• Sonja •
— Le Méridien a confirmé ses ordres. Il veut rencontrer le détracteur de sentinelles au plus vite.
Camille se contenta de répondre par un profond soupir. Je passai une main sur ma figure dans l’espoir de repousser la fatigue qui me gagnait peu à peu. Encore une nuit sans sommeil. Je n’avais d’autre choix que de tenir. Il fallait tenir malgré tout, pour la sécurité de Pangée.
— Pourquoi est-ce qu’il ne vient pas lui-même, grognai-je. Après tout le mal qu’on s’est donné pour l’enfermer…
— C’est pas moi qui décide.
J’éloignai ma chaise d’un coup de pied contre le bureau, peu convaincue de l’utilité de cette visite à l’hôtel royal. Le Méridien Chrystobal d’Aigrefeuille était un excentrique, mais nous n’y pouvions rien. Ses désirs devenaient pour nous des ordres.
Le reste de la brigade se rassembla autour de moi. Je les observai un à un, choisissant soigneusement qui, parmi cette bande d’incompétents, serait à la hauteur de cette opération.
— Léopold et Eugénie, avec moi. On va transporter ce Muche à l’hôtel royal et le faire passer par l’arrière pour éviter d’attirer les regards. Camille, tu es responsable du quartier général jusqu’à notre retour. N’oublie pas de faire ton rapport. Les autres ne devraient pas tarder. Quant à Maëlan… va chercher Thémis.
Je me dirigeai vers le casier à mon nom pour en sortir ma casquette et la veste brune dont je ne me séparais jamais.
— Tu ressembles à un homme avec ce gilet, ricana Léopold en réajustant l’arme à sa ceinture.
— Je porterais des robes lorsqu’elles seront pratiques.
Une fois certaine de lui avoir cloué le bec, je quittai les vestiaires pour regagner la rue. Le quartier général occupait les locaux d’une ancienne échoppe du centre-ville. Ce taudis de briques et de bois passait inaperçu aux yeux des Magellois. Nous avions également la chance de posséder une cour intérieure dans laquelle vivaient nos meilleurs assistants ; les chiens brigadiers.
Maëlan tambourinait à la porte secondaire, s’éraillant la voix pour couvrir les aboiements surexcités de mon amie canine.
Thémis comptait pour sixième membre de notre escouade. Elle nous aidait dans la majorité de nos missions, que ce soit pour traquer les malfrats ou dissuader les badauds de se mêler de nos affaires ; un coup de dent broyait les os comme un morceau de meringue. Escorter l’assassin aux sentinelles lui permettrait de se dégourdir les pattes.
— Thémis ! Au pied.
Pendant ce temps, Léopold garait notre véhicule devant le poste. La chienne grimpa sans problème à l’arrière de la voiture.
— Je conduis.
— T’as pas le permis, Sonja.
— Si, regarde…
Tout en m’installant du côté du volant, je retirai un feuillet de ma poche pour le coller sous les yeux de mon collègue.
— Mais c’est ton badge d’enquêteur, ça ! Tu me prends vraiment pour un –
— Où est le Muche ? T’es pas payé pour discuter.
Il abandonna la lutte d’un soupir. Je conduisais aussi bien – si ce n’est mieux – que la plupart des chauffards qui se pressaient dans les rues de Magellan. Pourquoi perdre son temps à l’obtention d’un morceau de papier inutile ?
— Baisse la tête.
Trafalgar Muche entra à son tour dans la voiture, précédé par Maëlan et suivi par Léopold. La garde à vue n’avait pas entaché la fierté de ce sale gosse : c’est à peine s’il ne nous riait au nez.
Nous devions l’envoyer en prison dès que possible ; des méfaits avoués, des détails plausibles donnés sans évoquer d’autres complices. Trafalgar Muche portait à lui seul la responsabilité de treize blessures graves, onze décès et de la modification illégale de près d’un millier d’automates. Mais Trafalgar Muche était aussi un garçon étrangement serein, pourvu d’une parfaite maîtrise de lui et des émotions qui traversaient son esprit ; il agissait de manière délibérée.
— Pourquoi as-tu détraqué ces machines ?
— Je vous l’ai déjà dit, madame.
Mes phalanges blanchirent sur le volant. Sa voix nasillarde me donnait envie de lui asséner une paire de gifles.
— Trafalgar… tu es encore un enfant. Tu n’as pas conscience de la gravité de tes –
— Si. Je sais. Vous m’en voulez pour la mort de ces Magellois soi-disant innocents.
Un maigre son s’échappa de la bouche de Maëlan, étouffé par le cahot des roues sur le pavé. Mes acolytes se sentaient mal à l’aise en présence de ce garnement. D’ici peu, il croupirait derrière les barreaux jusqu’à la fin de ses jours.
— Comment éteint-on la machine ? Il vaudrait mieux que tu parles avant que les mécanistes l’arrêtent à ta place. Ta peine sera moins lourde.
— Je vous répète qu’on ne peut pas. Elle est parfaite. Le Méridien ne pourra plus se plaindre.
Un virage un peu brutal manqua de propulser mes camarades hors de la locomobile. Je devais me ressaisir. Je n’eus pas à supporter ses paroles sordides plus longtemps ; le carillon de la Tour-Horloge apparut face à nous.
Trafalgar ne présenta aucune hostilité lorsque Léopold l’extirpa de la voiture. Il ne fuirait pas son destin. C’était presque comme s’il attendait avec impatience la prochaine montée d’adrénaline.
— Pourquoi est-ce que c’est toujours moi qui vais derrière ? grommela mon second.
Je fis descendre Thémis sans répondre. Elle se réfugia auprès de moi dès que ses pattes touchèrent le sol, à l’affût du moindre danger.
— C’est par là, dépêchons.
L’entrée la plus discrète se trouvait en contrebas, dans une ruelle où même la lumière peinait à s’aventurer. Deux gardiens de chair patrouillaient devant les grilles. Ils nous cédèrent le passage à la vue de nos insignes.
L’hôtel royal se dévoila à nous dans sa splendeur habituelle. Une façade de briques blanches dissimulées derrière de hautes barrières de fer. Le drapeau de Pangée claquait au-dessus de ses tours aux fenêtres étriquées. Nous traversâmes la cour à la hâte, pressés par l’homme qui nous conduisait. Je découvrais des jardins plus verdoyants que le reste de la cité, ornés de plantes inconnues et de sculptures centenaires.
Chrystobal d’Aigrefeuille nous épargna les escaliers qui menaient à l’un de ses innombrables salons. Il faisait les cent pas dans le hall d’entrée dont les portes closes ne laissaient présager rien de bon. Seul le claquement rapide de ses bottes contre le marbre animait l’assemblée d’aristocrates qui l’observaient d’un silence mortuaire.
— Les voilà !
Le sursaut provoqué par un ministre précéda une vague de panique. La présence de Thémis maintint les nobles à une distance suffisante pour que le Méridien nous rejoigne. La vue de Trafalgar Muche le fit pâlir.
— Quoi… ne me dites pas que c’est –
— Si, c’est ce garçon-là.
Un homme rougeaud se détacha de la foule. Son élan de fureur le plaça juste devant le coupable qu’il aurait assassiné si je ne l’avais pas repoussé d’un éclat de voix.
— Toi… pauvre inconscient ! Tu as détruit mon œuvre et celle de mes aïeux !
Voici donc le fameux baron de Malherbe, responsable de la création des sentinelles. Ses lamentations soulevèrent un murmure à travers le maigre comité coagulé dans l’ombre de la pièce luxueuse.
— Allons, Néron… apaisa le souverain. On ne résoudra rien par la violence.
Le noble ignora l’appel de son dirigeant. Au contraire, il l’assaillit avec plus de ferveur.
— As-tu la moindre idée des risques que court Pangée ? Mes sentinelles sont programmées pour faire régner l’ordre, et si elles se retournaient contre-nous…
Un jeune homme attrapa Néron Malherbe par le bras pour tenter de le ramener vers les autres ministres.
— Apaisez-vous, mon oncle…
Thémis commença à s’agiter lorsque l’aristocrate s’approcha de nous. Il semblait que quelque chose n’allait pas chez le garçon dont les yeux s’écarquillèrent.
— Ce… ce chien perd la raison… bégaya-t-il.
Je le fusillai du regard. On ne parlait pas de Thémis sur ce ton. Mais avant que je ne puisse l’accabler de reproches, une voix suraiguë éclata dans notre dos.
— C’est naturel, voyons !
Mon groupe fit volte-face. Derrière nous débarquait une poignée d’uniformes bleus brodés d’argent. Je réprimai un haut-le-cœur à leur vue.
Les contremages. Il ne manquait plus qu’eux.
— Dame Victoire…
Mon plus grand malheur concentré en une entité. La capitaine de l’unité anti-magie s’avança jusqu’à moi et, sachant pertinemment que je la détestais plus que n’importe qui, se pencha sur Thémis pour lui secouer les oreilles.
— Cet adorable toutou ressent le Fluide qui habite les ésotériciens !
Victoire. La demoiselle aux multiples talents, reconnue de tous et appréciée autant pour sa beauté que pour ses capacités. Victoire, ses jolies anglaises brunes et son teint de bouton de rose, son sourire charmeur et ses manières insupportables qui trompaient bien du monde, mais pas moi. Sa condition supérieure à la mienne m’empêchait de l’agresser… du moins pour l’instant. Je m’étais promis de ne pas faire de mal à cette enfant pourrie gâtée par la vie, mais ma patience possédait une limite. Un jour ou l’autre, à force de croiser nos chemins, je ne pourrai plus me retenir de l’humilier devant toute sa compagnie.
— Cela signifie que l’un de vous est un hors-la-loi.
Heureuse d’avoir pu approcher ma chienne sans qu’elle lui saute à la gorge, Victoire me bouscula pour tapoter la joue du meurtrier qui manqua de la mordre.
— Sans vouloir t’offenser, bien sûr, trésor ! Cela ne doit pas être drôle de risquer la condamnation à mort pour une erreur d’adolescent, hein ? Si jeune… Pauvre ange, c’est terrible, vraiment.
Devant l’incompréhension de son comité, le Méridien poussa un petit rire nerveux.
— Victoire, ma chère… tendre fille… nous avons plus urgent à régler.
Il se posta devant Trafalgar, le scrutant d’un œil méprisant.
— Que veux-tu à mes sentinelles ?
— Vous les vouliez parfaits. Je n’ai fait que mon travail.
Néron Malherbe lui lança un juron. Si les contremages ne l’avaient pas arrêté, il se serait jeté sur l’enfant.
— Aucun de mes mécanistes n’est parvenu à éteindre cette machine trouvée dans les usines.
— C’est normal, gloussa-t-il. Plus vous essaierez, plus vous échouerez. Elle a appris à déjouer tout ce que vous tentez contre elle. Et les automates qui sortent de l’Essaim sont programmées de la même façon.
Un frisson d’effroi me parcourut l’échine en repensant aux rangées de créatures alignées dans l’entrepôt désaffecté. De véritables monstres de guerre.
— Pourquoi ?! s’emporta le Méridien. Pourquoi as-tu fait ça ?
Secoué dans tous les sens par le suzerain dépassé, Trafalgar Muche refusait de baisser les yeux. Ses intentions ne faiblissaient pas. Il choisit de se taire malgré la violence qui s’abattait sur lui.
Ce mécaniste venait de signer la fin du monde que l’on connaissait.
— Nous devons évacuer la ville, déclara un contremage.
Un nouveau ricanement émana des entrailles de l’adolescent.
— Lorsque le carillon sonnera dix heures, l’usine centrale des Malherbe sera réduite en cendre. Mes automates détraqueront les dernières sentinelles qui me résistaient. Il ne restera bientôt plus que la perfection du métal, et aucun d’entre vous ne reviendra pour vous en plaindre.
Excédé, Léopold lui asséna un coup de foudroyeur. Il s’effondra dans un cri, paralysé par ce châtiment d’habitude réservé aux machines.
Un mouvement de panique souleva les quelques nobles rassemblés dans le palais, bien vite étouffé par une décision du Méridien.
— Il existe un passage caché qui mène aux souterrains de la cité. Suivez-moi, nous avons une chance de nous échapper.
La poignée d’aristocrates se rua dans la direction indiquée par leur souverain. Alors que me m’apprêtai à donner de nouvelles instructions à ma brigade, une silhouette s’écarta de mon groupe pour regagner l’extérieur.
— Les Magellois ! Nous devons les prévenir du danger !
— Maëlan, att-
Trop tard. Ses mains poussèrent le battant qui nous séparait du monde. Trafalgar Muche se frappa l’oreille. En sortit un cylindre qui prit la forme d’une balle, dont il coulissa les hémisphères avant de l’écraser contre la terre. Un bruit strident éclata dans la salle. L’écho troubla ma vue un instant. Lorsque le son s’atténua, plus de trace de notre suspect. Il disparut au tournant du bâtiment à l’instant où le carillon de la Tour-Horloge retentit.
Plus que quinze minutes avant le drame.
Encore une fois, un magnifique chapitre ! Être publié en maison d'édition, encore une fois, je pense que ce serait tout à fait possible en revoyant ton texte ! :)
Bien à toi,
H.M.