MARINETTE ET GABY travaillaient à l'usine Pingeot, rue des Pyrénées, qui produisait à la chaîne des condensateurs papier pour les téléviseurs. Le petit écran à cette époque était en plein essor. Monsieur Pingeot et son fils embauchaient à tour de bras.
En quelques jours, ma mère fut formée et très vite appréciée pour sa dextérité, son rendement et surtout son exemplaire abnégation. Il faut dire qu'après ses camemberts et ses incessantes génuflexions chez les Weber, ce travail machinal parfaitement inodore lui semblait être une relaxante sinécure.
C'est à l'usine Pingeot que ma mère apprit à mieux connaître Mauricette qui habitait le même immeuble qu'elle, mais dans l'obscur dédale des chambres de bonne, escalier B.
Toute en bouclettes, Mauricette avait la blondeur des blés, le minois adorable et l'air mutin de ceux qui ne s'en laissent pas compter. Dotée de cette joie des dilettantes que rien ne peut altérer, elle était capable de travailler durant des heures avec l'esprit ailleurs, tel un fantôme un peu narquois qui aurait eu pitié des autres ouvrières. L'acuité qu'elle portait sur la nature humaine, et les rires gentiment acerbes qu'elle posait dessus, subjuguèrent aussitôt ma mère. C'était la première fois de sa vie qu'elle croisait pareil phénomène qui alliait la sensualité à la perspicacité, l'ironie à la finesse, le je-m'en-foutisme à la productivité.
Au pays des atomes crochus, en trois coups de cuillère à pot, leur amitié fut scellée.
Marchant de longues heures le dimanche sur les quais de Seine, elles ne furent bientôt plus qu'un bras dessus, qu'un bras dessous. Elles papotaient sans fin, snobant la pluie, les monuments. Elles zigzaguaient ainsi du Pont Marie au Pont Garigliano jusqu'à des heures indues. Au fil de leurs pas, s'entremêlaient les lianes de leurs goûts, les étincelles de leurs idées, les nénuphars de leurs souvenirs. Pressentant que cette complicité ne pouvait être que durable, ma mère joua les poétesses et rebaptisa bientôt Mauricette « Momo », de même que Mauricette rebaptisa ma mère « Vovonne ».
Afin de libérer un peu de place dans la cambuse de sa sœur Marinette, ma mère fit alors son paquetage et s'installa dans la mansarde bohémienne de Momo, qui se trouvait de l'autre côté de la cour.
Vovonne et Momo s'accordaient sur presque tout. L'unique point sur lequel elles divergeaient un peu se situait sur l'échelle de l'ambition. Ma mère avait une revanche certaine à prendre sur ses pleurs d'orpheline. Momo, ayant toujours ses parents pour la consoler de ses menus tracas, ne se souciait pas du tout de son futur. Sur le tricot de leur devenir, l'une était une maille à l'envers quand l'autre était une maille à l'endroit. C'est malgré tout en mettant un couvercle sur cette dissonance qu'elles se sortirent des condensateurs papier et parvinrent à monter leur première marche sur la pyramide de l'autonomie.
Sans diplômes, mais passant en revue l'étendue de leurs aptitudes manuelles, leur passion commune de l'aiguille allait rapidement devenir leur eurêka. Toutes deux adoraient coudre. Ma mère avait fait ses armes en reprisant les chaussettes des Allemands et les accrocs des Weber. Quant à Momo, elle ne connaissait qu'une berceuse pour trouver le sommeil, c'était la broderie. « On n'est pas plus bête que les autres. Et puis, y en a toujours plus dans deux têtes que dans une. » avaient-elles choqué leurs mains en guise de coupe de champagne.
Peu de temps après, une affichette sur la vitrine d'un boulanger les avait interpellées. Rue d'Aboukir, un grand atelier de confection cherchait des couturières à domicile pour monter des jupes, des robes, des pantalons.
Chez « Pinasse », elles se présentèrent au culot, usant de termes techniques appris par cœur, comme si elles étaient les modélistes particulières de l'exigeante madame de Gaulle. Prenant les rênes de la négociation, ma mère rassura l'entrepreneur qu'elles étaient capables de produire nuit et jour, de se tuer à la tâche. Cette vanité professionnelle tranquillisa les doutes de monsieur Pinasse qui, grand prince, leur fit sauter la période d'essai, et leur commanda sur le champ cent ourlets de robe « Audrey Hepburn » à remettre illico presto sous trois jours.
Chargées de deux énormes balluchons, elles repartirent en sifflotant, mais à pieds, afin de faire l'économie de deux tickets de métro. C'est sans doute pour cela que leur gaieté ne dura pas très longtemps.
- Lestées comme des mules ! Si c'est pas le début de la gloire, ça ! avait commencé à persifler Momo au bout de quelques mètres.
- On n'a rien sans rien, Momo ! lui avait rétorqué ma mère, qui chancelait elle aussi des jarrets, mais puisait dans son envie de s'en sortir l'énergie de ceux qui ne sont pas loin d'y arriver.
- Le pire, c'est qu'ils ne seront pas plus légers au retour.
- Exister, c'est agir, Momo ! Tu regrettes ?
- Pas moi. Mes reins. Je ne vois même pas mes pieds.
- Attention, crotte de chien, à un mètre !
En quelques mois, Vovonne et Momo passèrent de novices à expertes en bâti, en surfilage, en cranté, en pince, en entoilé, en froncé, en passepoil. Grâce à leurs bons sous gagnés, leurs balluchons de plus en plus lourds leur semblèrent de plus en plus légers.
Obnubilée par son dé et ses ciseaux, noyée jusqu'au cou dans le tergal, l'étamine, la viscose, le lycra, le tweed, le pied-de-poule, le dropnyl helanca, le shetland, le plumetis, le liberty, ma mère ne fut bientôt plus qu'un tissu bigarré. De l'aube au crépuscule, inlassablement, elle donnait des milliers de coups d'aiguille dans les trames, les soieries, les cotonnades, les jerseys. Elle enfonçait sans trembler des kilomètres de fil dans son chas. Elle piquait dessous dessus, dessus dessous, très vite, à ne plus voir ses doigts, exécutait ses points d'arrêt en un éclair, les yeux fermés, ces fameux trois points l'un sur l'autre puis un dernier en passant l'aiguille dans la boucle pour former un nœud en serrant, et on cisaille le bout de fil en trop d'un vif coup de dent. Impératrice de sa propre réussite ayant pour trône son tabouret bancal, elle tournait et retournait ainsi les cols, les manches, les plissés, les volants, sans voir les heures défiler. Elle ne pensait à rien. Elle habillait juste les autres pour ne plus être nue.
Le midi, c'était sandwich grignoté sur le pouce. Le soir, c'était carottes râpées avalées sans appétit tant elle se nourrissait de son ouvrage jusqu'à satiété. Momo, quant à elle, n'aurait raté pour rien au monde sa pause déjeuner, car elle était gourmande et ne voulait pas que le stakhanovisme de ma mère commence à trop déteindre sur son besoin de liberté.
Grâce à ses économies chèrement gagnées, arriva enfin le grand jour tant attendu : celui de l'achat de la première machine à coudre de ma mère. Elle y avait mis tous ses petits sous, jusqu'au dernier.
C'était une magnifique machine à pédale qui reposait sur un couvercle en bois vernis. Son corps était noir corbeau et brillant, incrusté, luxe suprême, du mot « Pfaff » en lettres dorées. En le basculant, on pouvait le ranger entièrement dans son meuble. Ses pieds et sa pédale, tout en fonte, étaient magnifiquement ouvragés. Cette machine n'était pas qu'une œuvre d'art, c'était avant tout une mitraillette à coudre qui allait abattre le boulot d'au moins vingt ouvrières, sans avoir à supporter leur jérémiades.
Ma mère avait bien pleuré quand on lui avait livré son nouvel outil de travail. Une première vague de larmes pour remercier le bon Dieu et la vie. Et une seconde, nettement moins joyeuse, lorsqu'elle avait découvert que la notice de la « Pfaff » était en allemand.
On sait à présent qui est tata Momo, une amie, une complice, une sœur de bataille !
Et ses merveilleuses machines à coudre, objets à présent de collection…
À bientôt