Chapitre XVI - Où le coup de fourchette pourrait être meilleur (3/3)

Notes de l’auteur : [TW. Tentative de suicide]

Le heurt de la chute s’entendit jusque dans le corridor. On s’affola. Bruit de sabots. On entra. On s’arrêta au-dessus d’Hyriel. Des mains usées lui caressèrent l’épaule. Deux internés allèrent aussitôt prévenir les officiers. Ce furent alors des claquements de bottes sur le parterre où gisait le 251. Celui-ci fut transporté par-dessous les jambes et les aisselles. Une paume cala son crâne afin qu’il ne tombât pas en arrière.

Le petit groupe traversa les couloirs jusqu’au dortoir masculin. Hyriel fut installé sur son grabat et les gaffes quittèrent la pièce. Seul l’un d’eux resta. Il roula une couverture puis suréleva la tête en sueur de l’enfermé, qui à grands coups de suffocations commença à reprendre connaissance. Ce qu’il avait mal ! Mal comme si les chiens de l’Enfer broyaient ses os de leurs crocs. Voilà longtemps déjà que ses jambes étaient brisées, mais désormais, ses côtes cassées se manifestaient. Le poids d’une main sur son épaule l’incita à se tenir tranquille. Hyriel suspendit son souffle : qui était là ? Où se trouvait-il ? Un incendie le long de son dos. Du tissu. Son matelas. L’ombre d’un gardien au-dessus de lui… Pourquoi ? L’heure de dormir ? Le soir tombait dans l’encadrement de la haute fenêtre à barreaux. Mais nul autre camarade dans la salle.

L’agent s’éloigna pour revenir avec un broc plein d’eau et un coignon de pain qu’il posa à côté du lit. Hyriel sentit ensuite la douce rondeur d’une pomme occuper le creux de sa main osseuse. On le nourrissait ? Vraiment ? Sa mémoire se réactiva : le jeûne, les seaux d’aisance et… Il s’était écroulé en plein travail. Sa punition serait-elle finie ? Il n’en croyait pas ses yeux, pas ses sens, et pourtant c’était bien une belle pomme juteuse sur laquelle il referma ses faibles doigts. Signifiait-elle le retour de ses repas, ou juste un sursis pour le tourmenter davantage ? Ce serait bien le genre des recteurs. Tout cela à cause d’une fourchette !

— Mange, mon vieux.

Une voix désolée. Hyriel plissa les paupières jusqu’à rendre son regard assez net pour découvrir le visage du surveillant – aussi navré que ses mots. Cette moustache hirsute, ce visage bouffi par la vinasse, cette attitude chancelante… c’était l’agent qui avait ri sous cape de la chute du Georn, et s’était occupé d’évacuer Théa pendant la flagellation. Hyriel étira un sourire à l’attention de son bienfaiteur, dont la sollicitude effaça ses suspicions de torture prolongée.

— Merci…

L’officier tira un canif de sa ceinture, reprit le fruit et le coupa en morceaux. Il en posa quelques-uns dans la paume de l’enfermé, laissant les autres sur le matelas à portée de ses doigts. Hyriel les contempla de ses prunelles luisantes. Son bras se plia avec peine et finit par rejoindre ses lèvres. Il croqua. Ses côtes le brûlèrent à chaque déglutition. Avaler le perforait, mais que c’était bon malgré tout de manger à nouveau ! La sève acidulée se répandit en lui. Il prit le temps de savourer la moindre bouchée. Son ventre faisait fête à la vie qui revenait. Ses pupilles roulèrent vers le garde. Pourquoi ne partait-il pas ? L’homme restait à le fixer. Il dégageait une odeur qui titilla les narines de l’infirme : encore un abus de vin.

— Sacré Dieu d’sacré Dieu… Qu’est-ce qu’y t’font pas, bonhomme…

Son timbre pâteux grommelait dans la broussaille de ses poils grisonnants. Il soupira, expulsant une deuxième charge d’alcool dans l’air. Hyriel se retint de grimacer et esquissa un sourire. Il avait beau jouer les solitaires, un peu de compassion lui faisait un immense bien.

— Remets-toi, petiote, j’voudrais pas… je… Mange. Vas-y doucement, vieux… J…

Petiote ? Hyriel plissa les sourcils. Il toussota pour ne pas avaler de travers un des bouts de pomme. Il avait certes les cheveux un peu longs et n’était pas bien grand, mais jamais il ne s’était entendu appeler ainsi. Le vin brouillait-il l’esprit de cet homme à ce point ?

Le gardien laissa inachevées ces phrases déjà fort détricotées. Il secoua la tête. Sortit derechef de sa bouche une bouillie de paroles à peine compréhensibles, au milieu de laquelle l’interné décela un « foi d’Robert ». Après un ultime regard de chagrin appuyé sur l’alité, il quitta la pièce, ferma la porte à clef. Robert, donc. Hyriel s’endormit là-dessus, sans même s’en apercevoir.

Quand il émergea, il sentit les premiers effets des morceaux de fruit ingérés, sous forme de filets d’énergie parcourant ses membres. Ses idées elles aussi coulaient plus nettes, en même temps qu’il saisissait les bouts acidulés encore sur le matelas. Robert. Hyriel serra une main tremblante à sa souquenille, par-dessus son cœur. Il ferma les paupières dans un geste de reconnaissance. Puis porta à sa bouche, un à un, ces trésors de nourriture.

Pourquoi cet officier faisait-il cela pour lui ? L’infirme, tout en mastiquant, consulta ses souvenirs. Robert l’avait dévisagé avec une troublante vulnérabilité, comme conscient qu’ils étaient aussi piteux l’un que l’autre et qu’il suffirait d’un rien pour abandonner le côté des gens bien et passer dans celui des pauvres diables enfermés. Qu’y avait-il donc que cet homme-là dût noyer bouteille après bouteille ? Hyriel resta en suspens à tenter de comprendre, après quoi il se laissa réabsorber par ces goûtus éclats de vie qui pénétraient en lui et lui redonnaient des forces.

Ces forces cependant n’effaçaient rien des douleurs costales dues à sa chute. Hyriel entreprit de respirer avec parcimonie. Il claqua des dents, secoué par la sensation d’un marteau venant frapper son thorax à chaque ruban d’air. Combien de jours réclameraient ses os pour panser ces énièmes brisures ? Autant ne pas y songer. Autant apprécier le fruit sans penser à rien d’autre.

Lorsqu’il eut terminé la pomme, bu le broc d’eau et enfourné le coignon de pain restés à côté du lit, une bolée de vigueur lui revint. Et avec elle, une conscience plus aiguë du vide autour de lui. Le rappel de ses errances. Qu’elle lui semblait lointaine, cette période bénie où il jouissait des faveurs de la direction grâce à sa piété ! Il n’était plus question de cela désormais. Les récriminations d’Estienne avaient tapé juste. Elles giflaient Hyriel autant que ses inspirations et expirations de douleur, de brûlure, de douleur, de brûlure… Tout allait dégringolant – lui le premier. Et ses pairs de galère… ses folies les embarquaient dans la tourmente.

Tout ce remue-ménage pour une fourchette. Une fourchette ! Un simple bout de fer pourvu de griffes, qu’il n’eut aucun mal à retrouver entre le matelas et le bois du grabat. Pas davantage de peine à le faire tourner dans ses mains. Encore moins à le pointer vers sa gorge, crocs d’un serpent glacé prêts à s’y planter. Un moyen pour enfin fuir ce cercle de l’Enfer. Il appuya.

Partir. En finir.

Mais… toi, même si là-bas c’est bien pour eux, c’est promis que tu restes ici ?

Le reptile suspendit sa morsure.

Oui. Si on veut me faire partir, je resterai. Je ne vous quitterai pas, Estienne et toi.

Une sueur froide roula le long de sa tempe. Partir… Non, il ne pouvait pas partir ! Il s’était engagé auprès de Théa. S’il laissait le serpent le croquer, il trahirait sa confiance. Il serait alors encore plus coupable. Coupable ! Son souffle terrifié secoua ses épaules en soubresauts.

Il desserra sa main de la fourchette. Était-elle vraiment si proche de le tuer ? Hyriel blêmit. La course de son cœur redoubla la douleur de ses côtes. En finir… S’enfoncer dans le trou en lui. Comment avait-il pu risquer de commettre… ça ? Ses dents grincèrent. Pourquoi ?

Parce que nul ne l’en eût empêché. Parce qu’il pensait ne manquer à personne. Ni aux recteurs. Ni à Estienne. Ni aux autres car, dans cet endroit, chaque interné devenait un danger pour ses voisins au moindre remuement. Parce qu’il refusait de continuer à vivre ainsi, comme mort.

Il avait fait erreur : il aurait au moins manqué à Théa. Sa poitrine se serra à vouloir éclater. Théa ! Combien aurait-elle hurlé, porté ses poings à son visage, frappé la terre et les murs en apprenant que les camarades masculins avaient découvert un cadavre dans leur dortoir ! Et que ce cadavre était celui du sorcier. Hyriel vit un instant ce corps dur et glacé. Sa honte redoubla en se figurant ses frères de galère le trouver. Diable, par quelle démence avait-il osé ?

Il ne put fixer plus longtemps l’outil-serpent que tenait toujours sa main tremblante. Il le rejeta sur son matelas. S’il devait l’utiliser, ce serait pour autre chose, un autre jour. Il ne laisserait pas la vie, il ne laisserait pas Théa. Il se battrait encore. Hyriel prit de grandes inspirations jusqu’à calmer l’angoisse qui tenaillait son crâne. Continuer de vivre au moins pour certains camarades.

Quand enfin son bras cessa un peu de vibrer, Hyriel attrapa la complice de fer et la replongea au fond de la cachette d’où elle venait. Il voulut avec elle ensevelir sa coupable pensée.

 

Au repas du soir, tous constatèrent l’absence du 251 sur le tabouret des punis et face au chagrin de Théa, des détenues la rassurèrent autant qu’elles purent. Ses questions fusaient : son chevalier était-il parti ? Et sa promesse ? Comme à chaque pensionnaire manquant, c’étaient toujours les mêmes craintes, la même impuissance à lui répondre.

Dans le corridor, Maurice osa un regard interrogateur vers les gaffes qui avaient emmené Hyriel. Robert haussa les épaules : sans y mettre sa main à couper, à lui, il semblait que le 251 ne risquait plus d’y rester. Estienne ne manqua rien de l’échange muet et, de retour au dortoir, il vit Hyriel au lit en passant dans le rang. Il se trouvait là, il respirait, c’était déjà bien. Épuisé et recroquevillé certes, mais vivant. Les yeux du vétéran s’attardèrent sur la silhouette désarticulée, aussi longtemps qu’ils purent avant de devoir disparaître derrière le rideau de son grabat.

À la sixième heure et demie le lendemain, Hyriel dut se lever avec les autres, au mépris de ses côtes sur le grill et de son souffle corseté. L’angoisse. Les pleurs qui voulaient couler mais qu’il retint en se mordant jusqu’au sang. Il devait retourner aux corvées comme si de rien n’était.

Il souhaitait repartir sous la couverture, disparaître. Ses yeux n’osaient même pas rencontrer ceux des camarades avec lui dans la queue vers les corvées – il était trop coupable pour ça. Coupable d’avoir risqué qu’on trouvât son corps.

Coup de matraque. On le poussait dans l’atelier.

Hyriel s’attendit à recevoir des coups, qui ne vinrent pas. Maigre réconfort ; les gardes du jour ne le corrigeaient pas pour son rythme de travail trop lent. Hyriel savait que les sévices n’étaient pas pour plaire à tous les gaffes. Hyriel leur en fut reconnaissant – si bien que cela lui imprima assez d’énergie pour se concentrer. Ne pas réitérer son brillant exploit de la veille.

Midi sonna et, enfin, sa pénitence s’acheva. Il fut autorisé à reprendre place à table où tranche de pain, brouet, bolée d’eau et poisson lui arrivèrent. Voir reparaître de la nourriture pour lui aurait dû lui être un véritable soulagement, mais le dégoût traînait encore au fond de son estomac. Resté vide si longtemps. Mordu par les douleurs de ses effrois. Coupable ! Coupable ! Il était coupable, répétaient en boucle ses pensées. Frappées par les marteaux de son tribunal intérieur. Souffle brinquebalé. L’angoisse empêcha Hyriel de manger.

Dans un grincement de dents, il s’employa à convoquer dans son esprit cette même personne qui avait retenu sa main. Théa. Et pour cause, elle était là, du côté des bancs des femmes, radieuse. Ressuscitée d’un coup, à découvrir son gentil sorcier de retour ! Hyriel put poser son souffle. Assez pour prendre en bouche une cuillère de sa bouillie. Puis faire l’effort d’en prendre une autre. Et une autre. Et un morceau de poisson. Et une, deux, trois gorgées d’eau.

Théa de loin le regarda manger. Ses pieds se balançaient sous la table en suivant le rythme régulier d’un pendule. Il était toujours gentil, son sorcier ! Il n’était pas parti ! Ce qu’il avait pu faire de mal pour être puni demeurait pour elle un mystère – plus grand encore que ces Mystères chrétiens dont on leur rebattait les oreilles. Mais ce point n’avait pas d’importance à ses yeux. Puisque Hyriel revenait parmi eux, Théa regagna assez d’allant pour reprendre le fil de ses idées. Poursuivre sa mission là où elle l’avait laissée : elle avait parlé à Hyriel il y a… elle ne savait plus ! Maintenant, elle devait parler à Estienne ! Ils devaient jouer à nouveau ensemble.

 

[À suivre]

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
blairelle
Posté le 28/03/2024
Non j'ai rien à dire. Je vais même pas écrire de commentaire, je vais juste aller me rouler en boule sous ma couverture et penser à tout sauf à cette fois où la pensée d'une autre Théa a retenu, non pas la fourchette mais le couteau, et où j'ai dû reprendre le travail en faisant comme si de rien n'était
JeannieC.
Posté le 29/03/2024
Oh...
Je suis tellement désolée...
À mon tour je ne sais pas trop quoi dire, hormis t'adresser toute mon empathie <3 <3 J'ai traversé une situation similaire aussi il y a quelques années.
En tout cas j'espère que maintenant ça va pour toi <3
ZeGoldKat
Posté le 19/03/2024
WOAH !
Encore une scène qui laisse sans voix. Qui suspend le souffle à la lecture. Tout le moment de la crise suicidaire, j'ai eu les larmes aux yeux, c'est déchirant. Je vais pas redire à quel point je suis saisi par la puissance de votre écriture, mais là, une scène pareille, faut la gérer ! Chapeau !!

Vous en faites jamais des caisses, c'est brutal, c'est soudain, c'est viscéral. En quelques lignes la pulsion arrive et c'est d'autant plus réaliste. On sent l'étendue de désespoir à ce moment-là chez Hyriel, et malheureusement c'est très crédible : il suffit des fois de quelques instants et de se sentir dans une situation si inextricable qu'on ne voit que la mort comme expédiant... pour passer à l'acte. Heureusement, Hyriel a aussi en lui beaucoup de vie et ça le sauve. Notamment de conscientiser le mal que sa mort ferait à ses amis. Sans parler du fait de trouver son corps.
Ce qui est très bien rendu aussi, de l'horreur de la situation, c'est que quand on a risqué de passer à l'acte, après c'est la culpabilité qui nous dévore. D'autant plus affreux que si Hyriel a voulu se tuer, c'est par culpabilité... mais résultat, une autre culpabilité s'installe. Brrrrrr !

Robert !! Ah ça par contre c'est un rayon de soleil du chapitre. Ce gardien est un allié intéressant pour la suite. Lui aussi, il fait beaucoup de peine.
C'est super cool, ce personnage de gardien presque aussi dévasté que les prisonniers qu'il a en charge ! On évite le manichéisme, le cliché qui consisterait à n'avoir que des gardiens pervers. Je suis sûr que beaucoup devaient surtout être des pauvres types. Bravo !

Il me tarde de voir quelles fonctions auront la fourchette et Robert dans la suite de votre roman.
Je suis toujours aussi emporté par votre univers à chaque lecture !!
D'ailleurs vous en êtes où avec le projet (si je me souviens bien ?) d'édition de ce roman ?

A tantôt
JeannieC.
Posté le 27/03/2024
Re !
Mille merci encore une fois. :)

Vrai que c'est un chapitre particulièrement rude. Et l'écriture de ce genre de moments (on parle de "raptus suicidaire" en psychologie pour qualifier ce genre de moments hyper soudains où on a une pulsion d'en finir) a demandé des façons bien particulières de faire, abruptes, soudaines, pas réfléchies sur le moment mais après le geste en effet.
Nous deux, autrices, et Hyriel sommes fort touchés de ta sensibilité à ce texte <3

Et pour répondre à ta question, oui, il est toujours prévu d'essayer de faire éditer ce roman ! L'envoi du manuscrit à quelques maisons d'édition est d'ailleurs pour bientôt :D

Au plaisir !
Vous lisez