

“On a causé avec ta mère hier, elle ne va pas bien en ce moment.

– Elle est triste pour vous. 

– Et toi, t’es triste ? Moi ça me scandalise, autant que cela me terrifie. Tu vois cet incendie, Val ? Moi je te dis que ce n’est pas un accident, il est parti de nulle part, c’était des vandales, des voyous… mais pas des chenapans. Ça n’a rien d’un jeu d’enfant, je ne sais pas ce qu’il se présage mais ça me fait peur.”

 

La charpente en bois avait craché des débris par sa gueule de monstre, des poignées de cendre et de verre tapissaient le sol, le porche s’était effondré ainsi que la tour, les jardins d’Agnès étaient calcinés à ras comme des tranchées. Je n’en avais gardé qu’un maigre souvenir, mais toutes les ouvertures avaient rugi des flammes ce soir-là. Quiconque avait minimisé les dégâts était un mauvais menteur ; c’était un désastre, et nous n’avions pas encore mis le pied à l’intérieur. L’expert estimait un chantier de plusieurs mois, les fondations ne semblaient pas avoir été trop fragilisées mais le toit ne tenait plus à grand-chose, de même, de nombreuses ardoises avaient été brisées dans leur chute, et on ne parlait pas de l’isolation. Oui c’était un désastre, un sinistre désastre. Les suppositions d’Erwin avaient tout de sensé, bien sûr, je ne les avais pas niées, quoiqu’il aurait été plus facile pour moi qu’il ne s’aventure pas sur ce terrain-là. Je n’avais rien ajouté, en espérant qu’il prenne mon silence pour méditatif, mais je sentais que son regard me scrutait.

 

“Quelque-chose me laissait penser que tu en saurais davantage, j’ai entendu Léon dire qu’il avait vu des enfants.

– Des enfants oui, mais pas des voyous, Léon m’a dit qu’ils étaient tous habillés de la même façon, ils me font penser aux gamins que je croise parfois dans la rue, endoctrinés avec leurs familles dans ces cultes qui distribuent des bibles à tout va. Tu crois qu’ils t’ont entendu péter à l’église pendant la messe de minuit ?”

Il n’apprécia qu’à moitié mon trait d’humour mais ne m’en colla pas moins dans le dos une tape amicale.

“Sur un autre ton jeune fille, je ne te permets pas.

– Pardon, pardon, mon oncle.” 

 

Non c'est vrai, je ne peux pas me permettre ce discours-là, mais que nous restait-il, quand nous n'avions même plus le rire pour nous défendre ? Devant notre famille, devant l’ineptie des idées ? Comment aurais-je pu seulement aborder tout ce qu’a pu me livrer Milan ? Je crois encore à la farce, que ce qui n’a pas de sens ne peut pas me blesser, rien ne me blessera que je ne contrôlerai. Dix ans, c’est un temps très long pour qu’un récit fasse son chemin, on ne peut pas le déconstruire si facilement avec l’arrivée d’une nouvelle péripétie. Un retour inattendu, ni possible, ni espéré. 

Jakob est mort le jour où il a quitté l’Autriche pour la dernière fois, le jour où quelque-chose à nous inconnu lui a paru suffisamment important pour qu’il fasse l’impasse sur cette vie-là. Sur nous et tout ce que l’on pourrait être. Ce que je sais, c’est qu’il a rejoint la société de la Jurisprudence pendant son temps à l’université de Heidelberg en Allemagne, une chose après l’autre, il rentre en Autriche et m’invite à me joindre avec lui à cette soirée où devait se produire le Dr. Abraham qui proposait un traitement de l’hystérie par l’hypnose, vous connaissez la suite. Ce jour-là sera connu par la suite comme “l’accident de Vienne.” La prochaine fois, il nous rend visite pour nous annoncer son départ. Une “durée indéterminée”, une “retraite spirituelle”, des “choses importantes”. Saviez-vous, nous nous étions mariés deux ans après le décès de mon père, et au mois de novembre de cette même année, Léon est venu au monde. 

Je ne haïssais pas Jakob, car au fond, nous ne nous étions jamais aimés. Il y avait une forme d’amitié de ma part, je pouvais me dire qu’il avait dû m’affectionner, quelque-part, pour accepter de m’épouser. Nos familles se connaissaient, nous avions grandi près et loin l’un de l’autre, on se voyait sans vraiment se connaître. C’était “logique”, ça avait “du sens”.

 

Lorsqu’il est parti, j’ai pensé que je serais libre. Erreur ! Qui aurait cru que le vide de son absence, que ses parents n’avaient jamais acceptée, m’oppresserait davantage que sa présence discrète d’autrefois. Ce n’est pas Lui qui me manque mais ma tranquilité d’esprit, voilà le récit que je me répète. Comme vous vous l'imaginez, je ne pourrais jamais lui pardonner pour Vienne, mais je me sentais si démunie ! Que m’avait-il fait, exactement ? Serais-je jamais sûre que c’était lui qui m’avait droguée ? 

Je n’ai jamais pu lui en reparler. Oui, dans une part cachée de ma conscience est née la pensée la plus obscure : le mal, c’est moi qui l’ai commis, et si ce n’était que moi et moi seule ? Mon péché, mon âme, la gravité du choix de celui qui passe à l’acte. Je crois que… lorsqu’il m’a récupérée cette nuit-là après le drame, je pleurais dans la baignoire en laissant couler l’eau froide sur ma peau presque grise, dans le coin du miroir, je pouvais voir le sang dans mes cheveux et autour de mes lèvres, même après m’être frottée jusqu’à ce que ma peau pèle j’en avais encore sous les ongles et entre les dents. L’odeur était fétide, m’aggripait la gorge tandis qu’à chaque déglutition des remontées nauséeuses me rappelaient que cette bouche avait eu un appétit pour la chair et les larmes. Les baisers ne devraient jamais étouffer les plaintes et les pleurs. La plupart ne voulaient pas être aimés de cette façon : d’une convoitise ardente qui consomme et digère, dans la violence et l’aggression. Sûrement que cette intensité qui pulsait dans mes sentiments avait quelque-chose de cannibale, et qu’elle avait atteint son sommet le soir où j’ai détruit cet homme. 

Même lui, même Jakob qui entretenait un intérêt pour les domaines les plus tabous et ésotériques, je voudrais savoir si je lui avais inspiré du dégoût, ou si pour la première fois, en ces circonstances misérables, j’étais parvenue à le fasciner. Qui sait, dans tous les cas il ne m’en avait pas touché mot, jamais. Encore maintenant je n’arrive pas à mesurer l’impact de mon acte sur la vie de cet homme, j’ai l’impression qu’elle en est toute empreinte, et qu’elle le restera. Du moins je ne puis détacher qui je suis de mon crime, sauf quand je me pense mère, et lui ? Peut-il cesser d’être victime lorsqu’il est époux, ou lorsqu’il voit courir Mikhail ? 

 

Enfin, Jakob est mort, je suppose que cela change quelque-chose. Il serait mort aussi étrangement qu’il avait vécu, il avait toujours été un drôle de vivant, je suppose que Milan n’est autre que l’un de ses élus. Il n’y a pas de toute que Jakob avait prévu de le conduire à moi, pensait-il qu’il avait besoin d’aide, ou bien qu’il pourrait changer ma vie ? Etait-il conscient du désordre qu’il avait laissé derrière lui en nous abandonnant, voulait-il, à la fin, se donner bonne conscience devant un Dieu en lequel il ne croyait pas ? 

En attendant, je dois empêcher ton père d’arriver jusqu’à toi, tu m’excuseras, c’est mon petit trait d'égoïsme, je crois que c’est ce que veulent tes ennemis. 

 

Papa, il faut vivre avec ses mensonges, te voilà encore sous un ciel creux, qui vient m’embrasser à nouveau. Pourquoi es-tu triste ? Entends-tu donc tonner l’orage, sens-tu que nous sommes belliqueux ? Je fais la guerre à l’amour, il doit bien avoir une place pour l’amour à la guerre, il est temps de sortir les armes et de rassembler nos alliés, mesurer nos forces et brandir le drapeau et les trompettes. Le sang va gicler et les morts vont pleurer, reposez tranquille, mes chers aïeux, je mène ce combat pour les Roijakkers.

 

— 

 

Il faut une nouvelle fois que je scinde ma narration en deux temps, car pour une même après-midi, s’il se trouve que je me suis faite messagère de mon parti et me suis rendue chez les Jovanovic pour trouver avec Frau Hermania, histoire d’entamer les premières négociations avant d’ouvrir le feu ; quant à lui, Léon est allé à l’école. 

Je mentionne cela comme un évènement d’importance, mais ce ne sont que des faits rapportés. Il faut dire qu’il se joue plus qu’on ne le croit dans les cours de récré. Première chose à savoir, Léon fréquentait une petite école privée, assez rurale, où il retrouvait Dejan et où tous les enfants sont étaient la même classe de huit à dix-sept ans, quoique la plupart partaient en apprentissage dès l’âge de treize ans ou bien rejoignaient des lycées plus prestigieux s’ils se démarquaient de leurs pairs. Bien sûr, filles et garçons étaient séparées mais l’enseignement se ressemblait dans l’ensemble, quoique sur le papier, les filles suivaient des cours de “morale” au lieu de faire de la “philosophie”. J’aimais que l’équipe pédagogique mène discrètement sa petite rébellion contre la discrimination de genre, et pour le reste je leur pardonnais, on fait ce qu’on peut. Même si je n’avais jamais aimé ces ateliers-là, du temps où j’étais en internat, je reconnaissais que les cours de coutures n’auraient pas manqué à de nombreux messieurs.

Autre fait notoire, ils compteraient dans leurs rangs des nouveaux élèves. La nouvelle serait passé inaperçue si tous ne portaient pas cette ressemblance frappante : des cheveux de cendre, lisses comme l’encre tirée du pinceau sur du papier de riz blanc, des yeux d’onyx sous des sourcils froncés qui leur donnaient le regard d’un renard polaire, la même sagacité ainsi que la conscience du danger, imperturbables et fermes. Léon ne reconnaissait aucune tête masculine, mais cela ne faisait aucun doute, Talassa serait là, Milan le lui avait confié lors de leur tête-à-tête. Milan lui avait appris beaucoup de choses ce jour-là, il était un peu devenu pour lui “l’homme qui a des réponses”. Il savait même pour la petite fille de l’incendie, elle faisait partie du groupe d’enfants “réfugiés” qu’il avait recueilli, comptant Talassa et Nicholas, du temps où lui et Jakob vivaient en Russie. Pourquoi avaient-ils été séparés cependant. 

Léon lui avait fait une question sur Jakob, une seule, qui avait semé le doute chez Milan. Il lui avait demandé si Jakob, son père, pensait à mourir, du temps où ils se connaissaient. Milan avait répondu que tel qu’il était, il y avait sûrement pensé toute sa vie, sauf au moment où la mort était venue toquer à sa porte, auquel cas il l’avait chassé résolument, jusqu’à la fin et encore.

Il demanda aussi quel était le prénom de la petite fille, “Immy-Kithy” Milan avait répondu, “Drôle de nom”. “Pas tant que ça, c’est tiré d’un conte de leur culture, tu sais.” Léon aimerait en savoir plus sur leur culture, Milan lui précisa alors qu’ils ne provenaient pas tous de la même tribue, certains même n’étaient pas nomades. Nicholas et Talassa étaient des “Sakha” (ou Yakout), mais plusieurs des enfants venaient de Mongolie. Cette vie a choisi certains des enfants, malgré eux, les autres ne pouvaient que l’accepter de bon gré. 

Désormais, ils avaient des protecteurs : un grand-frère, ainsi qu’une mère.

 

Si l’on remonte en arrière, ça a commencé par une dispute devant le portail de l’école. Ceija avait un mot à dire à Léon à propos de la vieille Eldorai et de la tournure déplorable de leur rencontre. 

“Ta mère est complètement folle, tu m’expliques ce qu’il lui a pris ? 

– J’avoue que c’est bien son genre de causer un scandale, mais ton abuela nous a menacé avec un couteau ! C’est un peu extrême tu ne crois pas ? 

– Evidemment, elle était furieuse ! Elle m’a expliqué que ta mère a jeté sa concoction sur cette femme qui n’avait rien demandé ? Qui sait ce que ça aurait pu lui faire ! 

– Tu as raison, tu as raison Ceija, j’ai honte moi aussi, mais au fond je la comprends un peu. 

– Comment ça ?”

 

C’est alors que Léon se tut et lui fit un signe de se rapprocher tout près, il se rapprocha de son oreille, là où même un Dejan frustré ne pouvait l’entendre, et chuchota : 

“Eldorai m’a dit qu’un esprit était s’était agrippé à moi, je suis maudit Ceija.” 

Par réflexe, elle le poussa par l’épaule avec animosité, et Dejan le rattrapa par derrière, dressant son propre bras devant eux pour faire barrière. De manière assez caractéristique, et peu “féminine”, elle cracha par terre et répartit : 

“Et alors, si c’est vrai ? Tu ne plaisantes pas avec ça Léon, t’as pas le droit, tu ne sais pas ce qu’il peut te faire. 

– Si, j’ai entendu sa voix une fois.  

– Quoi, il t’a dit qu’il allait te bouffer ? 

– Non, c’était mon père. 

– Ton père ?

– Il parlait avec quelqu’un que je connais, de bien vivant. Je suis sûr que c’était lui, il allait mourir. 

– Qu’est-ce qu’il voulait ? 

– Me dire au revoir.” Le mensonge sortit tout seul, avec incertitude d’abord, et quand les mots eurent caressé ses lèvres, ils sonnèrent juste, comme si quelqu’un les lui avait glissés à l’oreille.

 

La dispute était terminée. Ce n’était que la première, éventuellement Léon et Dejan se racommoderaient avec les gitans, mais c’était avant l’arrivée des réfugiés. Leur air renfrogné, leur Allemand bancal mais confiant qui respirait le Hochdeutsch et ne sonnait pas comme l’Autriche. Léon et Dejan étaient assis l’un derrière l’autre en classe, les nouveaux garçons attiraient les regards quoiqu’ils ne semblaient pas en retard sur leurs apprentissages. Un morceau de papier froissé apparut près du porte plume de Dejan, il reconnaissait l’écriture familière de son ami : 

 

“Les vandales ! C’est eux qui ont déclenché l’incendie, la maison de mes grands-parents, tu sais.” 

 

“Mon dieu, tu jures ?”

“Oui je les ai vus.”

 

“Qu’est-ce qu’ils font là ? À l’école, je veux dire. Tu dois bien pouvoir gagner ta vie en foutant le feu à des baraques, non ?

“Bah, ils ont rien volé, je ne sais pas pourquoi ils ont fait ça. 

 

“On n’a qu’à aller leur demander. À la pause. 

“Ça marche mon frère.” 

 

C’est ainsi que s’ouvrait le deuxième volet du conflit qui ferait éruption au sein de la “Herzogberg Privatschule” et au-delà. À l’heure de la sonnerie, les trois nouvelles têtes s’éclispèrent avant-même que la cloche n’eut fini de sonner, cependant Léon et Dejan n’eurent pas longtemps à se lamenter de leur défaite que les garçons, sortis de nulle part, vinrent à leur rencontre.  Prudent, Léon resta sur ses gardes : 

 

“On peut vous aider ? Je crois qu’on ne s’est pas présentés ?” 

Mais le garçon, d’une demi-tête plus haut que lui, esquissa un sourire et lui tendit la main : 

 

“Je crois surtout qu’on se connait, Lenhard Konrad Roijakkers, c’était toi.

– Oui ? 

– À la fenêtre, Immy-Kithy nous a dit que tu nous observais. Tu sais qui nous sommes n’est-ce pas ?

–  C’est vrai… 

– Tu dois nous en vouloir à l’heure qu’il est mais j’aimerais que tu comprennes, moi et mes petits frères, nos soeurs aussi, on a un rôle à jouer, c’est Son dessein, tu comprends, pour Lui, on n’est que des enfants soldats. 

– “Lui”, c’est l’homme qui était avec vous ? 

– Qui ça ? Ah, non lui c’est Sergei, c’est notre ainé.” 

 

Une première pièce se mit en place dans l’esprit de Léon grâce aux informations que lui avaient fournies Milan, ce Sergei devait être le “grand-frère”, qui était la mère ? 

 

“Et votre “mère”, c’est elle qui vous a demandé de faire ça ?” 

C’est alors que la même main qu’il avait serrée plus tôt en cordialité feinte l'agrippa par le col. L’expression du gamin avait changé, Léon s’était aventuré hors du chemin que devait suivre cette discussion. 

 

“Ne parle pas de notre mère, pas tant que toute ta famille ne se sera pas excusée pour les maux qu’elle a souffert. Tu ne sais même pas ce que vous avez fait, hein ? Tu mènes ta petite vie de mioche ignorant qui donne sa confiance au premier adulte qu’il voit, mais pas au meilleur, pas vrai ?” 


 

Léon parla d’une absence, comme si son esprit avait été submergé par des “gouttes de vide”, la seconde où il retrouvait conscience, il était allongé sur un banc, Dejan à ses côtés qui mangeait des biscuits. Voyant qu’il avait ouvert l’oeil il lui en tendit un que Léon saisit sans y penser. L’agitation de Dejan était à peine dissimulée, on voyait qu’il ne voulait pas faire violence à son ami mais la curiosité eu raison de lui : 

 

“Léon mon vieux, t’es un gros malade en fait !  

– Attends, je ne me rappelles plus, j’ai fait quoi ?

– Tu te souviens pas du coup de boule que t’as collé au gars ? D’abord tu lui as démonté le menton, et ensuite t’as dépoussiéré ta veste comme si tu te prenais pour Bismarck et tu lui as répondu : 

 

“Vous n'êtes que des enfants, vous vous cachez sous les jupons de votre mère comme des gamins qui pleurent lorsqu'ils ont des terreurs nocturnes" Le gars était abasourdi, il allait te taper dessus quand d’un seul coup tu ne t’es pas senti bien et ils ont préféré renoncer et partir. Oh et t’as dormi un quart d’heure, ça va ? 

– Pas trop. 

– Va-s’y mange, ça va t’aider à aller mieux.”

 

À ce moment-là Léon ne partagea pas l'enthousiasme de son ami, même après le récit des évènements il ne pouvait se voir ni asséner ce coup, ni prononcer ses paroles. Ces actions n’étaient pas les siennes, il n’y avait qu’une explication : c’était la malédiction. L’esprit voulait s’emparer de son corps, ou du moins cela se conformait au récit que nous avait fait la vieille Eldorai. On pouvait facilement parler d’un homme qu’on ne connaissait pas comme d’un homme mort ; son père avait toujours été une existence flottante dans son esprit, une présence quasi-mythique à laquelle adhérait sa famille, mais lui n’en était pas capable, bien sûr, on ne croit que ce qu’on voit dans ce nouveau monde, Léon n’en était pas exempt. Devant Ceija, il ne s’était pas senti intimidé de dire qu’il avait entendu la voix de Jakob Roijakkers, mais qu’est-ce que cela signifiait vraiment ? Il devait retourner voir “l’homme aux réponses” et vite.

 

 — 

 

De l’autre côté du front ; car pour une même bataille, nous menions chacun notre combat ; j’avais quitté Erwin sur la promesse de dîner ensemble ce soir. Ce que j’entendais par cette visite, eh bien, présenter mes excuses : il me fallait donc un bouquet de fleur digne d’un cadeau de condoléances (je devais passer chez le fleuriste), mais ce que je voulais plus que tout, c’était lui tirer ses vérités cachées. Si elle ne me mettait pas à la porte (et Dieu sait que je pourrais la comprendre), je lui proposerai un marché : “acheter la paix entre vous et moi.” Quelle était ma plus précieuse possession ? Moi-même, à sa disposition, et le corps de Jakob Roijakkers qui le rattachait encore à ce monde-ci. D’après mon expérience de l’autre jour, elle aussi avait des affaires en cours avec les existences de l’immatériel et quelque-chose me disait qu’elle n’était pas ignorante de l’état dans lequel il était plongé. Enfin, pour être parfaitement honnête, quoique sa présence me faisait bouillir le sang, Hermania Mikhailovna éveillait en moi des sensations mortes, elle revigorait une part de mon âme me paraissant énigmatique et exaltante quant à la personne que je devais être vraiment derrière tous les masques culminants. Je ne pouvais pas l’ignorer, pour embrasser sa main ou lui planter un pieux dans le coeur, j’avais besoin de la voir.

Grâce aux lettres que j’échangeais avec Herr Jovanovic je connaissais leur adresse. Le couple possédait une maison de campagne à quarante-cinq minutes du centre de Vienne en calèche. Enfoncée au bout d’une longue allée bordée de chênes et de noyers, la façade principale du bâtiment historique était en pleine restauration, on avait récupéré les vieilles pierres d’une annexe qui avait été détruite, blanches et polisables, pour refonder la corniche sous la gouttière, le sous-bassement et le soupirail reliés à la grille qui donne sur la cour intérieure, l’arc chapeautant les fenêtres de la mansarde. On redressait fièrement les statues de la chimère et du griffon des deux côtés de la balustrade, et la vierge et l’enfant dans leur niche. Un cours d’eau ruisselait tout autour et faisait écho de part et d’autre de celui qui approchait des marches. 

Ah c’était grand et vide surtout, les ouvriers ne devait pas travailler ce jour-là, il régnait dans les nids perchés comme entre ces murs une immobilité qui intimait le silence. J’avais acheté un bouquet de roses noirs et blanches qui formait un curieux damier ; je n’étais pas bien “docte” dans le language des fleurs –mon mode de communication se voulait plus direct–, du moins j’espérais qu’elle n’y lirait rien d’autre qu’un caprice esthétique. 

Je toquai avec la poignée de fer, sans un bruit elle vint m’ouvrir elle-même. Sa figure n’était pas bien mise, Frau Hermania paraissait lasse et fatiguée, mon arrivée ne lui provoqua pas forte émotion. Elle dit : 

“Oh, c’est vous.

– Bonjour, je ne vous dérange pas ?

– Non, pas du tout, aujourd’hui je ne fais rien, entrez. Merci pour les fleurs, je vais aller les mettre dans l’eau.” 

 

Je la suivai dans un couloir peu éclairé grâce à des rideaux bordeaux d’un velour épais et brillant, l’intérieur décoré d’un mobilier de bois sombre et agrémenté de touches ponctuelles du style de l’empire Prusse ; on pouvait noter dans la grande armoire des assiettes à fleur en porcelaines, peintes à la main, un plateau antique à l’intérieur nacré comme un coquillage rare, où se trouvaient diverses chaînes de collier ainsi que des boucles d’oreille pendantes, des bagues et des broches, cassées pour quelques unes. Des petits coffrets fermés sous clés ornés d’un paon et d’une panthère dorés, un chasseur et un troubadour, avec à l’arrière le dessin délicat d’une ville fortifiée et entourée de sapins. Motif récurrent, les anges dont la peau laiteuse ressortait par sa lumière comme la surface d’une perle, on les retrouvait dans les coins de cadre et sur la vaisselle, les dessous de plat brodés et les portraits de naissance. Cela devait être Mikhail, enveloppé dans un drap blanc, qui tendait un petit poing recroquevillé vers le visage attendri et épuisé de sa mère. Cette maison respirait le repli sur soi, la modestie dans le luxe, et le culte de la famille. 

De l’armoire dont nous parlions, Hermania sorti un vase allongé dont l’écoulement des tons bleutés reprenait le motif de la cascade. Je la regardai se diriger vers l’évier sans trop oser bouger quand elle me posa la question attendu, comme peu intéressée par la réponse : 

 

“Qu’est-ce qui vous amène ? Sinon le plaisir de me voir, je présume ? 

– Il me semblait que nous avions une fois pour toute besoin de discuter… seule à seule. Votre mari est-il là ? 

– Non il est auprès de son médecin. Ce dernier a participé à un programme de formation en kinésithérapie, c’est assez révolutionnaire, vous savez ? Un de ces jours je prendrais bien un rendez-vous pour mon dos. 

– Je vois, la médecine fait peau neuve de nos jours, c’est vraiment une chance de pouvoir bénéficier de ces avancées dans notre pays… Enfin, je ne vais pas éviter le sujet plus longtemps, vous vous en doutez je suis venue vous présenter mes excuses, meine Frau. 

– Oui, cela va de soi, fit-elle assez sèchement.” Elle semblait enfin laisser ses émotions authentiques remonter à la surface, c’était rassurant quelque-part, peut-être qu’il y aurait moyen de tirer quelque-chose de cet échange. 

 

Nous prenions place de part et d’autre de la table, à une distance plus formelle qu’intime. Elle m’avait proposé un rafraîchissement que je refusai et se servit quant à elle un simple verre d’eau avec une aspirine. 

 

“Je ne peux pas m’empêcher de penser… repris-je, que vous attendiez quelque-chose de moi et de mon fils lors de notre dernière rencontre, que vous ne nous avez pas attiré à l’intérieur par hasard. Nous étions attendus, paraît-il, mais surtout, qu’aviez-vous donc à demander à la vieille Eldorai, pourquoi vous joindre à nous ?

– Je voulais lui demander de lire mon avenir, pardi, fit-elle agacée. Ou plutôt, ce que je pourrais tirer du présent pour obtenir mon résultat souhaitable. Cette gitane a des dons aussi merveilleux qu’inexpliqués, une part de moi aimerait en percer les secrets, pas vous ?

– Je ne fais pas confiance à ce type de méthodes. 

– Bien sûr, elles donnent les résultats les plus dangereux. Si vous voulez mon avis, vous m’avez fait payer car vous n’avez pas été satisfaite du retour qu’elle vous a fait, c’est assez puéril. 

– Est-ce que vous croyez vraiment ce que vous dites ? demandai-je, à moitié vexée et incrédule.

– Juste un peu ! Hormis cela vous pensez qu’en obtenant l’un de mes secrets par la force, j’accepterais de vous livrer toute ma vie sur un plateau, mais vous avez tort. 

– Meine Frau, il n’y a qu’une seule chose que j’aimerais savoir, c’est ce que vous voulez de moi ? 

– Ce que je veux de vous ? Ah ! Allez au diable ! 

– Non, vous ne comprenez pas, tout à l’heure vous parliez d’un “résultat souhaitable”, je suis sûre que nous pourrions en discuter les termes. C’est ma dernière offre pour vous, parlons-en maintenant ou bien n’en parlons plus jamais. 

– Eh bien soit ! Discutons, parlez-moi de ce que je veux, Frau Valérie, je vous écoute. 

– Vous voulez revanche sur moi, pour l’offense que je vous ai faites à vous, à votre mari et à vos enfants, et sur Jakob, dont vous savez tout. J’ignore comment mais vous savez tout de lui, et c’est de là que vient le mépris que vous lui portez.

– Ah, vous avez donc rencontré Milan Litvyak, je savais qu’il viendrait vous voir. 

– Le connaissez-vous ?

– Si je le connais ? Pour sûr ! Par contre vous, vous devez le connaître fort mal s’il ne vous a pas dit la vérité sur Jakob Roijakkers. Il veut vos faveurs mais il ne veut pas votre fureur, c’est typique de lui. 

– Je suis prête à vous croire plus que lui si vous vouliez m’éclairer là où je suis encore dans le noir. 

– Soit, eh bien, Jakob, vous le savez, avait cet art pour faire ressortir le pire chez les gens. En somme, il donnait naissance à des tueurs, ils fleurissaient autour de lui comme des abeilles autour d’une ruche. On pourrait dire qu’il avait créé un nid au sein de la société, en Russie, et lorsque le temps est venu, il a commencé à faire sauter des têtes. On ne le voyait pas venir, et avant que l’on ne le sache, on se retrouvait avec du sang sur les mains. Ne vous inquiétez pas, c’est une image ; du moins pour moi, je ne peux pas en dire de même pour vous, malheureusement.”

 

Face à mon mutisme, car j’étais trop choquée pour répondre, elle continua son exposé.

“Ce à quoi il a donné naissance, c’est que je considère moi-même comme une véritable malédiction : un cycle de violence et de malheur. Comme des dominos les hommes tombent les uns sur les autres et s’anéantissent, et cela se perpétue de génération en génération, il n’y aura pas de fin, sauf si on coupe le pied à la racine. Cela est peut-être difficile à croire car vous ne l’avez pas vu, mais je vous promets Valérie, que je ne raconte pas d’histoires. Je l’ai vu de mes propres yeux, et c’est terrifiant. Saviez-vous, c’est moi qui ai envoyé Milan jusqu’à vous, car il m’écoutait, autrefois, je voulais que nous nous retrouvions face à face pour parler entre femmes sensées. Je sais que vous êtes capable de prendre la bonne décision, Valérie. Vous voulez savoir ce que je veux ? Je veux voir le corps mort de Jakob, pour m’assurer une fois pour toute qu’il l’est et qu’il le reste.”

 

Quoiqu’une telle demande était précisément absurde, la voilà qui prenait sens dans le contexte implicite qui la liait à moi et moi à elle. Mieux que moi encore, elle semblait savoir ce que Jakob était mais surtout, ce qu’il pouvait être. L’une comme l’autre, nous l’avions vu dans sa forme infernale et nous avons pris peur, comme des enfants dans le noir. Aujourd’hui, nous ne dormirions qu’après avoir vu le monstre mort, qu’avec la certitude qu’il ne pourrait plus nous faire de mal. Pour ne plus vivre dans la peur du dragon endormi. 

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