Chapitre XVI - Où le coup de fourchette pourrait être meilleur (1/3)

Notes de l’auteur : [Version mise à jour le 26/04/2025.

Attention, gros remaniement du texte qui suit !
Nous avons décidé d'inscrire notre récit dans le genre du réalisme magique en forçant bien davantage le trait du gothique, par exemple en faisant de l'Hôpital un être vivant à part entière et en laissant planer le surnaturel sur la nature d'Hyriel.
D'où le reclassement du texte en fantasy (à défaut de catégorie réalisme magique).

Merci pour vos lectures et nous vous souhaitons, à vous qui arrivez, bon chemin du repentir ~]

Ce qui tenait lieu de quotidien reprit, avec ses corvées mécaniques. À chaque geste, il semblait à Hyriel que les cicatrices de son dos bosselé menaçaient de se rouvrir. Un travailleur à côté de lui gémissait de façon si régulière que ç’en était terrifiant – 251 serait-il, lui aussi, fou dans quelques semaines ? Ou quelques mois ? Ployé à l’établi, Hyriel ne formait qu’un avec son outil. Ses doigts abrutis trimaient comme si, de toute leur existence, ils n’avaient jamais rien fait d’autre que ces mouvements-là. Il ne comptait plus qu’en cordes épluchées, qu’en pièces poncées, qu’en seaux nettoyés. Peu à peu, l’Hôpital grignotait ses souvenirs et il en oubliait, morceau par morceau, une précédente vie aux rênes de sa roulotte, sur des routes catalanes baignées de soleil.

Chaque matin, Hyriel devait rejoindre l’infirmerie. Là-bas, le Corbeau Major ou un des gardiens changeaient ses bandages. Tout se passait sans un seul mot échangé.

De l’aube au soir, des glaires tournaient dans la bouche pâteuse d’Hyriel et il éternuait dans la poussière de la manufacture. Avait-il jadis connu la bonne santé ? Il croyait parfois n’avoir jamais cessé d’être cet individu voûté et amaigri. Avec des perspectives aussi rabougries que ses os, ou le lambeau de ciel emprisonné par l’étroite paupière des fenêtres à barreaux. Hyriel pensait à peine. Ou juste assez pour se dire, cynique, que moins il pensait, moins il serait en colère – et moins il serait en colère, mieux il se tairait, plus il serait sage… et plus le caporal masqué serait content.

Seul, désespérément seul en l’absence d’Estienne, tous les murmures de cet Hôpital ne lui parlaient que de souffrance. La sueur des gardiens ivres – notamment ce rougeaud à moustaches. La puanteur des couloirs. La saleté. Où était la beauté que, par ses mots, Estienne arrivait à semer autour de lui ? Quoiqu’Hyriel refusât de le reconnaître, son ami, sa poésie et sa force lui manquaient.

En traversant un matin l’aile E où il avait effrayé le Sieur Peillet, Hyriel se rappela avec amertume qu’on ne le laisserait pas de sitôt recroiser des visiteurs, affecté qu’il était à l’extraction de chanvre, aux eaux bouillantes de la buanderie, au lavage des seaux à immondices. Et Berlinier… Sans doute imaginait-il déjà de nouvelles stratégies commerciales, auprès de quelque donateur ou financier heureux d’exonérer ses produits en les faisant passer par l’Hôpital. Un de perdu, dix de retrouvés, ne disait-on pas ? Dans les chenilles d’enfermés se rendant à leur ouvrage, Hyriel voyait parfois de loin Estienne briquer les escaliers, transporter des caisses, alimenter les chandelles le long des murs où pleuraient la crasse et le froid. Mais le muet n’avait plus sa lumière ; il semblait un grand spectre dans sa souquenille. Hyriel s’en voulait alors de lui avoir si mal parlé.

Les jours passaient, les neiges fondaient alors qu’approchait la fin mars. Le ciel était blafard comme un mort. L’Hôpital frissonnait encore des températures demeurant glaciales, mais c’était une délivrance que de ne plus avoir à gratter du givre aux vitres. Les donneurs d’ordres employaient donc la force d’Estienne aux chargements, au ménage, à la réfection des réserves de bois et de charbon.

Pour Hyriel, avec la routine de lavage quotidien des pots d’immondices s’installait un autre tourment insidieux : il puait. Il comprit que, en dépit de la coutume voulant qu’un roulement s’organisât à l’ingrate besogne, Berlinier s’appliquait à l’y affecter le plus souvent possible. Jour après jour, l’infection le collait. Des camarades marquaient leurs distances avec lui. Quelques-uns avaient pitié : 251 passerait-il Pâques ? Hyriel feignait de l’ignorer, cette odeur. Et cette solitude.

Un samedi, il gagna l’office du Major pour l’ultime changement de ses bandages. Hyriel ne l’écouta qu’à moitié lui dire que d’ici trois jours, ces pansements lui seraient retirés et ne laisseraient que de vilaines cicatrices qui, elles, ne disparaîtraient jamais complètement.

— Cesse de faire l’idiot si tu ne veux pas y rester, claqua soudain la voix glaciale du praticien. Tu ne survivras pas à une nouvelle séance de fouet, crois-moi.

Hyriel haussa un sourcil, interpellé et surpris par cette attention. Touché, aussi.

— Vous inquiétez-vous pour moi, Messire Major ?

L’interrogé roula des yeux en soupirant.

— Faute de te voir le faire toi-même, je suppose que c’est mon rôle de médecin.

Hyriel se renferma. Après tout, pourquoi ne pas prendre le chirurgien au mot et réfléchir à sa prochaine folie ; une qui serait assez mémorable pour recevoir la deuxième, fatale et libératrice flagellation ? Non. Pas ça. Ses camarades se passeraient bien d’assister une nouvelle fois à un tel spectacle. Ce n’était pas ainsi qu’il en terminerait.

Hyriel songea alors, de nouveau, à ses espérances d’évasion. Ses machinations contre Peillet et ce qui s’en était suivi avaient écarté de son esprit abîmé tous ses autres plans. Maintenant, toutefois… pouvait-il encore se volatiliser de l’Hôpital ? Il avait saccagé ses chances d’amadouer des membres de l’administration. D’avoir l’honneur que le Major négociât auprès de Berlinier, pour tirer parti du savoir médical du 251. Ainsi, le sorcier aurait pu s’accaparer quelque outil chirurgical tranchant ou se concocter un soporifique. Estienne était dans le vrai : son fol désir de fayre le plus de Tohu Bohu possible avait tout ruiné. Hyriel courba la tête en quittant l’infirmerie.

Après cet intermède, il fut de vaisselle, entassé avec une grappe de détenus à faire passer pots et casseroles entre leurs mains cassées. Une fourchette, une de celles dont les Grands bénéficiaient, arriva sous les paumes du 251, qui s’appliqua à la nettoyer.

Une fourchette. Cette délicieuse arme que l’invalide s’était plus d’une fois promis de voler, dans la perspective de décamper dès que d’autres conditions favorables seraient réunies – un complice, un chemin vers l’extérieur, des chandelles. Il n’était à présent plus question de tout cela mais… cette fourchette entre ses doigts crasseux… Un mouvement irréfléchi happa Hyriel : son pouce glissa avec envie, lentement, le long des dents acérées. Cet outil, il pourrait s’en servir.

Il fourra à vive allure la fourchette dans ses attelles, où nul ne la verrait. Il se hâta de prendre, comme si de rien n’était, l’assiette qui se présenta ensuite. Mais sa tête resta occupée par sa nouvelle compagne pointue, par le brillant de ses crocs. Il avait réussi. Il ne savait pas encore ce qu’il en ferait, mais il avait réussi ! C’était déjà un petit contentement et un début.

Hyriel ne sentait plus s’écouler les jours. Si bien qu’il fut surpris quand arriva ce dimanche 22 mars où, après le repas de midi, pour la première fois depuis longtemps, une silhouette trapue trottina vers lui.

Quoique Théa eût passé la semaine avec des consœurs, un point la chagrinait : lorsqu’elle apercevait Hyriel ou Estienne au loin, c’était toujours l’un sans l’autre ! La petite femme s’assura, d’une série de coups d’œil à gauche et à droite, d’être bien cachée derrière une colonne près du gentil sorcier. Quand elle lui tira la manche, il arrêta sur elle ses prunelles éteintes. Théa ne vit rien de sa détresse, déjà occupée à enlacer de sa pleine vigueur – trop forte – la taille de son ami. Il serra les dents. Théa se balança contre lui et Hyriel, malgré sa douleur, fondit devant son sourire.

Soudain, elle renifla. Ses narines s’écarquillèrent. Son chevalier sentait… étrange. Ou plutôt, pas si étrange que ça : la petite femme grimaça en reconnaissant l’odeur. Elle s’écarta, dans une réaction sans filtre qui l’attrista. Une fois passé ce bref écœurement, elle saisit un pan de sa souquenille et l’entraîna d’autorité vers le havre des meilleurs amis du monde.

Ni elle ni son sorcier n’avaient entendu l’interné qui les avait suivis à respectable distance, depuis qu’il avait repéré Théa si empressée – suspecte – à conduire le 251 vers l’obscure venelle. L’individu se dissimula à l’angle du mur. Ouïe à l’affût, autant que celle des briques dont certaines fissures venaient de s’ouvrir. Hyriel se courbait vers Théa.

— Regarde ! s’enjoua-t-elle, exhibant une tresse de filasse en guise de bracelet à son poignet. Lina, elle m’a fait ça ! C’est un des matelas, il perdait ses cheveux. Alors elle les a trans-for-més ! C’est. De. La. Magie ! Oh, et y a un monsieur avant-hier qui est venu chercher Jeannette. Elle est partie d’ici… euh… pour un travail dehors, je crois… Ce qu’elle était contente !

Hyriel acquiesça : nul doute qu’elle vivrait des jours meilleurs à l’extérieur. Théa se pinça les joues, ravie de l’enthousiasme allumé au visage maigre de son chevalier. Elle les serra plus fort encore quand il se courba pour admirer le cadeau de Lina. Mais elle finit par se rembrunir :

— Toi, ça va ? Tu… Vous… jouez plus ensemble, toi et Estienne ?

Il se mordit la lèvre.

— Non, plus trop.

Théa ramena les mains dans son dos et pencha exagérément la tête sur le côté.

— Est-ce qu’il t’aurait demandé de me transmettre quelque chose ? poursuivit Hyriel.

Il ne manquerait plus que le caporal soit trop lâche pour venir le faire en face…

— Ben… non voyons ! Pourquoi ? Surtout que c’est pas moi qui arriverais le mieux à faire ça, hein ! Il aurait dû dessiner et tout ! On a… on a juste joué un peu, lui et moi, oh pas très longtemps mais un peu quand même ! On a mimé des animaux, et puis il m’a fait danser, tra laaaa laaaaa… et… et… Attends, faut que je me souvienne… Hm… non, c’est tout, il m’a rien demandé.

Hyriel imagina sans peine ces pas de deux entre la petite femme et son grand chat. Lequel n’avait donc rien réclamé. Finalement, cela ne l’étonnait pas outre mesure, il l’avait trop vite jugé. Théa plaqua ses paumes à ses tempes.

— Mais… au juste ! Pourquoi vous êtes plus trop tous les deux ? Je demande parce que voilà, je vous vois plus ensemble alors que vous avez l’air tellement bien, pourtant, ensemble…

Hyriel ne put que hausser les épaules, au prix d’un sursaut de douleur, sans noter qu’au coin de son mur, une ombre les espionnait. Cette masse noire accueillit d’un pli sourcilleux les drôles de mots de Théa. De quelle manigance entre 251 et 93 pouvait-elle être la complice ?

— On s’est disputés. Depuis, je pense qu’on n’a plus grand-chose à se dire.

Encore une fois, sa comparse ne se satisfit pas d’une telle réponse. Un doigt logé dans sa bouche, elle frotta un pied au sol puis planta ses yeux dans ceux d’Hyriel.

— Il a quand même pas été méchant ? Et… bredouilla-t-elle avant d’inspirer, encore plus scandalisée : Oh ! Il a pas révélé ton secret, hein ? Parce. que. sinon !

Théa avait cadencé ses trois derniers mots avec des frappes de son sabot décidé à terre. Hyriel renâcla : méchant ? Bah non. Ça aurait été trop faire de vagues, pas son genre. Quant à leur secret, si seulement le problème n’était que cela ! Il la rassura d’une paume caressante à son épaule.

— Ne t’inquiète pas. Mon secret est sauf avec vous deux.

Un craquellement parcourut le mur. Sous son rideau de briques à la discrète ondulation, quelque corps semblait bouger. L’ombre tendit encore davantage l’oreille. Bien loin de suspecter sa présence, Théa claqua les talons à la manière d’Estienne au rappel de leur pacte de silence. Elle se raidit, main droite ouverte au côté de son front, tandis que la gauche traçait un rectangle imaginaire devant sa poitrine. Façon à elle de promettre à nouveau que, comme son grand chat – foi de soldat ! – elle ne le trahirait pas. L’imitation de Théa arracha un rire à Hyriel et atténua sa rancune.

— C’est tout à fait lui !

Mais à la voir de nouveau pensive, il se racla la gorge, redoutant l’intervention suivante.

— Ben si y a un problème, reparlez-vous pour comprendre ! avança-t-elle, déjà fière d’amener un début de solution. Faut réparer, c’est tout ! Après vous pourrez refaire des jeux.

Hyriel poussa un souffle sec par le nez. Refaire des jeux… Oui, mais non. Il ne put cependant que saluer la tentative de sa camarade afin d’avoir la paix.

— C’est vrai.

Intérieurement, il doutait qu’un retour en arrière fût possible : Estienne semblait trop fâché – en partie à raison, Hyriel l’admit – et leur relation moins aisée à réparer que ses poteries.

Théa n’insista pas. La suite était entre les mains de son chevalier. Elle se raffermit en décidant qu’elle irait tout de même trouver également Estienne ! Lui aussi pouvait faire un effort ! Quand Hyriel lui proposa un jeu de devinettes, elle ne se fit pas prier pour laisser là leur discussion embarrassante. Son comparse n’eut qu’à entendre les battements de ses pieds pour savourer combien l’idée de divertissement, sitôt formulée, était sitôt adoptée.

Profitant de l’agitation de Théa, leur espion ôta ses sabots qu’il garda en main, puis fut ravalé par le sombre corridor sans attirer la vigilance de leurs oreilles.

Au fil des énigmes que les deux amis s’échangeaient, Hyriel tenta de se convaincre qu’il lui valait mieux rester sans Estienne que de se laisser houspiller ! Pourtant, son absence se révélait bien pire qu’il ne l’avait pensé.

oOo

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ZeGoldKat
Posté le 19/03/2024
Salut,

Je ne suis pas passé par ici depuis une éternité ! Mais il semble que je n'ai pas raté grand chose ahah, si vous avez été vous aussi très occupées.
J'ai re-parcouru les chapitres d'avant pour me rafraîchir la mémoire, vous avez modifié plusieurs choses depuis, et c'est cool !! Enfin, encore mieux je veux dire que la première version que j'avais lue, avec plus de tension, plus de dilemme moral notamment chez Estienne.
Ce chapitre explore les conséquences directes de la douloureuse dispute de nos deux tourtereaux. On a Hyriel comme un animal en cage, impuissant, de plus en plus déprimé, rongé par le remord (mais avec encore des pointes d'amertume ici et là).
Le moment avec Théa, c'est mignon et déchirant en même temps. "Faut réparer, c'est tout !" Aaaaaah elle est si adorable ! Et loin d'être bête pour autant, comme quand elle relève l'absurdité de la question de savoir si Estienne lui aurait demandé de transmettre quelque chose à Hyriel.

Le vol de la fourchette, je sais pas quoi en penser. Hyriel se met encore une fois en danger, mais d'un autre côté, c'est sa façon d'agir. Résister, ne pas dépérir. Tenter de faire quelque chose, surtout que ça fait plaisir de voir qu'il repense à des possibilités d'évasion ! Je suppose donc que la fourchette va avoir son intérêt, ça redonne espoir !!

Aaaaarg, la fin par contre, Théa et Hyriel ont été espionnés, ça ne sent pas bon du tout pour eux ça !!

Je continue
JeannieC.
Posté le 27/03/2024
Oh salut le chat !
C'est toujours un plaisir de te croiser par ici. Merci infiniment pour ta lecture et tes impressions toujours aussi sensibles <3

En effet, nous avons corrigé et amélioré pas mal de choses dans les chapitres 11 à 15. Ravies que ça se soit senti et que le résultat te paraisse bénéfique.

Ah ça, le coup risqué de la fourchette... x) Tu as tout résumé : c'est la façon un peu particulière qu'Hyriel a d'agir. D'avoir l'impression de faire quelque chose même si c'est désespéré. C'est son dernier rempart entre lui et son effondrement intérieur.
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