Chapitre XIV - Où Hyriel se fait une nouvelle amie (2/3)

Des halètements fendirent l’air. Théa. Ses pieds battaient le sol. Estienne ne tenait plus ; il allait s’extraire du rang et supplier un gardien de l’évacuer mais fut pris de court par une lorgnade agacée de Berlinier, aussitôt interprétée par un officier chancelant et à la moustache hirsute comme un ordre d’emmener la 149 hors du réfectoire. Il saisit Théa à l’épaule et quitta la pièce avec elle, honoré pour ce geste des sourires frêles de quelques femmes. Perrine se signa et Estienne leva les yeux au ciel : Dieu merci. Cette gratitude, Hyriel la partageait en silence – la piété en moins.

Son soulagement fut de courte durée : Vronssac et un collègue le traînèrent vers le second poteau. Le supplicié grinça des dents quand d’une main le gaffe lui empoigna un bras, et de l’autre tira un pan de sa guenille. Hyriel fut tenté de se dégager, de siffler au Vronssac qu’il était infirme des jambes, pas des bras, mais se tint bouche close tandis que l’agent ôtait son haillon. La chute de l’habit révéla un dos moucheté des petites et grandes blessures laissées par la Question.

Cette fois, il baissa les yeux. Il détestait exposer ses cicatrices. Il espéra même perdre connaissance plutôt que de souffrir l’ensemble de cette torture supplémentaire. Si Hyriel gardait le regard bas, celui d’Estienne au contraire se leva au ciel, soulagé que son compagnon se fût tu – pour une fois. Cela commençait à rentrer ! Malgré tout, il pesta : pourquoi s’était-il épris d’un tel insensé ? Ses prunelles en redescendant rencontrèrent les grimaces des camarades et de certains agents, face aux plaies le long du dos et des bras du condamné. Mais déjà, Georn revenait avec les instruments. Des internés révulsés à la simple vue de la lanière détournèrent le visage.

Les gardes attachèrent les poignets d’Hyriel en hauteur, à cet anneau qui émit ses grincements sinistres. Le malheureux pendait le long du pilier, bras tendus, genoux décollés du sol et jambes traînantes derrière lui. Son cœur accéléra, sa gorge se serra, toutefois il se força à fixer droit devant lui. Vain effort, car une première crispation tordit sa figure : rien que cette posture, à tirer de tout son poids sur ses poignets ligotés au point d’en avoir le souffle coupé, était une torture. Hyriel crut prendre un poing au ventre en entendant le recteur annoncer :

— Treize coups.

Il banda ses muscles. Il tiendrait, se promit-il : survivant du fer rouge et des brodequins, il pouvait supporter le fouet. Georn administra de toutes ses forces une première volée. L’infirme, qui à La Barthe avait résisté un temps sous la main des bourreaux, ne put cette fois-ci s’empêcher de crier dès le début entre ses dents serrées, affaibli par les corvées et les mauvais traitements. Le serpent de cuir siffla à travers les airs, au creux des oreilles des témoins horrifiés, dans les tripes d’Estienne aux yeux rougis. La lanière fusait, dansait, claquait. Encore et encore. Après chaque coup, le gaffe prenait une pause suffisante à redoubler le mordant du coup suivant.

La peau commença à brunir, à éclater. Le fouet labourait la chair d’Hyriel ; les larmes son visage. Du sang gicla d’abord en gouttelettes puis se mit à ramper en fins filets le long de son dos. Sur le tissu de ses hauts-de-chausses. Jusqu’à terre. Dans ses pensées dont la brume s’épaississait à chaque morsure, Hyriel essaya de se raffermir : ne pas regretter ce qui lui valait ce châtiment. Il avait chassé un pourri… Contrarié les plans du recteur. Il… Une frappe. Un cri. Il… n’avait rien à se reprocher. Il… Une nouvelle frappe trancha ses idées, expulsa un gémissement de sa gorge et fit couler de la salive mêlée de pourpre visqueuse sur son menton.

Cinq, six, comptait-il. Au fil des coups, il ne sentit plus qu’un gigantesque brasier dans son dos. Et son sang poisseux, chaud, qui stagnait en grumeaux aux intersections des plaies. Une odeur acide s’imposa à ses narines et il disposait encore d’assez de conscience pour en deviner la cause : des pairs venaient de vomir. Hyriel s’efforça de ne pas perdre le compte des frappes. Sept. Huit. La seule chose qui lui permettait de ne pas abandonner son esprit à toute cette douleur. Dans sa tête, il égrainait les claquements comme des perles de sang. Tenir. Tenir…

Au milieu des figures répugnées des enfermés, le demi-visage maladif d’Estienne finit par se détourner du dos aux bouts de chair pendants – sa terreur l’emportait sur sa compassion. Il s’était contraint pourtant à une position ferme, torse bombé, épaules en retrait, bras le long du corps, comme le militaire de jadis montant la garde. Mais ce spectacle s’avérait au-dessus de ses forces.

Neuf. Dix. La bouche d’Hyriel était gonflée de sang. Sa chair lardée l’empêchait d’avoir conscience de l’extérieur. Le moindre courant d’air qui traversait la salle participait à répandre une colonne de feu entre ses côtes. Son corps se balançait misérablement au rythme du serpent de cuir.

Enfin, le fouet cessa. Georn essuya avec nonchalance ses mains dans un mouchoir. Des perles pourpres gouttaient de la lanière ; leur clapotis habitait l’espace du réfectoire. Vronssac détacha le supplicié qui tomba. Plié en quatre, il respirait à peine. À plusieurs toises derrière lui, les doigts tremblants d’Estienne montèrent devant son masque, comme pour voiler sa bouche absente.

— Confiez-le au Major, ordonna Berlinier. Puis jetez-le au cachot noir. Pour deux jours.

Au cachot noir… Deux jours… Hyriel n’avait plus la force de réagir. Tout cela, il l’avait cherché. Il se sentit enroulé dans un tissu et frissonna. L’étoffe le collait comme un drap mouillé par la pluie. On le souleva. Au défilé du décor renversé et flou devant ses yeux, il comprit qu’ils quittaient la pièce. Il entendit Georn brailler à un camarade après avoir claqué des doigts :

— Nettoie. Et là-bas aussi.

— Les autres, asseyez-vous !

Hyriel ignorait qui avait reçu l’ordre d’essuyer, mais son reste de lucidité lui adressa son soutien. Un pair de galère subissait un châtiment… à cause de lui. Estienne… pas Estienne, pitié… C’était lui, lui qui l’avait embarqué dans cette affaire avec Peillet. L’abrupte sensation de centaines d’aiguilles tout le long de sa chair rompit là le fil déjà abîmé de ses pensées. Il perdit connaissance.

Quand 251 eut disparu, le réfectoire se ranima au pas d’Estienne. Il se fixa sur le claquement de ses sabots pour reprendre corps dans la réalité, laisser l’ordre de Georn pénétrer son cerveau. Il entendait encore chaque sifflement du fouet. Chaque cri. Le vétéran plissa les paupières. Que Georn lui imposât cette corvée ne le surprenait pas : nul n’avait oublié les coups de ceinture et l’effroi d’Hyriel. Estienne inspira. Autant faire vite. Il partit chercher brosse, chiffon et seau d’eau.

Dès son retour, tandis que ses camarades mangeaient sans appétit, il s’accroupit et se mit à la tâche au pied du pilier du supplice. Sa main trembla à essuyer le sang. L’odeur ferreuse lui prit la gorge. Ses yeux voyaient flou à force de brûler. Il demeura néanmoins efficace contre sa colère à l’endroit d’Hyriel et de ses machinations insensées ! Ce dernier cherchait-il à précipiter sa mort par désespoir ? Il allait devoir s’expliquer avec son diable d’ami ! D’ici là, Estienne se contint alors qu’il frottait le sol écarlate dans de spongieux chuintements. Puis il passa aux flaques de vomi. Ses doigts contractés et transpirants allèrent chercher la crasse jusque dans les nervures entre les dalles. Il s’y cassa les ongles. Hyriel… Il ne le laisserait pas crever ! Il voulait croire que dans cette prison, ils se maintiendraient vivants ensemble… ou tenteraient la folie de trop, mais ensemble.

Sa besogne prit fin. Estienne alla vider le seau. Il vit en regagnant le réfectoire qu’on avait ramené Théa, mais n’eut même pas la foi de lui sourire des yeux. Son amie se tenait renfermée et mutique. Pain et brouet furent servis comme si de rien n’était. La déglutition fut pénible au défiguré, tassé contre sa paroi. S’il avait pu, il n’aurait rien ingéré. Il se força cependant : il fallait manger. Manger pour rien d’autre qu’avoir du nerf au travail. Travailler pour ne pas être corrigé. Son esprit, lui, resta enterré avec Hyriel dans ce trou où ils allaient le lâcher.

Il demeura ainsi emmuré au plus sombre de lui-même, jusqu’à ce que la ration s’achevât et qu’Estienne vînt à passer devant le crucifix sous lequel ils avaient jeté son ami tel un vulgaire pantin. De semblables croix pendaient dans chaque pièce de l’Hôpital. La main du muet saisit rageusement une craie au fond de sa poche et gratta de toute sa colère en avançant :

PAUVRE JÉSUS EN T
TOY SOUFFRANT QUI TE TAIS
PARTOUT ENTRE CES PORTES
ILS TE RECRUCIFIENT

Des glaires se bousculaient au seuil béant de sa gorge. Il les ravala avec violence. D’une force cruelle, ses doigts pressèrent ces quatre lignes face retournée tout contre son cœur.

oOo

Hyriel fut installé à plat ventre sur une paillasse. En reprenant connaissance, la douleur hurla en lui mais il parvint à entendre le pas hâtif de trois hommes l’entourant. Ses yeux rougis découvrirent le visage du chirurgien, plus contrarié que jamais. Ses doigts tenaient l’arête de son nez. Le roi des corbeaux se pencha pour constater la charpie qu’était devenu le dos du 251. Il croassa ses ordres d’une voix de colère. Lui qui avait enfin pu entamer, cette semaine, des négociations avec le recteur dans l’espoir de s’attacher cet enfermé instruit, compétent en matière de soins, utile à le servir… Peut-être. Nous aviserons, s’il continue de bien se tenir, avait concédé Berlinier comme si cela lui écorchait les lèvres. Et voici que 251 gisait là, flagellé pour de énièmes folies ! Le Major voyait s’envoler ses projets en même temps que les bandes de chair perdues par Hyriel.

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ZeGoldKat
Posté le 14/04/2023
Salut,

Wow wow wooooow quelle scène éprouvante ! J'en reste bluffé et la gorge serrée. Brrrrrrr ! Vous n'édulcorez rien de ce qu'était ce supplice du fouet. Les odeurs, la peau qui tombe, le dos comme un bout de viande sanglante : le lecteur non plus n'en sort pas indemne. Félicitations pour la puissance de ce moment, magistralement scandé par le décompte des frappes.

Georn prend son pied d'une façon épouvantable. Vronssac et Berlinier se plaisent eux aussi dans leurs petits rôles. Estienne... Notre grand chat / nounours, on compatit très très très fort à sa peine. Je dirais même à son traumatisme, parce que si j'ai bien compris lui-même a subi une flagellation autrefois. Sa souffrance est présente. Sa colère aussi, autant contre l'institution que contre son amoureux qui prend autant de risques...

Hyriel d'ailleurs, au centre de ce calvaire, on ne peut qu'avoir mal avec lui tout le long du passage. J'aime de tout mon petit cœur l'humanité qu'il dégage tout au long du chapitre. D'abord sa vilaine insolence (mais on lui pardonne fort, on a bien compris que c'est une réaction de protection dans la détresse), puis son courage à endurer les coups, sa peine à l'idée que ses camarades voient ça. Quel homme <3
Et en même temps, il a sa vulnérabilité. On le voit hurler, pleurer, saliver... Je déteste ces scènes de torture où le héros tient le choc au delà du raisonnable. C'est pas du tout le cas ici. Hyriel est vraiment crédible dans ses souffrances. Bravo pour ça ! Pour avoir des personnages si humains et parfois vaincus. <3

Super parallèle d'ailleurs entre les souffrances d'Hyriel et la passion du Christ sur la croix, avec ce merveilleux poème qu'écrit Estienne.
Pauvre chirurgien major aussi, je me demande bien ce qu'il va pouvoir faire maintenant pour récupérer son "protégé"... Et je m'interroge toujours sur ce qu'il veut tant faire avec lui !
En attendant, on serre les dents avec Hyriel pour le cachot noir qui l'attend. Je me rappelle très bien de la visite de l'hôpital au début du roman, et du moment où Estienne présentait la salle de torture. C'était évident qu'Hyriel allait y passer à un moment ou à un autre.

Et quand c'est qu'elle arrive sa nouvelle amie ??? Ahah, je vous taquine. Toujours aussi magnifiquement écrit. Et on sent que la relation d'Hyriel et Estienne arrive à un tournant. Comment vont-ils gérer cette crise ?

Trop hâte ! Merci pour cette lecture !
A tantôt !
JeannieC.
Posté le 20/04/2023
Coucou !
Un grand merci pour ta lecture toujours fidèle et enthousiaste <3 Cela fait hyper plaisir !

Rooooh ces compliments pour Hyriel, tu le fais rougir xD Blague à part c'est très touchant. Et tu cernes bien le personnage ainsi que les origines de ses tendances quelque peu déconnantes dans la mise en danger de lui-même.

Pour la scène de fouet, merci là encore pour ton retour. Sûr que ce n'est vraiment pas anodin et on est bien d'accord avec toi : c'est pénible de voir plein de séries ou de livres dans lesquels un supplicié par flagellation s'en sort presque comme si de rien n'était - voire parfois ne crie pas ni rien. x) Quand on voit, par comparaison, le traitement d'une scène de ce genre dans "12 years a slave", on comprend l'horreur absolue de la chose.

Très touchées au passage que tu aies été sensible au moment sur Jésis avec le poème d'Estienne. <3 (Et la nouvelle amie arrive dans la dernière section du chapitre ;-p )

Thanks again !
À bientôt !
Hortense
Posté le 28/03/2023
Hello,
Et bien, je viens de prendre un grand coup dans l'estomac, c'est rude ! Mais comme toujours très bien mené. Le décompte implacable des coups donne un rythme à l'horreur, exaspère l'idée de souffrance, on souhaiterait que cela s'arrête, on espérerait une intervention secourable mais dans cet enfer aucune bienveillance ou mansuétude à attendre.
Les sentiments contradictoires d'Estienne sont bien retranscrits, on suit le cheminement de sa pensée, on comprend son sentiment de révolte et de colère. Révolte pour l'inhumanité du traitement, colère contre la stupide fierté de son ami.
Le dernier paragraphe annonce un revirement et pose de nombreuses questions. Ainsi le major avait des projets pour Hyriel, il avait même commencé des négociations. Hélas le caractère imprévisible de son "protégé" semble encore confirmer le fait que Hyriel est bien son propre pire ennemi.
Comment va-t-il arriver à tirer parti de la situation ?
J'espère bien le découvrir dans les prochains chapitres.
Bravo et à très bientôt.
(pas de remarque particulière cette fois !)
JeannieC.
Posté le 29/03/2023
Re !

Ah lala, c'est complètement ça pour Hyriel, il est bien souvent son propre ennemi. Il n'est clairement pas stable de tempérament, et là il sombre dans un genre de folie à force d'être un lion en cage. x) Estienne et lui vont arriver à un virage et sérieusement devoir clarifier les choses ~

Ravies que la scène t'ait plu ! Enfin... "plu", on se comprend... Que la rudesse du passage soit ainsi ressentie à la lecture. Quant au chirurgien Major, c'est clair il a prévu des trucs - et là tout de suite, il a le seum xD

Encore merci !
A bientôt !
ClementNobrad
Posté le 26/03/2023
Coucou,

Lors de la lecture de la première partie du chapitre, me suis dit : Chouette un nouveau personnage avec qui Hyriel va sympathiser... Pauvre de moi, je n'avais pas vu l'aspect métaphorique de la chose. Le fouet est donc son nouvel ami ? Mais c'est féminin... la lanière de cuir ? La cellule noire ?

D'ailleurs, quand on visite pour la première fois l'Hospice, on passe devant cette pièce... on se doutait qu'Hyriel y ferait un jour un petit séjour, nous y sommes donc... La dernière phrase de cet extrait laisse de l'espoir pour un futur meilleur, mais bon... tout cela semble loin ! :)

La scène du supplice est bien retranscrite, on partage la douleur d'Hyriel et la torture qu'il subit. Très bien mené. Le décompte qu'il fait des coups qu'il reçoit m'a fait penser à un autre livre, je ne sais plus lequel, mais dès que j'ai un flash de révélation, je vous le partagerai ^^

Quant à Estienne, je suis dans le même état d'esprit que lui. Commencer à être "exacerbé" par le comportement de son ami, quitte à lui faire des reproches. Meme si on a envie qu'il se rebelle, on aimerait qu'il soit plus réfléchi pour qu'il ne se fasse pas prendre ! On va commencer à lui en vouloir aussi de se faire maltraiter comme ça ! Sois plus fin, plus malin mon vieux ! Tu vas nous agacer sinon ;)

Très bon moment de lecture, malgré la dureté de la scène. On sent le travail derrière, tjs d'aussi bonne qualité !

A très vite
JeannieC.
Posté le 28/03/2023
Hello ! =D
Merci beaucoup pour ta lecture et tes retours <3 Hela et moi sommes très contentes que tu aies apprécié, malgré la noirceur du passage.

Ah lala, la "nouvelle amie" oui x) J'avoue on s'est lâchées dans l'humour noir sur ce titre-là. Et nope, l'amie en question arrive dans la prochaine (et dernière) section du chapitre - mais ne t'attends pas à quelque chose de très sérieux xD

Et on comprend ton ressenti sur ce cher Hyriel x) On voulait éviter le protagoniste central trop "lisse", et clairement si le sorcier a bien un défaut, c'est sa quasi absence de philtre et sa tendance à la mise en danger de lui-même x) Il a tellement grandi dans la violence que la provoc est un peu son mode par défaut dans l'adversité xD Mais clairement, là il a franchi la ligne rouge et ça va amener un tournant décisif dans son comportement et dans sa relation avec Estienne. Y a ce dilemme "rébellion et fierté" VS "survie".

Thanks again ! <3
Et à bientôt !
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