Un chiffon imprégné d’une rasade de vin tira un cri à l’infirme. On nettoyait le plus gros du sang et on désinfectait ses plaies. Tout son corps restait recroquevillé en un spasme, sa figure en une grimace. Il s’efforça de se détendre, serra les poings et endura. Hyriel sentit des mains précautionneuses entourer de longues bandes autour de son buste meurtri.
On le souleva de nouveau. Il gémit au décuplement de ses inflammations et suivit à peine le déroulé du trajet. Il parvint toutefois à reconnaître, à l’angle d’un couloir, la lugubre porte qui avait tant effrayé Estienne le premier jour. Le jardin des supplices. Une vague de terreur s’empara alors de lui. Il fallut, pour calmer ses soubresauts paniqués, lui ligoter les mains. Au milieu de ses convulsions, Hyriel sentit son cœur taper douloureusement dans ses poignets sous l’effet des cordes trop serrées. Les clefs s’entrechoquèrent. Le battant cliqueta.
Il fut plongé dans l’enfer de ce souterrain qui exigeait de se tenir plié en trois. La grille se ferma au-dessus de sa tête. Les grincements de serrure furent bientôt remplacés par des piaillements de souris. Le noir absolu le dévorait. Une paroi rêche le fit frissonner. Ses narines se plissèrent à l’odeur nauséabonde laissée par les excréments et les diverses pourritures. Au moindre mouvement, les brûlures de son dos entraient en éruption. Si bien qu’il couina autant que les rongeurs qui s’agitaient ici et là depuis l’arrivée de ce nouveau corps dans leur espace. L’enfermé perçut soudain une boule de poils qui grimpait dans le creux de ses mains attachées.
— Bonjour, vous… Pardon, je m’invite, mais c’est une histoire compliquée…
Il aurait voulu en caresser une afin de s’assurer de ne pas être mordu, mais il eut à peine le temps de refermer ses doigts que la petite bête se retira. Très vite, la douleur eut raison de lui.
Il émergea au bout de… il ne savait pas. Était-on l’après-midi ? Le lendemain ? Le surlendemain ? Hyriel savait juste que la faim le pressait. Déchirante déglutition. Des gouttes de sueur avaient séché aux coins de ses lèvres, y laissant une insoutenable sensation de désert salé. Il souhaita pouvoir dormir assez pour que ces deux journées passassent vite, qu’Estienne ne s’inquiétât pas trop, ni Théa, qu’il les revît rapidement. Il ferma les yeux mais ne s’assoupit pas – c’eût été trop beau. La morsure du fouet, l’échauffement de ses muscles…
Hyriel pensa à Estienne avec l’espoir que lui, au moins, n’eût écopé d’aucune punition. Son ami ne le mériterait pas. C’était lui, lui qui l’avait entraîné dans ce macabre tourbillon. Au fond de ce trou sombre et froid, la chaleur de ses bras lui manquait. Ici, seul un vent glacial l’étreignait.
Un gargouillis tira Hyriel de sa torpeur. La faim lui bouffait le ventre, le broyait, la soif et les odeurs lui piquaient la gorge, aussi sèche que si un feu en avait fait évaporer toute l’humidité. Cendre dans sa bouche, comme après le brasier. Un brasier… Aurait-il eu la gorge si sèche sur le bûcher ? Probablement. Et d’autres tourments avant de mourir, mais cela eût été plus rapide que ce châtiment quotidien qu’incarnait l’Hôpital. Il secoua la tête : au moins, il était en vie, il avait Théa et Estienne. Hyriel se maudit en songeant à eux. Sa langue desséchée colla à son palais. Reverrait-il ses amis ? Les gardes pourraient l’oublier, la faim ou la soif l’emporter.
La faim… Elle s’épanouissait en lui telle une gueule vorace dont les crocs le lacéraient. Il déglutit, comme si cela pouvait aider à le nourrir, cependant sa salive était aride. Si aride qu’elle lui faisait plus de mal que de bien, pourtant il ne pouvait s’en empêcher. Peu à peu, ses entrailles se racornissaient, se rabougrissaient telle la peau noire et séchée d’un membre gangrené.
Un mouvement contre son bras attira son attention. Hyriel, en tremblant, rouvrit une main. Il sentit la fourrure poisseuse d’une souris enfermée comme lui. Un maigre sourire au bord de la folie naquit sur son visage quand il comprit que l’animal ne le mordait pas et se laissait caresser.
— Tu ne saurais pas me dire depuis quand je suis là, toi ?
Sa voix était plus rêche qu’une pierre. Ça lui tranchait les parois de la gorge. Mais il préférait causer à un rongeur que se morfondre dans le silence.
— Et toi, ça fait longtemps ? Au fait, moi, c’est Hyriel.
Un couinement répondit et il grattouilla la petite bête avec autant d’habileté qu’il pût entre ses liens.
— Enchanté aussi… Ça te va si je t’appelle Josette ?
Il interpréta un autre couinement comme un oui. Ses doigts tremblants continuèrent de dorloter Josette. Il ne parla plus : sa gorge flambait et son estomac parlait pour lui.
Un bruit.
Il avait perçu un bruit, il en était sûr. Ou juste celui d’une morsure ? Oui… il avait mal au bras. C’était cela. Les élancements le déchiraient tant qu’il finit par s’y disloquer tout entier.
Il se réveilla. Quand s’était-il évanoui ? Les brûlures de ses épaules, de son dos, de ses poignets revinrent le fouetter. Hyriel s’aperçut alors qu’il sentait, presque autant que les morsures de la flagellation, celles du trou acide en son ventre. Sa gorge était un désert de sable et de pierres acérées. Il ouvrit la bouche, essaya d’émettre un son mais seul un râle sanguinolent en résulta, suivi d’une quinte de toux. Josette n’était plus là pour les caresses et ses consœurs couinaient autour de lui. À chaque remuement, ses lèvres sèches craquaient et Hyriel sentait des peaux mortes s’en détacher. Bientôt, il sursauta sous les pointes des dents de souris qui criblaient de nouveau sa chair.
Il avait entendu un bruit. Sanglot ravalé.
Était-ce un bruit de porte ? Sa libération ? De l’eau, il voulait de l’eau, de l’eau et de la nourriture ! Venait-on lui en apporter ? Après tout, il avait dormi, les deux jours s’étaient écoulés… Il allait revoir Estienne et il le serrerait dans ses bras. Il lui donnerait de l’eau, lui.
Un grincement. Non, il ne rêvait pas, il avait bien entendu…
Un couinement. Non, ce n’était que des souris.
Si seulement… juste un peu d’eau
de nourriture
de chaleur humaine
Estienne, il voulait voir Estienne, juste un peu
De l’eau de la nourriture de l’air de l’amour
Un bruit ? Où ?
Les couinements se mêlaient dans son crâne, résonnaient tel un chœur infernal. Comment distinguer un grincement dans cette bouillie de conscience et de douleurs ?
Un grincement de grille de porte
De l’eau ! juste un peu juste un peu…
de l’eau pour apaiser sa faim
de la nourriture pour apaiser sa soif
de la lumière
Un bruit ! douleur douleur douleur
Un grincement… brûlure brûlure brûlure
Une illusion ? morsure morsure morsure
Théa… Estienne…
Un effroyable grincement. Sursaut.
De l’air, de l’eau, de la nourriture, de la chaleur,
Estienne, de l’eau, de l’eau, de l’eau, à manger ! de l’eau !
…Lumière !
Si faible dans l’embrasure de la grille et pourtant suffisante à lui blesser les yeux.
La clarté blafarde descendait tâter ce reste de corps qui gisait là. Deux paires de bras plongèrent dans l’étroite fosse, saisirent le pantin désarticulé par les jambes et les aisselles, non sans raviver les mille inflammations de la carcasse désossée. 251 ne criait même plus, gémissait à peine. Les agents ôtèrent les cordes de ses poignets mouchetés de taches violacées. La face d’Hyriel était figée dans une grimace, bave au coin de ses lèvres pelées. Il fut transporté sur un lit au fond de la pièce réservée aux convalescents.
En installant 251, les officiers se révulsèrent de son épouvantable odeur : il baignait dans ses excréments et ses lèvres sèches exhalaient le pourri de la faim. Son sang purulait. Ils s’écartèrent sans se faire prier, après un dernier regard au torse nu de l'enfermé, entouré dans ses bandages empourprés. Ils allumèrent une chandelle au coin de la table de chevet et se retirèrent. Saisi d’effroi quand il comprit enfin, dans les brumes, que les gardes l’abandonnaient, Hyriel tenta en vain de se redresser. Sa bouche tremblota sans que rien n’en sortît.
Ne partez pas !
De l’eau, donnez-moi de l’eau, je vous en supplie…
De l’eau…
Ca faisait trèèèès longtemps que j'étais pas repassée par ici, et wow je suis époustouflée par les deux bouts de chapitre que je viens de lire (le 2/3 et 3/3 du chap XIV). C'est comme si j'avais oublié votre niveau d'écriture, là j'ai vraiment été charmée (et horrifiée) par la façon magistrale avec laquelle vous décriviez les coups de fouets, les blessures et les douleurs, autant physiques que psychologiques, d'Hyriel.
Tous nos sens sont engagés, les métaphores que vous employez sont super parlantes, j'avais vraiment l'impression d'assister au calvaire d'Hyriel en même temps que de le subir de l'intérieur. Bravo pour cette prouesse, vous savez être très crues quand il le faut et c'est vraiment une excellente manière de dénoncer l'horreur et l'extrême solitude dans lesquels les résidents sont plongés (pour la solitude je pense notamment à cette dernière partie où Hyriel est seul, souffrant, et n'a même pas accès à des besoins élémentaires comme avoir à boire, c'est terrible.... et ça ne facilite pas sa guérison !) Et au milieu de tout ce calvaire, vous parvenez à glisser une petite touche d'humour avec Josette, c'est si bien placé <3
M'enfin bon, bravo pour ce chapitre. Je me réjouis de lire la suite, voir comment l'état d'Hyriel va évoluer et comment Estienne va parvenir à gérer ses propres émotions face à l'état alarmant d'Hyriel...
Bisou, à vite ! :D
Nous sommes ravies de te recroiser par ici, un grand merci pour ta lecture et tes impressions (même si ce retour ne se fait pas sur le chapitre le plus fun du roman x) ).
Hyriel t'est fort reconnaissant pour le soutien moral ~ On n'y est point allées de main morte sur ce chapitre, mais comme tu le dis très justement, il y a des moments où il faut savoir être abruptes, ne pas édulcorer l'écriture.
Et ouiiiiiiii, Josette xD On voulait quand même glisser une petite lueur drôle et mignonne au milieu de cet enfer.
Merci encore <3
Bisous et à une prochaine !
Voui, les chapitres 14, 15 et 16 ne sont vraiment pas les plus simples... uU Merci beaucoup, comme d'habitude, pour ta lecture et tes impressions !
Oh tu as une souris ? C'est adorable ! <3 (Et Sylvie c'est si joli comme prénom)
Pour les deux points que tu soulèves -
>> D'après les renseignements qu'on avait pris pour ce chapitre, deux jours sans boire effectivement ça commence à décoller (dessèchement de la peau, hallucinations...). Mais apparemment, de ce qu'on nous a dit, ce n'est pas encore une durée de danger de mort - même pour un corps comme celui d'Hyriel. Je revérifierai quand même, quitte à mettre plutôt une trentaine d'heures de punition et pas quarante-huit si le doute subsiste.
>> Quant à la souris, d'après une connaissance qui en a une, lui offrir le creux de sa main sans bouger (comme Hyriel qui, quelque part, offre sa main du fait qu'il est attaché) ça peut l'apprivoiser assez pour qu'elle vienne et se laisse caresser. Mais là encore, je n'ai pas de souris, on fait confiance aux retours qu'on me fait. Peut-être que ça dépend aussi de l'humeur de la bichette ~ Je verrai si je trouve d'autres trucs à ce propos ! :)
Et sinon oui, pas question un instant pour Hyriel d'essayer de manger une souris - ça aurait été trop cruel uU Et contentes que tu aies trouvé un peu de mignon dans ce passage, malgré l'horreur du moment.
On s'imaginait avoir touché le fond, hélas non. L'horreur de cette cage après les coups de fouet soulève le cœur. Franchement, j'ai lu d'une traite, happée par ce récit poignant et touchée par l'expression de tant de misère. Même Josette n'a pas pu me dérider. C'est un excellent chapitre, remarquablement bien écrit et qui nous tient en haleine de bout en bout,
Bravo !!!
A bientôt
Hyriel a touché le fond oui, littéralement. Il va être temps pour lui de changer son fusil d'épaule - et un peu de mignonerie arrive <3
Thanks again et à une prochaine fois !
MAIS NOOOON MAIS LA NOUVELLE AMIE C'ÉTAIT LA SOURIS JOSETTE roh mais espèces de viles... de viles... de viles souris qui jouez avec les attentes du chat que je suis. Voilà xD
Je blague hein, le prenez pas mal ! C'est fun au contraire, comment vous jouez avec les titres de chapitres et les attentes des lecteurs. Ce genre de décalages apporte un peu de légèreté au milieu d'un univers aussi angoissant. On descend de plus en plus dans l'horreur.
Descente littérale, là, avec cette prison en sous-sol, je vois pas comment Hyriel pourrait aller plus bas. Tout son supplice m'a serré la gorge.
Pour l'intrigue en soi, ce passage n'apporte pas grand chose, mais en termes d'émotions il est très chargé. Et il concrétise la crainte qu'on avait dès le début du roman, je veux dire je me suis vite douté qu'Hyriel (ou Estienne) serait mis dans le cachot vu que la visite de l'hôpital avait insisté dessus.
Il y a de bonnes trouvailles visuelles dans ce chapitre. Les mots éclatés sur la page, c'est comme l'esprit d'Hyriel qui se disloque et sa gorge que la soif déchire. On a un petit sourire en coin malgré tout quand il parle à Josette plutôt que de sombrer.
Plus le texte avance, plus Hyriel est réduit à ses fonctions vitales. Manger, boire. Cet état retranscrit efficacement la déshumanisation. Remonter la pente va être difficile. J'espère aussi qu'Estienne ne va pas être trop fâché contre lui pour ses insolences au pied du poteau.
Je guette la suite, toujours avec impatience o/
Bravo et à tantôt !
Hahaha, pardon pour la fausse joie avec Josette xD Mais contentes que ce petit effet de titre t'ait malgré tout amusé. On ne le prend pas mal du tout, au contraire <3
Merci beaucoup pour ta lecture ! Et c'est vrai, concrètement ce passage ne fait pas spécialement avancer l'histoire mais il vient surtout marquer le délabrement mental et un point de rupture en approche pour Hyriel et Estienne si les choses ne changent pas x)
Les trouvailles visuelles sont de Helasabeth - elle te remercie pour tes impressions <3
À bientôt !
Bon la souffrance d'Hyriel, on s'y attendait... on sent bien la torture avec lui-même si je trouve le moment "trop court" pour partager pleinement son expérience. Pour le coup, je n'ai pas senti les 48 heures passées ^^ après, clairement, pas évident de faire sentir la longueur du temps qui ne passe pas, sans que ça tire trop en longueur et que ça en devienne ennuyant. L'équilibre est dur à trouver. Bon on fait, je n'en ai pas eu assez :p
"de l’eau pour apaiser sa faim
de la nourriture pour apaiser sa soif" Tre6s jolie inversion ^^
Bon j'avoue qu'à la fin de la lecture, j'ai bu ma petite gorgée d'eau :)
C'est donc Josette cette nouvelle amie qu'on attendait tant !
Au plaisir de lire la suite !
Merci beaucoup pour ta lecture et tes impressions <3 Les trouvailles d'inversion sont de Helasabeth héhé.
Et en effet, on voit ce que tu veux dire pour le juste milieu entre le trop long et le pas assez x) Peut-être que cette scène gagnerait pourquoi pas à être allongée pour rendre encore plus présent le délabrement d'Hyriel - on en prend note ;)
Heureuses et touchées que ce moment t'ait ainsi ému.
Thanks again, et à bientôt !