Chapitre XVII - Où l'on révise son angélologie (1/3)

Pris en étau entre deux officiers, Estienne traversait ce couloir que plus d’une fois il s’était imaginé braver dans le dos des agents, une évasion à la clef. Au bout : la pièce qui accueillait les rares réceptions de Berlinier. Lieu où se rêvait la fuite, par cet unique seuil délesté de barreaux inhospitaliers. Estienne avait, se souvint-il, préféré tempérer les espoirs d’envol qui, deux mois auparavant, s’étaient mis à agiter l’esprit d’Hyriel.

La marche du vétéran fut teintée d’amertume. Il ne gagnait pas cette salle pour partir à tout jamais, mais pour faire, sous surveillance, le ménage après que de dévotes dames y fussent entrées le temps d’une agréable soirée. C’était donc vrai, ce qu’il avait entendu des gardes se raconter : sous la houlette du recteur, l’institution redorait son image ; on accueillait de belles âmes bourgeoises ayant daigné considérer d’un cœur charitable les missives que Berlinier envoyait aux bienfaitrices de Toulouse ; on leur avait servi la veille un repas et même une pièce de théâtre pour laquelle une troupe était venue ! Des comédiens, dans un Hôpital général ! En voilà de l’incongru ! L’établissement en aura vu des vertes et des pas mûres, grâce à l’Hyriel.

Moins amusant : l’ensevelissement de l’affaire Peillet commençait à être couronné de succès. Estienne durcit son pas pour y écraser son dépit – si Hyriel savait ! Les retombées de ses folies n’auront été qu’un inconvénient temporaire pour l’administration. Tout ça pour rien ? Non. Le muet ne voulait concevoir l’avenir sans changement de fortune quel qu’il fût. Pas après tout cela.

Des plaintes résonnèrent à travers le couloir. Estienne et les deux molosses regardèrent aussitôt dans la même direction. À trois toises de là, Camille hurlait. Son corps se cassait en spasmes autant que sa voix. Ses poings heurtaient le mur, sa joue s’y râpait. Elle scandait :

— Mon petit ! Ils ont pris mon petit ! Mon petit… Rendez-moi mon petit !

Estienne avait ralenti, les jambes flageolantes devant ce spectacle pourtant banal. Derrière la 252, il repéra Maryse et Lina, clouées sur place. Elles n’osaient remuer en présence de deux officiers qui les dépassaient déjà par la gauche, pour s’emparer de l’enfermée délirante.

Accrochée aux épaules de ses camarades, Perrine marchait à peu près droit, le souffle court. Pas davantage que ses amies, elle ne pouvait secourir la nouvelle pensionnaire. Découvrir l’aïeule traînant ainsi la patte de fatigue raviva l’inquiétude d’Estienne. Non voyons, la bile noire te donne des idées ! Bientôt elle ira mieux, se convainquit-il tandis que les gaffes renvoyaient les femmes au labeur et maîtrisaient Camille.

Les deux agents délégués à sa surveillance le poussèrent dans le dos. Ils rejoignirent enfin l’huis de la pièce des réceptions. Nez face au battant, le correctionnaire écouta avec envie le tintement du trousseau au ceinturon du garde à sa gauche, suivit le trajet d’une clef entre ses doigts, son tour dans la serrure. Il préféra alors se concentrer sur le seau et le balai entre ses mains. Son index se mit à tapoter une mélodie guillerette sur l’anse métallique.

On entra. Un autre officier barrait, bien sûr, la porte de sortie au bout de la pièce. À droite, une table couverte d’une nappe portait encore les taches et miettes du bon repas de la veille. À gauche, face au siège de ces agapes, s’étalait l’estrade où Estienne s’imagina les acteurs.

Il sentit poindre les grognements des gaffes s’il ne se mettait pas aussitôt à l’ouvrage. Estienne entreprit de nettoyer la place de chaque convive. Sous ses gestes énergiques, le tissu ne tarda pas à retrouver son immaculé. Besogne plus agréable que ses habituels travaux de force ! Autour claquaient les bottes des agents, qui s’occupaient comme ils pouvaient à aller, venir, rôder, tout en veillant à ce que nulle tentative folle ne prît le 93 si près de l’huis vers la liberté.

Estienne poussa les dernières miettes dans un réceptacle à déchets, puis balaya la scène. Il s’oublia, au rythme de ses mouvements, à visualiser les héros bibliques ou la cohorte d’anges qui avaient foulé ces planches la veille. Car à n’en point douter, ç’avait été une pièce religieuse au menu pour les bienfaitrices ! Il s’amusa à penser que là, à cette place, avait peut-être eu lieu la résurrection du Seigneur, le changement de l’eau en vin ou que savait-il d’autre.

Le fil de ses idées l’amena à se remémorer la jeune Lucie, cette petiote que le théâtre passionnait et qu’Hyriel avait aidée. Estienne serra les poings autour du balai. Détournant son demi-visage, il dissimula aux agents la mélancolie de ses traits, tandis qu’une aiguille blessait son cœur. Elle ne pouvait cependant en chasser un brin de tendresse – celle que lui inspirait tout ce que son diable d’ami avait fait de brave au-dehors. Et même ici, auprès de lui et de Théa… Il secoua la tête et accéléra sa besogne. Revenir à Lucie. Se la figurer actrice, rieuse et ingénieuse comme la lui avait décrit Hyriel, jouant à travers Toulouse avec une troupe !

Et céans, à l’Hôpital, quels comédiens étaient venus ? Ils avaient, disait-on, donné déjà deux représentations dans cette salle. Sans doute fallait-il s’attendre à les savoir de nouveau conviés sur cette estrade. Avaient-ils la moindre idée de ce qui se déroulait en coulisses de cette institution, derrière la farce de la piété ? Assurément pas. Estienne grogna et haussa les épaules.

Redoutant soudain que les surveillants pussent le soupçonner de quelque vilaine pensée, il se mit à sautiller, pareil à un enfant qui se composait une musique en s’amusant d’entendre les planches couiner de petites notes quand son talon les pressait. Tout en menant son ménage, Estienne feignait l’égarement dans son inoffensif monde joueur. Il n’en fallut guère davantage pour lui valoir des moqueries sous cape des gaffes – et éteindre d’éventuelles velléités de correction.

Des corrections telles que s’en attirait Hyriel, pensa Estienne, les mains à présent occupées à presser dans le seau un chiffon qui allait faire briller le sol. Entre deux va-et-vient de la toile trempée sur le parquet, l’ombre du rebelle guérisseur lui revint. Il se réjouissait de le voir, de loin, reprendre un peu de vie depuis la fin de son jeûne. Enfin, les yeux d’Hyriel redevenaient moins vitreux. Ses bras cessaient de serrer son torse aux os trop douloureux – à moins que ce ne fût en raison de maux de ventre que généraient l’angoisse ou la culpabilité ? Dieu merci. Estienne sourit des pommettes. Aussitôt qu’il s’en aperçut, il roula des yeux en hauteur et laissa croire, ainsi, qu’il s’amusait tout seul de quelque fruit de son imagination au plafond.

Hyriel se ravivait. Estienne assistait à ces moments où de rares camarades – Yvon, Théa, Maurice, la vieille Perrine… – venaient eux aussi ranimer le sorcier au gré de furtives conversations grappillées au détour d’un couloir. Le dimanche, ces discussions trouvaient plus de temps libre. Mais Estienne, lui, se sentait alors dépérir pendant qu’Hyriel et eux autres parlaient. Son ventre se tordit. Ils parlaient, eux. Cette capacité humaine si élémentaire – Dieu c’est le Verbe, et l’Homme est à son image. Il se rappela, en poursuivant sa corvée, combien ce don vous faisait humain à cascader si naturellement entre deux faces intactes, deux bouches d’où les paroles coulaient, coulaient, sonnaient et résonnaient !

Pas pour Estienne, cette vie portée par la houle des mots partagés. Plus maintenant. Et le torrent des discussions allait trop vite pour qu’il s’y glissât avec ses gestes. À peine le temps de tracer une cagade de signe sur cette cagade d’ardoise, que le dialogue suivait déjà mille-et-un nouveaux ruisseaux. Et Estienne n’osait pas alors s’imposer aux comparses avec sa lenteur et ses Sacre Couille de lignes qu’ils ne déchiffreraient même pas. Comment rattraper le fil de tout ce que s’échangeaient les parlants ? S’il plongeait dans ces prestes flots, il s’y débattrait tel un chien. Un chien maladroit tombé à la flotte – et ça casserait les burnes de tout le monde d’aller le repêcher.

Le muet ne se rappelait en effet que trop comment ça s’était soldé, quand il avait essayé de se greffer, avec ses pauvres gestes, à un groupe en pleine conversation. Sourires gênés à son endroit. Regards agacés se cachant plus ou moins. Et au compte-goutte, les membres du petit cercle s’étaient retirés. Parfois pour aller simplement continuer de dialoguer plus loin, sans lui.

Il ne s’immisçait donc plus. Un crachotis glouglouta sous son masque. Estienne n’était que manque, depuis qu’Hyriel ne le lisait plus, depuis qu’ils ne parlaient plus. Comme il astiquait maintenant au pied d’un mur, la pulpe de ses doigts erra le long de la rugueuse pierre. Il ne fit qu’un avec cette paroi muette. Il avait beau donner le change, Mordiable ce qu’il se sentait seul ! Seul de nouveau, après quatre mois avec ce serpent, ce sorcier, ce dangereux, ce… tendre ami. Si Dieu le veut, puisqu’avant toi j’étais pierre, je retourne à la pierre.

Vacarme au-dehors. Estienne tendit l’oreille entre deux frottements sur le plancher. Il démêla des sabots et des coups au milieu d’injures éraillées. Il retint un soupir : encore une bagarre entre camarades à moitié fous. Les officiers avec lui dans la salle ne réagissaient même pas.

— Lâche ça, la ribaude ! C’est à moi !

— Va crever ! Christ-mort ! Fiche-moi la paix, fils de chienne !

Les frappes percèrent. Que pouvaient-ils se disputer cette fois-ci ? Qui avait volé qui ? Estienne eut la réponse au son du petit savon tombé au sol dans la rixe, tandis que des surveillants arrivés à toutes jambes rétablissaient déjà un calme relatif. Le muet se renferma sur sa corvée.

Il plissa les yeux. Pense à autre chose. À coup sûr, les fauteurs de trouble allaient avoir droit, eux aussi, à un jeûne ou au cachot noir. Il les entendait se faire traîner au loin par l’armée de bras en uniforme. Pense à autre chose, Sacrebleu !

Il lui en arriva enfin, de ces pensées telle une branche à laquelle s’accrocher. Théa, ce dernier dimanche, était venue bondir face à lui, l’inonder de supplications, d’espoirs et d’étreintes. Mon grand chat ! Faut que vous rejouiez ensemble, Hyriel et toi ! La chose semblait si évidente pour elle. De toute façon, vous finirez par vous renouer ! C’est. De. La. Magie ! Et Théa avait ri – puis caressé avec sa voix : Au moins pour me faire plaisir, Estienne. Essaie ! Promets-moi que tu vas essayer. Il lui avait signé un oui prudent, préférant ne pas lui donner de fausses attentes sur le joyeux trio qu’ils formaient avec Hyriel – avant. Le souvenir de ce moment l’émut, par les jeux de mimes, danses et devinettes auxquels ils s’étaient ensuite livrés dans le havre des meilleurs amis du monde, sans plus penser pour l’heure à Hyriel.

oOo

Estienne suivait Hyriel depuis le seuil de la manufacture. Il gardait entre eux une bonne distance dans le couloir. Puisque ce vendredi soir il besognait à transporter des caisses autour de la fabrique où avait travaillé le chevalier-soigneur de Théa, il estimait le moment propice à tenter une approche. À tenter seulement, sans accorder encore sa confiance au diable béquilleux comme si de rien n’était.

Séparés d’une perche*, tous deux allaient rejoindre une queue de détenus en route pour le réfectoire quand résonnèrent des pas désordonnés. Le claquement d’une paire de sabots perça l’enfilade des coursives, battit le pavé à un tournant, puis à un autre, et à un autre. La cadence de ce danger en approche était scandée par une respiration rocailleuse. Une série de halètements criards acheva de les figer. Hyriel s’était retourné ; Estienne, caché sous une arcade.

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* La « perche du Roi de France » valait environ six mètres.

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ZeGoldKat
Posté le 27/11/2024
Salut,

Que ça fait grave longtemps que je n'étais pas revenu vous lire !! J'avais bien noté la sortie de votre nouveau chapitre, j'arrive enfin pour lire ça !
Le moins que je puisse dire c'est que je replonge avec toujours autant de joie dans votre univers. Pas l'univers en lui-même évidemment, pas l'hôpital, mais votre roman, on se comprend ahah

Votre écriture est toujours un pur bonheur de poésie, d'humanité, d'authenticité. <3 Je reconnecte immédiatement avec Estienne qui est un savant mélange de drôlerie et de vulnérabilité. On souffre avec lui de cette absence de communication. Lui qui se sentait enfin un peu entendu et fréquenté auprès d'Hyriel, il retrouve cet affreux emmurement... snif :(
C'est magnifiquement imagé, par toutes ces images autour de l'eau, de la noyade, de l'animalisation.

Côté histoire, je ne m'attendais vraiment pas à ce tournant de l'intrigue ! Berlinier qui fait venir une troupe de théâtre religieux pour redorer son image ahah, il a vraiment aucune race xD
J'espère trop qu'on les verra, ces acteurs ! Qu'ils auront un rôle à jouer eux aussi dans la suite de l’intrigue. Si Hyriel pouvait les faire fuir, eux aussi, et les dames charitables avec !

Comme d'habitude, trop hâte de lire la suite
JeannieC.
Posté le 29/11/2024
Hello !
Quel plaisir de te recroiser au fil de ces pages <3 Nous sommes toujours ravies de découvrir tes commentaires plein d'humour et d'authenticité. Merci merci <3

Estienne et moi te sommes reconnaissants de cette empathie que tu as pour sa situation et la retranscription de celle-ci.

Hé oui, voilà de nouveaux protagonistes qu'Hyriel n'avait pas prévus, en les personnes de ces comédiens xD Berlinier n'est pas à cours de ressources.

À bientôt
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