PETITE FLEUR FANÉE en descendant les marches de « La Muette », ma mère était ressortie tel un bourgeon tout neuf par la bouche du métro « Saint-Paul ».
Un beau ciel d'été l'attendait entre les toits du Marais. Elle avait de nouveau le cœur léger, goûtait à pleins poumons sa liberté retrouvée.
Débouchant sur l'église Saint-Paul, elle était allée mettre un cierge pour remercier la Vierge Douloureuse de lui avoir donné l'audace de quitter le Boulevard Beauséjour, sans le moindre remord.
Une nouvelle adresse griffonnée sur un coin de papier avait mené ses jolies guibolles jusqu'au n°17 de la rue Ferdinand-Duval. L'immeuble était noirâtre et tristement penchant. On était loin des beaux quartiers des Weber, mais un toit, même crevé, ça ne se jugeait pas à cette époque quand on était jeunesse pauvre. Malgré tout, elle avait évité de regarder trop en l'air de peur qu'un morceau de plâtre ne lui tombe sur la tête.
La robe en sueur, elle avait tracté sa lourde valise jusqu'au cinquième étage de l'escalier A, puis emprunté un couloir sombre tout en mouchetures et cloques qui se perdait en lacis. De chambrette en chambrette, ce couloir était farci de petites mains qui rêvaient du prince charmant et apprenaient à roucouler en écoutant le chant débonnaire des pigeons. Presque toutes étaient de gentilles filles qui avaient fait table rase de leur éprouvant passé, et mettaient en commun leur présent dans l'espoir d'un bel avenir.
Parvenue à la dernière porte, sa sœur Marinette et Gaby, l'amie de celle-ci, l'avaient accueilli à bras ouverts dans leur cambuse encastrée sous les toits. Et, comme le soleil les cuisait sous le zinc, toutes trois s'étaient enfilées un grand verre d'eau dans le gosier pour fêter ces retrouvailles.
Avec ses mirettes de bonbons bleu, ses joues plus roses que les roses, Marinette était un miracle d'humilité à fabriquer de la tendresse. Il y avait tant de bonté sur son visage qu'on ne s'apercevait pas tout de suite de sa beauté. Péchant par gourmandise, le bon Dieu l'avait pourvu d'un cœur d'or, comme Il aime à parer d'un surplus de grandeur ses créatures les plus démunies.
Marinette avait apprit à ma mère qu'elle avait eu bien des misères depuis leur cruelle séparation. Mais lorsque ma mère lui avait demandé « Quel genre de misères ? », elle lui avait répondu : « Oh, des misères de jeune fille. C'est du passé. Je ne vais t'embêter avec ça ! ». Elle avait dit cela sans coquetterie, à la façon de ces enfants qui ne veulent pas dénoncer un camarade qui les a maltraité.
De son côté, Gaby avait le don de plaisanter sur l'absurdité des choses de la vie. Elle riait de tout, tournait au ridicule la moindre de ses vicissitudes : sa condition de prolétaire, sa trogne pas banale, sa navrante inculture, ses petites dettes, son manque de chance avec les hommes, même auprès des plus laids.
Toujours est-il que ma mère fut bien heureuse de retrouver, auprès de ces deux hirondelles, chaleur humaine et joie de vivre.
Serrées comme des lapines dans un clapier, se tenant chaud l'hiver, très chaud l'été, elles partageaient tête-bêche un matelas posé par terre qu'elles remettaient debout le matin venu.
Le soir, après leurs tartines trempées dans un café au lait, elles philosophaient sur la lutte des classes, en toute insouciance.
Ayant humé un peu les capiteux parfums du luxe, ma mère leur narrait son expérience héroïque chez les Weber. Incrédules, Marinette et Gaby buvaient ses paroles comme si elle était revenue rescapée des tranchées, ponctuant tous ses souvenirs de servitude d'un : c'est pas Dieu possible !
- Remarquez, y a eu de l'évolution depuis les pharaons. Ils ne flagellent plus. Ils sont devenus courtois avec leur esclaves. J'avais droit à du « Chère Yvonne, vous penserez à… vous n'oublierez pas de... »
- C'est encore pire d'être fouettée avec des gentillesses, avait dit Marinette.
- Ah, ils sont très malins, c'est comme ça qu'ils nous tiennent. Quelques mots sucrés et la pauvre idiote se croit un peu aimée. Ils se disent humanistes, mais le résultat est le même, c'est toujours la bonniche qui doit se baisser pour nettoyer la crotte.
- Dominateurs, pingres, exploiteurs, et en plus ils voudraient qu'on les prenne pour des mécènes.
- Cela dit, je n'en pensais pas moins. Moi aussi, j'étais assez habile pour ne pas leur montrer qu'ils me faisaient pitié.
- Comment ça ?
- Nous, notre privilège c'est qu'on n'a pas grand-chose à perdre. On naît dans la mouise, on se dépatouille avec la mouscaille.
- Ça, c'est bien vrai.
- Tandis qu'eux, qui sont au summum du bien-être, je sentais bien qu'ils avaient la pétoche que tout s'évapore à chaque instant.
- À quoi tu sentais ça ?
- Ah mais, pour gonfler la cagnotte, un sou est un sou. Ils vont te demander les tickets de caisse, et pourquoi le concombre est plus cher qu'hier. Tous les prix sont passés au peigne fin. Et ils comptent, et ils recomptent.
- Un peu comme nous, en fait !
- Ah non, nous on ne compte pas. On se bat pour survivre de notre vivant. Eux, ils se battent pour transmettre le capital aux gamins, pour continuer d'exister après leur funérailles. Je peux vous assurer que notre peur de vivre n'est rien à côté de leur peur de mourir.
- Ça, c'est bien dit.
- Une nuit, dans leur baraque de Sologne, j'avais du mal à dormir à cause de la chaleur. J'ai été ouvrir grand ma fenêtre, et je l'ai surpris, lui, en train de creuser un trou au fond du jardin. Le lendemain, comme j'étais seule, j'ai été voir. La terre était encore fraîche. Je voulais en avoir le cœur net. J'ai creusé. Je vous le donne en mille ce qu'il planquait là !
- Le bas de laine, pardi !
- Bravo Gaby ! Sept lingots longs comme mon bras, enfermés dans une caisse.
- Quand on camoufle ainsi comme un gredin, faut pas avoir la conscience tranquille.
- Cela dit, l'architecte il avait tout, mais il lui manquait encore bien des choses.
- Comme quoi ?
- Comme l'amour.
- Raconte !
- Toutes ces fois où j'ai dû filocher pour éviter ses mains au derrière.
- Il a essayé ?
- Un vrai satyre. Dès que j'avais le dos tourné, quand je passais le plumeau… Paf !
- Le saligaud !
- Il me disait qu'il n'avait jamais vu un pétard comme le mien, que j'avais le pétard romain des vestales. J'ai été voir dans le dictionnaire, par curiosité. Les vestales étaient des prêtresses qui devaient rester vierges durant trente ans pour faire l'entretien d'un temple sacré.
- Tu parles, il voulait se taper une pucelle, ce gros cochon.
- Ah ça, très cultivé, très distingué, mais cinoque comme pas un. Il me disait en loucedé : par pitié, montrez-le moi, Yvonne, qu'au moins je le dessine ! Je lui répondais : par pitié, monsieur, dessinez plutôt les fesses de madame ! Il argumentait : madame a le cul plat, il n'a aucun intérêt esthétique ! Le vôtre ressemble à celui d'un angelot à cheval sur un nuage. Alors, il me forçait à le menacer : oui, ben je descendrai pas de cheval. Et si vous continuez, je vous jure, je n'hésiterai à vous mettre un coup de plumeau !
- Et alors ?
- Et alors, faut le voir pour le croire, il commençait à aboyer comme un petit chien, à me supplier à genoux : oh oui, frappez-moi, ma douce Yvonne, dépoussiérez-moi, plumeautisez-moi !
- Y a bien que dans le vocabulaire des couturiers que le patron est un modèle.
- N'empêche que pour moi, les courbettes c'est bien fini. Quitte à me faire empapaouter, autant en baver à mon compte, avait conclu ma mère, qui sentait glouglouter de plus en plus dans ses veines le sang chaud de l'ambition.
- Mais comment tu comptes faire, Yvonne ? As-tu mis de côté ?
- J'ai quelques petites éconocroques. Mais pas encore assez, c'est certain.
- Mais tu voudrais te lancer dans quoi ?
- Oh, je ne sais pas encore. Ce qui est sûr, c'est que je suis prête à marner quinze heures, s'il le faut. Le sommeil, les loisirs, ça n'a jamais été ma limonade. Je sens bien que je suis née uniquement pour besogner.
- En parlant de besogner, les filles, faudrait voir à souffler la veilleuse, le jour va pas tarder.
- Allez, bonne nuit, Marinette.
- Bonne nuit, Yvonne.
- Bonne nuit, Gaby.
- Mais dis-nous…
- Oui, quoi ?
- T'as pas été tentée, là-bas, au fond du jardin…
- Tentée par quoi ?
- Ben, je sais pas, de dérober.
- Moi ?
- Ni vu ni connu, un petit lingot ?
- Oh que non ! Je ne suis pas une voleuse, moi.
Elle, elle a tiré les leçons de l’expérience et préfère se construire un avenir.
Si Yvonne ne sait pas encore précisément ce que sera sa vie, elle est certaine de ce qu’elle ne veut pas.
Yvonne est forte, plus forte que la fatalité.
L’écriture est toujours aussi belle. Encore un chapitre marquant.
À bientôt