Il y eut du mouvement le soir. Le soir ? Ou le lendemain ? Hyriel pataugeait dans une réalité visqueuse où heures et sons du clocher s’embrouillaient. Toujours sur son lit de convalescent, dans une pièce à part, il fit l’effort surhumain d’ouvrir les paupières afin d’accueillir la camarade qui lui apportait eau et mangeaille. Il se laissa donner à la cuillère son modeste dîner.
Revoir un autre visage, pas hostile de surcroît, lui avait tant manqué ! Ses prunelles rouges, gonflées, cillèrent en guise de « merci ». L’internée poursuivit son office, pressée par le dégoût au spectacle de son torse bandé, aux assauts de sa puanteur, aux bavements de sa mastication rendue si pénible par sa position sur le ventre. Les lèvres du 251 étaient plus crevassées qu’un sol demeuré trop longtemps sans pluie. Il toussa des caillots de sang mêlés à la bouillie que lui administrait la correctionnaire. À chaque cuillerée, sa bouche émettait un craquement de croûtes.
D’un coup, les doigts de la camarade disparurent. Toute la peur d’Hyriel revint aussitôt le secouer : devait-elle déjà partir ? Et de l’eau, de l’eau ! Le privait-on encore ? Elle en avait amené, pourtant ! De l’eau ! Il se rassura quand, à travers le brouillard de ses prunelles, les mains tendirent une cruche. Hyriel redressa au moins la tête, faisant fi de la douleur. Mais ce qui aurait dû être un doux moment d’accueil du flot se transforma en torture. Chaque goutte déchirait ses parois internes. Il manqua même de s’étrangler à mesure qu’il buvait. La soif le poussa pourtant à persévérer. Il voulut remercier le camarade mais sa voix ne sortait pas.
— R’tourne à la besogne ! piaffa un gardien qui surveillait depuis l’entrée.
Au départ de l’internée, Hyriel sentit un grand vide en lui. Il regarda par l’étroite fenêtre pour essayer de ne pas penser à ces jours, et ces jours, et ces jours semblables à végéter là. Il se ramassa sur lui-même jusqu’à ce que l’exténuation l’emportât.
Alors que l’insoutenable décompte commençait, puis avançait, puis se grippait, Hyriel perdit le fil du temps. Même la venue des agents les plus désagréables lui offrait, au moins, une miette d’animation. Quelque chose d’autre à observer que les murs crasseux, les branches derrière les barreaux, et ces lignes le long des parois… à moins qu’elles ne fussent sur ses yeux ? Hyriel se crut de retour dans le cachot de La Barthe. Clic clic clic… Les chaînes sur sa chair meurtrie, l’enfermé eut l’impression de les sentir revenues. Et que sa peau se décollait de ses os. Il claqua des dents. Enfin, il trouva en lui assez de force pour se divertir : tel officier avait un bouton de fièvre ce matin ; tel autre puait le vin aujourd’hui ; cette camarade s’était fait une jolie tresse – coquetterie clandestine qu’Hyriel aperçut entre les pans d’une coiffe mal nouée…
Solitude. Morne flux et reflux. Ici, une mouche agaçait ses oreilles. Là, une araignée commençait à tisser sa toile dans l’angle gauche de la pièce… Le sournois manège de ses douleurs tantôt embrouillait tous ses sens, tantôt lui laissait percevoir nettement la vie de l’autre côté de la porte. Claquements des sabots allant au travail ; conversation de couloir ; pleurs, cris, bâton…
Encore un jour sans date. Un jour flottant sur du rien. Ou plutôt, sur du blanc crasseux – celui de ces murs omniprésents. Hyriel avait une faim à vouloir tout engloutir. Il fut plus monstre dévorant que l’immense créature-Hôpital quand un enfermé lui donna un bol d’épaisse tambouille. Le convalescent mâcha ce qui lui sembla être un festin, apaisait enfin la bête qui lui broyait les tripes. Un supplice chassé en ravivait cependant un autre : son dos le tourmentait tant… Il gémit de douleur entre les deux ultimes bouchées, avant que le pair de galère ne vidât les lieux.
Chaque journée alla de la sorte : ration, sommeil, ration, pisser dans ses hauts-de-chausses, sommeil, changement des bandes par un garde mettant davantage d’énergie à abréger ce répugnant travail qu’à le faire correctement. Le Major, retenu ces temps-ci à l’hôpital Saint-Joseph de la Grave, aurait fulminé face à l’ouvrage approximatif de ces panseurs de fortune. L’odeur de sa propre urine soulevait l’estomac d’Hyriel. Le tissu inondé lui collait les fesses avec quelque chose d’une moisissure agrippée à un mur. Il comprit ainsi l’amélioration de son état, puisqu’il souffrait moins de ses blessures que des effluves de son corps-déchet. Les pires élancements s’estompaient de son dos. Les autres, plus diffus, lui parurent faire partie de lui depuis toujours. Hyriel avait sa douleur de compagnie quand d’autres avaient des animaux. Il couina un rire fou à cette pensée.
Un jour, il eut la chance d’échanger quelques mots avec un gardien plutôt aimable. Sa voix était faible et rocailleuse mais au moins, elle revenait. L’officier lui demandait comment il se portait. De mieux en mieux. En témoignait la coloration décroissante de ses bandes.
Nouvelle nuit. Nouvelle journée. Oh, d’autres araignées étaient venues tisser des toiles. Et ce mur comptait précisément trente et une fissures. Un surveillant passa le soir suivant, équipé d’une lame et de ciseaux. Bigre ! Il déduisit que sa barbe commençait à le faire ressembler à un ermite – preuve s’il en fallait encore que l’habit ne faisait pas le moine. Pourtant, à en croire certains, les béquilles faisaient le démon ! Il ne savait plus quel jour de quel mois ils étaient.
oOo
Hyriel avait goûté ces derniers jours à l’immense bonheur de pouvoir remuer un bras, puis le buste, puis le cou, puis d’arriver à se remettre sur le dos. Enfin ! Un autre matin, il se réveilla avec le soleil et le grincement de la porte. Il se rendit alors compte qu’il était capable de se redresser. Un corps neuf – toujours aussi infirme et tordu pourtant – lui semblait sortir d’une épaisse coquille de clous et de feu. Son visage frôla la béatitude jusqu’à ce qu’un garde lui tendît sa souquenille, des hauts-de-chausses propres, et posât ses cannes à côté du lit. Hyriel comprit : fin de l’isolement.
— Décrasse-toi et rhabille-toi. Tu repars au travail. Courage l’ami.
Comme l’homme était amène, le 251 s’aventura à lui demander la date.
— On est l’douze mars. Un jeudi.
Hyriel arrondit la bouche. Dix-sept jours et dix-sept nuits de claustration. Comment se portaient Estienne et Théa ? Il resta hébété jusqu’à ce que le claquement des talonnettes du gaffe le rendît à lui-même. Le gardien s’était retiré dans un coin pour surveiller les opérations. Hyriel prit une longue inspiration puis entama le gros œuvre : ôter ses attelles pour faire enfin tomber à ses pieds ces immondes hauts-de-chausses lourds d’urine et de merde. Alors qu’il se débattait avec les sangles et le tissu, il serrait les cuisses et s’enroulait sur lui-même – piètre façon de conserver ce qu’il pouvait d’intimité. L’officier ne cacha pas son dégoût, tant à la vue des bâtons convexes qui lui servaient de jambes qu’aux effluves nauséabonds.
Hyriel acheva de ferrer ses attelles, ficha ses béquilles à terre et se hissa. Un instant lui fut nécessaire à s’équilibrer, veillant à ne pas observer le sol alors aussi incertain que des flots sous ses pieds restés si longtemps inactifs. Quand il se sentit assez sûr pour avancer sans s’étaler trois pas plus loin, il poussa un souffle sifflant puis se mit en route. Le tournis s’estompa mais son dos fut mordu de plus belle. Le fouet se rappelait à lui. Il devrait chérir chaque occasion de se ménager.
L’agent le mena à son poste : la buanderie, ses vapeurs, ses cuviers. Hyriel n’était qu’une pièce réinsérée dans le mécanisme. Une pièce comme celles que ses pairs ponçaient. Arrivé à sa place, retrouvant son 251 inscrit sur le banc, le sourire de la vieille Perrine lui dit « Soulagée de te revoir ». D’autres enfermés – ceux qui méprisaient ce sorcier ou étaient simplement trop abattus par leurs tâches – l’ignorèrent. À la cloche, Hyriel fut presque heureux de reprendre la routine de la ration au son de la prière – cette prière que jamais on ne lui redemanderait de lire !
oOo
L'isolement forcé est vraiment très bien écrit et décrit : les différentes phases d'éveil/sommeil, l'attente du visiteur, les petites observations pour déjouer l'ennui, la souffrance omniprésente, la solitude, la perte de repère. Le lecteur est plongé dans l'enfer de l'isolement et toutes les questions et sentiments qu'il engendre. C'est très bien écrit et c'est très visuel. Je n'ai aucune peine à me représenter Hyriel sur son lit de douleur.
Les retrouvailles sont très touchantes et interroges en même temps. Que Théa conserve autant d'innocence dans un tel lieu est un miracle, quant à Estienne en veut-il encore à son ami de sa cruelle inconséquence ou cherche-t-il à le protéger en adoptant une attitude plus distante. Probablement un peu des deux, vivre un amour interdit dans cet univers infernal relève tout à la fois d'un désir de vivre à tout prix et d'une quête d'étincelle d'humanité.
Du bon job !!!
Juste une peccadille, mais je chipote :
- que les flots à un homme souffrant du mal de mer : sur un homme ?
A très bientôt
Ravies de te recroiser par ici =) Et merci beaucoup pour ces impressions - on avait un peu peur que cette scène de convalescence soit trop longue, ennuyeuse, tout ça... mais si on est parvenues à rendre la lenteur et l'isolement sans être rébarbatives, c'est chouette.
Quant à Estienne, la moutarde lui est lentement mais sûrement montée au nez ! Il aime Hyriel, mais a des comptes à régler avec lui c'est sûr x)
"sur un homme" est en effet beaucoup plus fluide, c'est noté.
Thanks again !
« Pouik pouik les joues » hahaha Théa sérieux xD Elle en rate pas une. C’était trop mignon, la scène où elle retrouve Hyriel après cette séparation que la pauvre ne peut même pas comprendre. (Tant mieux, en vérité.) Ces trois-là, ils ont le don de me mettre le sourire jusqu’aux oreilles. La légèreté générée par leurs jeux est communicative. Théa est toute fofolle, Hyriel rentre dans ses blagues et se montre apaisant dans ses réponses, Estienne est discret et serviable dans sa façon de porter Théa pour qu’elle profite d’Hyriel sans le blesser involontairement (roooo quelle prévenance cet homme !).
Leur dialogue est une façon plutôt maline de nous raconter qu’Hyriel a passé plus de deux semaines à l’isolement (« dix sept dodos » haha), sans donner dans le pathos. C’est cool ça. Les choses se laissent sentir dans le sous-texte.
Sur cette séquence d’isolement d’ailleurs, Hyriel se rétablit lentement, très lentement. J’ai ressenti avec lui la longueur de cette convalescence. Vous alternez fluidement les moments d’ennui, les baisses de moral, les cycles usants de ration et du sommeil. Pour moi ce qui fait le plus mouche dans ce passage, ce sont ces détails insignifiants qu’Hyriel regarde pour tuer le temps : les fissures au plafond, une araignée, les tics des gardiens. Mon préféré : la tresse qu’une des prisonnières s’est offert (un élément plein de sensibilité, qui raconte que tout est bon pour se faire plaisir dans cet endroit, même si c’est caché).
La dernière scène amène un changement d’ambiance radical. Ça se joue surtout en sous-texte, comme je disais avant, mais je comprends la brutalité de ce qui se passe. Là on s’inquiète sévère pour eux, parce qu’ils ont beau essayer de se tenir, au bout d’un moment les corps parlent. Ils ont besoin de se retrouver, de se toucher, mais rololooo qu’est-ce que l’endroit et le moment pour le faire sont imprudents ! Noooon… Chaud à la fin, quand Estienne a très clairement une envie mais qu’il a honte de cette érection et doit laisser Hyriel en plan, là en plein milieu de l’étreinte, en se rendant compte de la dangerosité de ce qu’ils faisaient. Sa terreur continue avec ce cauchemar où Hyriel disparaît, si j’ai bien compris. AAAAH ça n’annonce rien de bon ça !
Dur comme final, qui vient rappeler à quel point leur amour dans ces conditions est intenable. Surtout quand le désir est là, qu’il a besoin de s’exprimer mais ne peut pas. Ah ça ne créé jamais rien de bon, quand on contraint des gens à refouler leurs élans affectifs et naturels. Ce n’est pas l’actualité des religions sur le sujet qui dira le contraire. C’est pas rien de s’attaquer à un tel thème. Et à l’homophoble.
(J’oubliais, le passage avec les béquilles et l’habit qui fait le moine m’a fait marrer xD Jamais à cours d’esprit le gars Hyriel !)
A tantôt
Merci beaucoup pour ta lecture <3 C'est toujours un plaisir de découvrir tes impressions par ici.
Oh, Helasabeth et moi sommes très contentes que tu aies apprécié la scène de rémission d'Hyriel. On avait vraiment peur que ce soit enquiquinant à lire, un moment où justement il s'agit de faire sentir l'isolement et le décrochage par rapport au temps qui passe. Chouette du coup si tu t'y es retrouvé.
Quant au cauchemar et aux terreurs finales, c'est ça, l'ambition est de traiter d'homophobie, de culpabilité ressentie par les personnes homosexuelles dans un milieu pour le moins hostile. On s'est un peu appuyées sur "Confessions d'un masque" de Mishima qui aborde l'érotisme coupable, le rapport entre amour et souffrance, le poids d'une société rigoriste. Et puis il y a les horreurs des thérapies de conversion, organisées par des assos (souvent chrétiennes) fondamentalistes pour prétendre "guérir" les désirs homosexuels... brrrrrr x) On est touchées que tu soies sensible à cet aspect <3
On espère que la suite te plaira même si, en effet, ce n'est pas très jojo pour nos deux loulous u_u
À bientôt !