Chapitre XV - Où auprès de son arbre Estienne vivait heureux (1/3)

Notes de l’auteur : [Scène complètement réécrite, le 26/11/2023 suite aux commentaires et bêta-lectures. Merci pour les premiers retours et bonne lecture à vous qui arrivez !]

Salutaire journée que ce 26 février ! Estienne l’aurait presque bénie, lui qu’on avait envoyé besogner au potager, si l’implacable surveillance des officiers ne s’appesantissait pas toujours trop près des pensionnaires. Y compris dans ce salvateur îlot d’air et de nature. Certains agents, entre deux balancements de trique, mâchouillaient un grognement derrière leurs lèvres pincées. Ils étaient un orage prêt à tonner au moindre geste imparfait. Le vétéran savait cependant mesurer ses mouvements et ne jamais leur tendre le bâton.

Il parvenait même à se sentir de l’enthousiasme à jouir des extérieurs, riches d’une fraîcheur délestée de rance, d’odeurs fétides, d’excréments ! Ça sentait la nature qui se préparait pour renaître. Le bois et les plants d’aromates. Aux arbres squelettiques, pareils à des crève-la-faim dont les membres ne tenaient plus droits, commençaient à s’allumer des bourgeons.

Perché sur son échelle pour le rabattage et la taille, Estienne se permit une brève – trop brève – contemplation de ces touches de clarté, entre deux efforts de ses bras tendineux. Il inspira. Longuement, infiniment s’il avait pu ! Inspira les fragrances végétales avec ce qu’elles véhiculaient de souvenirs : les vagues des champs, les fruits de son enfance, les frondaisons penchées au-dessus des paysans comme des mères protectrices… On eut dit que le demi-visage s’essayait à faire entrer, dans l’écarquillement de ses narines, tout le grand air de son passé. Ainsi, quand il quitterait le potager, ça vivrait encore un peu au-dedans de lui !

Mis à rude épreuve, Estienne avait retroussé ses manches malgré la petite température. Sur ses muscles, une pellicule luisante collait ses poils. Lorsqu’il prit un très court instant pour s’essuyer, ses yeux observèrent en contrebas, à travers l’entrelacs des branches, les autres camarades convoquées avec lui au-dehors. Perrine, Lina et deux filles dont il n’avait jamais pu capturer les noms au détour d’un couloir : celle qui ne voyait pas, et la pénible chouette.

La consœur aveugle lavait des outils. La Mère Rapporteuse plantait des asperges. Lina et Perrine, elles, mettaient en sol roquette, racine jaune* et cerfeuil. Leurs mines ouvertes, presque réjouies, disaient le bienfait du jardin sur elles. En particulier sur le faciès maladif de l’aïeule. Mais Estienne ne partagea pas davantage leur plénitude : les herbes qu’elles manipulaient piquaient son cœur d’un souvenir naguère heureux ; à présent douloureux : la visite du potager avec Hyriel.

Le vétéran se voua à la poursuite de son travail – la meilleure façon d’enterrer le mélange d’affection et de dépit qui le troublait à chaque fois que son diable d’ami lui revenait en tête. Ses bras vigoureux redoublaient d’énergie brutale.

Il enfouit sa colère au fond de lui autant que son demi-visage derrière les intersections des branches. Trois jours. Trois jours à penser à la faim, au froid, à la soif, aux rongeurs du cachot noir. Trois cagades de chiures de jours obsédés par ces sévices qu’il avait naguère lui-même subis. Trois satanés jours à signer, quand Théa l’interrogeait, que tout allait bien, qu’Hyriel reviendrait. À tenter de ne point trop maudire Hyriel en se rappelant leur complice douceur. À demander en prière que si leur attirance n’était pas un péché – et même si elle l’était… – Dieu permît qu’ils remontassent Hyriel vivant. En échange, Estienne voulait bien se raisonner et surtout, essayer de raisonner le sorcier. Au dément afflux de ces souvenirs, il émit une grondante déglutition.

Ce bruit lui valut le regard suspicieux d’un officier, mais il fut quitte d’un geste laissant croire qu’il venait de s’écorcher dans le feu de l’action. Raisonner le sorcier… Un indiscipliné pareil ! Combien de fois encore, sacre couille, ferait-il de ses tempêtes ? Ils causeraient quand son ami serait en état. S’il le revoyait. S’il ne mourait pas de ses blessures. Si même il n’avait pas crevé de soif avant qu’on le libérât. Sous l’émotion, le muet tailla un coup de travers. Il se souvint de sa poitrine en tambour à l’unisson avec celle d’Hyriel. Oh combien avait-il, à son contact, posé la croix de ses craintes ! Notamment celle qui l’avait tant de fois cloué : répugner, ne plus recevoir de tendresse. Et voici que, lui qui ne s’était plus vu attirer qui que ce fût, avait provoqué le désir de ce cœur impérieux ! Estienne peinait parfois à y croire. Mais son ami avait toujours paru sincère. Oui, que gagnerait Hyriel à se faire un jeu de chérir un défiguré ?

Pourtant, il devait le raisonner avant de le perdre. Et se raisonner, lui. Faible, il avait été faible ! Faible de signer Amen, par crainte de l’abandon, à l’impulsion de ce diable boiteux – celle d’exister ici par le remous et la provocation.

Bouillant de sa décision, Estienne émonda avec hargne une branche dont la maigreur et les torsions lui rappelaient la silhouette du sorcier. Jusqu’à ce qu’une fourbe aiguille de bois se plantât dans la tranche de sa main. Il glapit sous la décharge le long de ses doigts, puis finit le travail sur la branche, laquelle lui semblait maintenant pareille à un serpent qui venait de mordre.

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* Ancien nom de la carotte. Les carottes oranges étaient alors encore rares.

oOo

La porte s’ouvrit. D’instinct, Hyriel se posa la question qui l’obsédait, la seule à animer encore son esprit hagard : de l’eau, lui en apportait-on ? Au milieu de la brume entre ses tempes, il décela une desserte à roulettes. Puis la désagréable scansion d’une paire de bottes. La voix de Vronssac claqua :

— Hé, 251 ! Tu sais quoi ? C’est le 93 qui s’est tapé l’nettoyage de tes puteries !

Hyriel eut juste la force de gémir, chahuté par son brouillard de souffrance. Dans sa position de poids mort, à plat ventre, il enfonça son visage au creux du matelas. Sa gorge le brûla. La fièvre du remords l’étourdit ! Comment se portait Estienne ? Aurait-il toujours le droit de lui parler, après le mal qu’il lui avait causé ? Oserait-il seulement le regarder ? La culpabilité du 251 fit ricaner le garde, qui en tournant les talons et céda la place à une autre paire de chaussures.

Hyriel roula faiblement des yeux pour découvrir celui qui l’avait remplacé. Le Maître Corbeau. Le supplicié ne voyait pas son visage mais le reconnaissait à sa robe noire. Il observa au passage ce qui reposait sur la desserte : bandages neufs, broc, savon, torche-cul. Le Major ne disait rien. Les craquements contrariés de ses doigts parlaient pour lui.

Le praticien approcha le broc des lèvres d’Hyriel. Juste assez pour humidifier sa gorge et lui donner la force de tenir, pas assez pour la rassasier. Il avança alors les mains vers le corps meurtri de ce poulain qu’il avait tant espéré pouvoir négocier auprès du recteur. Maintenant il ne lui restait qu’à le réparer, de ses gestes secs trahissant son irritation.

Hyriel serra les dents. Il devait résister, ne pas crier – c’était le minimum qu’il devait à son soigneur, comme s’il pouvait ainsi se rattraper un peu à ses yeux. Les bandages purulents et écarlates quittèrent par tours successifs son dos écorché. Des bruits spongieux scandaient le décollement, qui ne manquait pas d’emporter croûtes et morceaux de chair. Le Major plissa le nez, agacé par la pestilence de ces plaies macérées. Des gémissements passèrent les lèvres d’Hyriel. Le Corbeau prit le savon et tamponna les plaies avec tout le soin possible. Pourpre, noir, violet, jaune ; ce dos était le même sinistre tableau qu’il avait déjà vu sur d’autres enfermés. Indisciplinés inconscients, qui ne récoltaient que le fouet ! Nettoyer. Ôter les caillots. Rafraîchir le blessé, dont les muscles se relâchèrent quand ce fut fini. Hyriel tenta un sourire pour remercier le Major, puis reprit vaillance le temps qu’il entourât la bande neuve de ses reins à ses cervicales.

Le supplicié aurait tant désiré une parole – y compris sèche ou sévère – de la part d’un autre être humain après toutes ces heures enfermé, mais le praticien demeura égal à lui-même. Grognon et mutique. Seule sa paume à l’épaule du 251, dans un geste équivalent à un « courage », fit office de communication. C’était déjà appréciable. Et le chirurgien sortit sans plus de cérémonie.

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ClementNobrad
Posté le 17/08/2023
Hello,
J'attendais la publication du chapitre entier pour me lancer.
Quelle séance de toilette dis donc, je partage la peine de l'un et de l'autre.
J'aime beaucoup l'insertion des expressions bien du sud "boudu con", ça plante un décor tout ça :)
Que de souffrance et d'amour entre ces deux personnages, j'espère pour bientôt des moments heureux, qu'on savourera d'autant plus !
Tjs aussi bien écrit et immersif,
Hâte de lire la suite
JeannieC.
Posté le 18/08/2023
Coucou !
Helsabaeth et moi sommes heureuses de te recroiser par ici <3 Merci pour ta lecture.

Ahah oui les expressions du Sud Ouest, j'aime mettre ce genre de vocabulaire pour donner sa couleur locale au texte. Et c'est vrai que tu es toi-même de Toulouse si je me souviens bien - contente alors que ça te parle.

Ah pour le bonheur et les revanches sur l'Hôpital il y a encore un petit bout de chemin x) Il y a de sérieux comptes à régler dans leur couple avant, et puis la collecte des éléments pour un projet de fuite héhé. Mais oui, au moins en attendant ils se donnent de petits moments de tendresse clandestine.

À bientôt !
ZeGoldKat
Posté le 13/06/2023
Salut,

Ah un chapitre qui console. On en avait besoin. Je suis aussi soulagé qu'Estienne de voir Hyriel sorti de son supplice en vie et pas complètement fou. Abîmé oui, mais en vie. Je lui envoie plein de soutien virtuel, à notre sorcier. ^^

Niveau émotions, c'est toujours autant de la dentelle. Je vais commencer à avoir l'impression de rabâcher haha, mais tous ces petits gestes, ces regards, ces discrètes intentions font passer tellement d'amour et d'humanité. Je comprends qu'ils gardent espoir pour ce genre de moments, et c'est pareil pour beaucoup de gens dans la tourmente quelle que soit l'époque : les circonstances sont dures, mais de la tendresse sur son chemin, ça donne la force de tenir.

Après, c'est ptet une impression personnelle, mais j'ai malgré tout l'impression qu'une fatigue s'installe chez nos deux amoureux. Ils sont toujours aussi craquants et attentionnés, ils s'aiment ça ne fait aucun doute, mais Estienne m'a l'air en proie à une certaine usure. Quelque chose monte en lui. Y a cette colère qu'il tait, notamment dans tout le passage où il se souvient de ces "putain de derniers jours" où d'un côté Hyriel a souffert le martyr et de l'autre côté Estienne était mort de trouille.
Voilà, c'est mon ressenti. C'est très subtil, juste une ombre au tableau, mais là quand même. Un truc qui commence à me faire craindre pour la suite de leur santé mentale. Et de leur couple.

J'allais oublier Vronssac. Toujours la perversion incarnée, brrrrrrr ! J'ai commencé par me dire que c'était un peu trop gros comme hasard, que ce soit Estienne qui vienne. Mais en fait non tout s'explique, c'est Vronssac qui l'a choisi exprès pour enfoncer le couteau dans la plaie !
Plus l'histoire avance, plus l'horreur monte et plus j'espère que la fin restituera une justice ! Force à vous les mecs, on compte sur vous.

Encore un très beau chapitre quoi. Continuer d'assurer une telle tension uniquement sur le plan psychologique (dans un univers où concrètement il n'y a pas beaucoup d'action à proprement parlé mais où toute l'intrigue se joue au niveau de l'usure morale et des émotions), ça mérite un coup de chapeau.

A tantôt
JeannieC.
Posté le 20/06/2023
Hellow ! =D
Ravies de te revoir par ici. Et tu as tout à fait raison de pointer cette colère diffuse - elle est en effet présente chez Estienne. La situation amène Hyriel et Estienne à un genre de point de non retour, du fait de l'épuisement qui s'installe.
Haha, Vronssac x) Tout à fait d'accord avec toi, ça n'aurait pas été logique qu'Estienne soit venu sans l'intervention directe d'un des gardiens.
Autrement, un grand merci pour tes compliments et retours enthousiastes à propos de notre plume. <3 Nous craignons un peu que des gens pensent "il ne se passe rien" mais sommes très heureuses de constater que l'intrigue psychologique sache tenir en haleine.
Thanks again ! À bientôt
Hortense
Posté le 10/06/2023
Chapitre plein de sensibilité ou l'amour transparaît dans chaque geste comme pour tenter d'effacer l'horreur des derniers jours d'enfermement. L'état d'Hyriel est lamentable, son corps n'est que souffrance, pourtant le bonheur de voir le visage de son ami semble tout effacer.
La solidarité à l'intérieur de la prison n'est pas un vain. Survivre est affaire de tous.

Quelques remarques :
- Revoir un autre visage, celui qu’il aimait de surcroît, lui manquait trop : lui avait trop manqué ?
- pour le regarder ajouter de bouts de pain à la tambouille : des bouts de pain
- où un gardien ouvrit la porte : ouvrait
A très bientôt
Hortense
Posté le 10/06/2023
Quand je repense au titre du roman, je me demande qui finira par se repentir !
JeannieC.
Posté le 20/06/2023
Oops ! C'est bien noté pour les coquilles - et corrigé !
Merci beaucoup Hortense, pour ta lecture et tes impressions <3 Contentes si on sent bien cette dimension collective de la survie - et la tendresse qui cependant s'use par moments.
Ravies de lire tes retours comme d'habitude !
À bientôt
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