Le centre d'un monde

• Calum •

Je m’étais promis de rester digne ; la situation demeura sous contrôle malgré mon envie de fondre en larmes. Une autre vie m’attendait, loin de Béring et de son académie. Bientôt, je retrouverai mes parents et le village d’Ohkmala, quitté en trombe des années plus tôt.

Ma main effleura le mur qui menait à l’entrée de Galilée. Je la laissai glisser le long du couloir, avec le désir de me souvenir de chaque creux, chaque bosse, chaque éclat de peinture qu’abordait la fresque devant laquelle je passais tous les jours, avec la croyance ridicule que ces beautés m’étaient dues et qu’elles dureraient pour l’éternité. J’observai les portes des amphithéâtres et m’arrêtai face à celle dédiée à la crystallurgie, devinant la souffrance de mes camarades en plein labeur. Elowen et Adonis – quoique plus Adonis qu’Elowen – devaient s’arracher les méninges, au vu du programme corsé de cette année. Je ne me faisais pas de soucis pour eux ; ils décrocheraient probablement leur diplôme avec mention.

La porte s’ouvrit à la volée.

— Calum Wakhan… que me vaut cette visite improvisée ?

— P-p-professeur Seguin !

Je m’empressai d’ôter mon chapeau en signe de respect. Le mestre s’extirpa de la classe pour partager une dernière conversation. Mes tripes se tordirent à la vue de la place vide au premier rang. J’en étais le déserteur.

— Alors, quel est le plan ? glissa Seguin avec malice.

— Je retourne dans l’Archipel pour aider ma famille. Ils… ils sont tisserands. Avec un peu d’entraînement, j’espère reprendre le flambeau à l’atelier.

Un maigre sourire apparut entre mes joues, partagé par le crystallurgiste. La digression sur le métier de mes parents instaura un vide qu’il peina à combler.

— Ta présence nous manquera, jeune homme. Il est temps pour tes camarades d’apprendre à se débrouiller sans tes connaissances.

— Merci, murmurai-je. C’était pour moi un honneur d’aider la section… enfin… je ne mérite plus l’attention que vous m’avez accordée. En revanche, Elowen–

Arcturus Seguin me transperça du regard, ce qui m’ôta toute envie de discuter. Ses mains noueuses se posèrent avec douceur – et tout autant de fermeté – sur mes épaules.

— Toi seul sais ce que tu vaux, Calum. Tu as de la valeur. Plus de potentiel qu’une bonne partie des garnements qui siègent dans mon cours, et qui profitent sans doute de mon absence pour semer la pagaille dans la classe. Alors ne laisse personne, alchimiste ou non, te faire croire que tu ne mérites pas d’être considéré… est-ce clair ?

— Le mestre Crèvecoeur –

— Est-ce clair ?

            Je hochai la tête, les yeux perdus sur le carrelage immaculé.

— Oui, monsieur.

Satisfait, Seguin desserra l’emprise sous laquelle il me tenait. Il frotta énergiquement ses mains, tout sourire, pour pénétrer de nouveau dans le laboratoire.

— Ah, et avant que tu ne déguerpisses…

Sa figure dépassa depuis l’entrebâillement. Les mots qu’il chuchota me réchauffèrent le cœur.

— Oswald Crèvecoeur n’a pas l’alchimie infuse. J’ai essuyé plus d’échecs que tu ne le penses… et voilà où je me trouve aujourd’hui !

Cette considération me permit de repartir l’esprit plus léger. Peut-être que je ne pourrais jamais officier en tant qu’alchimiste, mais l’avenir réservait des surprises à ceux qui sortaient de l’institut Galilée. Et pourquoi pas apothicaire ? Ces boutiques se faisaient de plus en plus rares . À moins que je ne tente ma chance dans les autres établissements, moins prisés mais tout aussi efficaces ; l’Académie d’Archimède d’Honem… ou même l’internat d’Al-Kunjandhi, en Alterouest !

Pour l’heure, je devais me concentrer sur le présent. Personne ne me reprendrait avant la rentrée prochaine.

J’arpentais les rues de Béring et leur inclinaison déraisonnable. C’était une ville agréable, pleine de maisons dont les façades à colombages inspiraient joie et tranquillité.

Les premiers marchands ouvraient leurs échoppes sous le signe d’une énième journée sans nuages. Le beau temps était bon pour les affaires. L’odeur du pain chaud et de la brioche envahit mes narines lorsque je gagnai l’avenue principale ; le boulanger offrait justement sa première fournée aux yeux des Béringiens. De l’autre côté de la route, le fleuriste sortait un à un les bouquets flamboyants qui garniraient la devanture de son magasin. Un peu plus loin encore, c’était le cordonnier qui s’affairait, déjà submergé de commandes en ce début de journée.

Quelques écoliers en retard se pressaient sur les trottoirs, bousculant parfois un couple qui déambulait pour le plaisir d’une balade. Malgré cette cohue, les sentinelles parvenaient à maintenir ordre et discipline. Leur œil impartial me rassurait, et la majorité des citoyens pensait comme moi – excepté cette crapule de Crèvecoeur qui nous rabâchait que nous n’en aurions pas besoin si nous savions rester en place. Mais ses élèves ne l’écoutaient plus depuis longtemps, et moi non plus.

Là où je vivrais, aucune sentinelle ne veillait. Mon peuple se tenait aussi loin que possible des usines et de leur vapeur. « Un jour, répétait mon père, on découvrira que ces fumées sont néfastes pour nous et ce qui nous entoure ».

Ohkmala était une cité perdue au sud de l’Archipel, le troisième continent de Ganyma. Là-bas, nous n’avions pas tout ce que les Pangéens considéraient comme indispensable. La nature nous suffisait. Vivre au jour le jour, sans se soucier de produire toujours plus de résultats, d’être meilleur que les autres, toujours plus fort pour toujours plus de profits.

Le retour à mes racines m’inquiétait autant qu’il me satisfaisait. J’avais pris goût à la vie bruyante des villes. Je quittai Béring avec la boule au ventre, et ce nœud à la gorge qui peina à se délier pour demander une place dans le prochain dirigeable à destination de mon île.

L’automate derrière le guichet me répondit avec toute la froideur dont il était capable.

— Nous ne vendons plus de tickets.

— Il ne vous reste pas un siège, même en troisième classe ? Je dois me rendre à Cao Solis le plus rapidement possible…

— Ce n’est pas mon affaire. Les vols sont arrêtés.

— Mais –

— Allez vous-en, jeune homme !

Et il abaissa le rideau de son office sur le bout de mes doigts. Quel odieux personnage ! S’il avait été de chair, je jure que je m’en serais plaint à la direction… mais il fallait vite trouver une solution de secours. Tant pis. Je prendrais le funiculaire jusqu’à Magellan. Aucune raison qu’ils me refusent un ticket pour gagner la capitale ! Des dirigeables s’y arrêtaient à toute heure du jour et de la nuit.

Je quittai les bureaux des planeurs pour m’orienter vers la station téléphérique, heureusement à quelques rues de là. Cette fois, un homme en chair et en os m’accorda un billet pour la prochaine traversée.

— Voici pour vous. Le suivant part dans douze minutes.

Soulagé par cette annonce, je pris le temps de me reposer sur un banc du hangar.

Ma valise claqua contre le sol. Sully en profita pour se dégourdir les pattes, sans trop s’éloigner de moi. Ce gros peureux ne manquait jamais une occasion de se réfugier dans mes bras.

J’observai les voyageurs qui arpentaient les allées sous l’œil des employés de métal. Rien d’inhabituel. Je secouai la tête ; cette marionnette grincheuse n’était qu’un coup de malchance. Les automates possédaient une forme d’intelligence, non ? Je n’y connaissais absolument rien… peut-être que le vendeur boudeur s’était levé du mauvais pied…

Un appel retentit à travers la gare.

— Traversée numéro quatre-vingt-treize à destination de Magellan, plate-forme Est. Embarquement immédiat.

Je rassemblai mes affaires et m’empressai de rejoindre ma file. Le funiculaire s’ouvrit dans un claquement. Nous passâmes un à un les portiques de sécurité. Quelques minutes plus tard, je me retrouvai en compagnie d’une vingtaine d’étrangers dont je ne reverrai plus jamais les visages. Une secousse fit trembler le sol. Deux énormes câbles entraînèrent notre cabine à travers les airs. Nous voilà partis.

Magellan se situait entre deux montages, et se trouverait bientôt à l’étroit dans cette vallée dont il ne restait plus un carré de verdure. Le téléphérique de Béring était le moyen de transport le plus rapide pour y accéder. Je n’étais cependant pas sûr qu’il soit le plus fiable.

Un détail me frappa quand mon front se colla contre la fenêtre : la journée était splendide. Les dirigeables ne volaient jamais par mauvais temps, mais nous n’avions pas eu d’aussi beau matin depuis près d’une semaine. Nous pouvions presque apercevoir l’océan…

L’océan ! Un peu plus et j’oubliai de prévenir mes parents de mon retour.

Je lâchai ma valise pour débattre avec ma veste d’uniforme. Un coup de coude dans les côtes de mon voisin plus tard, j’ôtai mon communilocuteur de ma poche.

— Décroche, décroche, décroche…

J’actionnai la manivelle du mécanisme en prenant garde au fil qui la liait à son boitier. Une mélodie grésillante s’échappa de la poignée que je portai à mon oreille.

C’est alors qu’une voix féminine explosa mes tympans.

— Otéééééé, Calum ! Comment vas-tu ?

— Maman ! Je… je vais bien… enfin…

Les mots peinaient à sortir de ma bouche. C’était mon premier appel depuis la remise des résultats. D’habitude, je m’empressai de lui faire part de mes réussites. Aujourd’hui, je me retrouvais face à l’unique échec de ma scolarité. Je me lançai après une grande inspiration.

— Je… vais prendre un dirigeable à destination d’Ohkmala.

— Qu’est-ce qu’tu veux dire ?

— J’ai raté les examens, maman. Je rentre à la maison.

            Je pus entendre son souffle surpris à travers le communilocuteur. Les larmes me montèrent aux yeux.

            — Je serai là d’ici quelques jours. Je t’expliquerai plus tard, c’est un peu compliqué.

            Il y eut un long silence. Je gardai l’engin plaqué contre mon visage, resserai mes genoux contre mon bagage afin de ne plus trembler. Quel déshonneur pour ceux que j’aimais…

— Kuupar ! Notre garçon rent’ la case !

J’entendis la réaction de mon père au loin. Contre toute attente, ma révélation provoqua une explosion de joie dans la famille. Je ne pus retenir un rire de soulagement ; au moins, cette nouvelle leur faisait du bien. Ils m’attendaient avec impatience. Je leur manquais.

Un sentiment d’allégresse m’envahit. Peut-être que je n’obtiendrai aucun diplôme, mais j’allais retrouver ma mère, mon père et mon grand frère, et nous resterions ensemble pour toujours. Voilà une perspective plutôt agréable.

Je raccrochai après mille adieux que ma mère peina à achever. Mais ma bonne humeur s’estompa à la vue de celui qui me scrutait depuis un moment. Depuis que j’avais posé les pieds à bord de la cabine.

L’homme face à moi se tenait droit sur son siège, avec cette allure vaniteuse qu’on les porteurs de costume-cravate. Il me toisait de son air prétentieux, les lèvres pincées entre deux joues rachitiques et pâles.

À croire qu’il n’avait jamais connu le soleil. Pourtant, c’était la couleur de ma peau qui le dérangeait. Je le savais. Je connaissais par cœur ce genre de regard et les personnes qui me le lançaient quand je me promenais dans Pangée.

Je possédais le teint de ceux qui se faisaient communément appeler « étrangers ». À l’académie, nous n’étions que deux à venir d’un autre continent. J’étais le seul à provenir de l’Archipel. Autant dire que la noirceur de mes cheveux parmi leurs boucles d’or et mon odeur d’océan face à celui de leur charbon me rendaient « différent ». Hors des normes. Mais cela ne durerait plus, puisque je retournai à Ohkmala.

Justement, notre cabine approchait de son terminus. Bientôt, l’ensemble des passagers regagna la terre. Mes pieds chancelèrent, déjà habitués aux secousses aériennes.

La première chose que je vis à Magellan fut la tour du centre-ville, aussi imposante que dans les récits que me faisaient mes amis. Les parents d’Elowen habitaient une maison en plein cœur de la capitale, à quelques rues de l’hôtel du Méridien, derrière la Tour-Horloge. Il paraissait que son chant charmait quiconque l’entendait.

Et puisqu’il restait quatre minutes avant qu’elle ne sonne dix heures, je m’empressai de traverser les avenues jusqu’aux pieds du monument.

Pourtant, tandis que je m’approchai de la place Culminante, un bruit sourd s’élevait à travers Magellan. Une sorte de vrombissement grave. Il me semblait que la terre et les murs de la ville vacillaient avec lui. Des travaux, sans doute. La vie continuait sans se soucier de ce détail. Les gens s’agglutinaient dans les rues trop étroites pour accueillir autant de monde. Les calèches et autres locomobiles toussantes se disputaient la route, se mêlant à la cohue des piétons. Je peinai à avancer, avec cette fichue valise trop lourde. Sully, effrayé par le mouvement de cette fourmilière, se réfugia dans la plus haute poche de ma veste.

Avant que je puisse vérifier que mon oisillon prenait ses aises, une force puissante me bouscula. Mon corps s’écrasa contre les dalles de la route.

Je mis un instant à me remettre du choc. Juste assez pour apercevoir que le fautif n’était autre qu’une sentinelle fendant la foule de ses pas imposants.

— Hé ! Vous pourriez faire attention !

Mes jambes se relevèrent avec peine. Qu’avaient-ils tous, aujourd’hui ? S’étaient-ils passé le mot ou subissai-je un retour de malchance ? La seconde option me parut plus plausible.

Enfin, j’arrivais sur la place de l’Horloge, dont la cloche surplombait les toits de Magellan. Les plus grandes avenues naissaient devant le parvis pour s’étendre à travers la cité. Chaque immeuble prenait des allures d’œuvre d’art, avec leurs bas-reliefs et leurs colonnades sous lesquelles s’alignaient les échoppes. La Culminante rassemblait toute la richesse de Pangée.

Je traversai ce jardin de briques et de ciment, savourant les premières notes du rappel de dix heures. Personne ne semblait faire attention à ce carillon, mais je profitai de ce voyage pour découvrir, rien que quelques secondes, le sentiment qu’ont ceux qui vivent au centre du monde.

Un cri.

Une gerbe de flammes s’échappa d’un bâtiment lointain, suivie d’un écho abominable.

C’est alors que le dixième coup de dix heures retentit.

• Cyrélien •

            Une explosion. Je me rattrapai contre les tuyaux de la machine ; un peu plus et mon déséquilibre me poussait dans le four. Deux heures de sommeil supplémentaires n’auraient pas été de refus.

            Je relevai la visière de mon casque. Les garçons me jetaient des regards intrigués. Qu’était-ce ? Une fuite de gaz ? Cela ne provenait pas de l’usine ; nos murs n’auraient jamais pu endurer un tel choc.

            Lorsque le sol cessa de trembler, La Trique s’aventura hors de la fonderie, à la recherche d’une explication. Mes codétenus se ruèrent à la fenêtre. Même Hécate, terrifiée par le vrombissement qui retentit jusqu’aux combles, se risqua à nous rejoindre. Depuis les escaliers surélevés, on apercevait les sommets de Magellan. La muraille qui entourait le Péremptoire nous tenait coupés du monde, dans l’ignorance des évènements qui couraient les rues.

            — R’gardez toute cette fumée…

            — Le ciel est tout sombre…

            — Pousse-toi, tu m’gêne !

            — ‘Dirait que ça vient d’la Crypte.

            Chiffon repoussa ses camarades pour pointer son doigt en direction de la cour. Une poignée d’automates abîmés grimpaient avec difficulté le tas d’ordures métalliques. Bien qu’ils semblaient en mauvais état, leurs mécanismes fonctionnaient. Seules quelques traces d’usure noircissaient leur squelette cuivré. C’était la première fois qu’on nous envoyait de tels modèles.

            — Y z’ont trouvé des sentinelles entières…

            — V’croyez que c’pour mieux nous surveiller ?

            — Y’a qu’un moyen de l’savoir !

            Chiffon retira masque et gants, bientôt suivi du reste de la troupe qui s’engouffra hors du hangar. J’eus beau les rappeler à l’ordre, rien n’y fit ; si les gardiens nous prenaient à cesser le travail sans raison, je ne donnais pas cher de ma peau.

            Nous quittâmes le faux étage de l’annexe jusqu’à la décharge. Commode, Charogne et les autres observaient les quasi neufs d’un œil circonspect. Leurs têtes brillantes nous dévisageaient depuis leur tour de déchets, projetant leur ombre sur toute la compagnie. Jamais elles ne m’étaient apparues aussi terrifiantes que sous ce soleil d’automne.

            — Retournez à vos postes ! meugla l’un des gardiens.

            Ces sentinelles n’étaient pas destinées au recyclage.

            — RETOURNEZ-A-VOS-POSTES !

            Je dirigeai ma famille en direction de l’internat. Nous n’avions rien à faire ici. Ces automates non plus d’ailleurs, mais La Trique s’en souciait autant que de feu Pépite. Il ordonna aux trieurs de s’occuper des machines défectueuses. Devant leur réticence à se mesurer aux policiers de métal, l’homme se chargea lui-même de les déloger. Il escalada les câbles, les carcasses et les kilomètres de tuyaux encrassés pour se confronter aux sentinelles.

            — Allons-y, les garçons.

            Chiffon passa la porte le dernier. Alors que je fermai la marche, un fracas me pétrifia.

            Le corps de La Trique dévala la pente de débris. Son sang coula le long des pièces détachées.

Mort.

            Un hurlement déchira le silence. Je me précipitai à l’intérieur du Péremptoire pour bloquer l’accès aux meurtriers.

            — Sire ? Qu’est-ce qui s’passe ? Hé, Sire !

            Ce n’était pas possible. Les sentinelles n’avaient pas pu tuer La Trique. Ils n’étaient pas programmés pour cela. Les automates ne blessaient jamais les humains. C’était inscrit dans leur matrice.

            Un vacarme effroyable se déferlait au-dehors. Des coups de feu retentirent en écho, doublé chaque fois de cris épouvantés.

            — Sire !

            Mes garçons se tenaient contre le mur du couloir, pétrifiés d’horreur. Je rabattis le battant qui verrouilla l’accès.

            Une secousse anima la porte à en briser les planches. Puis une autre. Une troisième. On cherchait à entrer. Nos barricades ne résisteraient pas.

            — Le passage des gardiens, vite !

            Ma famille se rua vers les escaliers de service pour se confronter à une nouvelle serrure. Bloquée. La clef reposait dans une des poches de La Trique.

Je sommai aux enfants de s’écarter de ma cible.

            — Finde Denif !

            La pierre se fissura. Je réitérai l’invocation, grimaçant sous la résistance du mur. Une partie du loquet se décrocha. Les garçons s’engouffrèrent dans l’escalier lorsque deux serres mécaniques transpercèrent l’accès principal.

            Notre course s’arrêta au centre d’une galerie de caves dont je découvrais l’existence. Des entrepôts emplis de métaux, des placards où s’entassaient les affaires des gardiens et des anciens pensionnaires. Chiffon laissa éclater un sanglot dans l’obscurité des catacombes. Sa main tremblante glissa dans la mienne tandis que je les entraînais le long du tunnel.

            La pente remonta peu à peu. Nous nous rapprochions de l’extérieur. Hécate m’aida à dégonder le dernier obstacle à notre liberté. La porte s’effondra pour dévoiler le terrible spectacle qui nous attendait.

            Magellan baignait dans le sang de ses citoyens. Des corps expirants jonchaient les rues pavées, piétinés par ceux qui tentaient de sauver leur peau. Parmi les hurlements de la foule retentissait le crissement du métal. Les sentinelles se retournaient contre nous.

            Au loin, les cloches de la Tour-Horloge sonnaient l’alerte. Je me laissai emporter par la masse qui fuyait vers la grande place dans l’espoir d’y trouver refuge.

            — Sire, attends !

            Ripaille me retint par la chemise ; nous n’étions plus que treize. Criquet manquait à l’appel. Sans réfléchir davantage, j’empoignai le plus âgé pour le pousser en tête de file.

            — Bouloche ! Emmène-les à la forteresse… je vous rejoindrai là-bas !

            Il acquiesça alors que je replongeai dans les galeries. Hécate me guida jusqu’à notre position initiale.

            Les automates arpentaient le Péremptoire à la recherche de nouvelles cibles. L’index de leur main gauche tirait sur tout ce qui bougeait quand leur bras droit dépliait à leur guise la lame brillante d’un couteau papillon.

            Je découvrais avec horreur les monstres créés à la sueur du front de mes aïeux. Des assassins avides de notre chair, peu importe si nous étions homme, femme ou enfant.

            Je gagnai le premier étage. Une poignée de garçons paniqués s’extirpèrent de l’atelier où ils se cachaient. Je les poussai vers le passage des gardiens dans l’espoir qu’ils rattrapent ma famille.

            Toujours aucune trace de Criquet.

            — Rejoignez l’hôtel royal !

            Deuxième étage. Je réprimai un haut-le-cœur à la vue des marques rougeâtres qui maculaient les murs décrépis. Une paire de pieds dépassait d’un tas de caisses. Mon esprit refusa de vérifier à qui ils appartenaient.

            Je pénétrai enfin dans le dortoir. J’avais visé juste ; un adolescent gisait sur le lit du fond, le nez dans son oreiller trempé.

            — Criquet ! Dépêche-toi… Les machines vont nous massacrer jusqu’au dernier ! C’est pas le moment de –

            Son visage. Déchiré de souffrance. La mort de Pépite l’empêchait de prendre conscience du danger.

            — C’ma faute, Sire…

            Je l’attrapai par les épaules, prêt à le porter s’il le fallait. Il me repoussa d’une force qui me surprit. Je crus un instant qu’il allait me frapper.

            — T’comprends pas ! C’moi qu’ai tué Pépite ! C’moi…

            — Ramènes-toi, bon sang !

            — Je l’ai empoisonné !

            Sa remarque me pétrifia.

            — Avant-hier… notre nuit d’veille… j’avais mis du cuivre dans la gourde de La Trique pour l’rendre malade mais Pépite avait eu soif alors il a… et il a…

            Il se mordit les lèvres à s’en blesser. Ses mains arboraient les marques infligées par ses ongles mal coupés. La haine qu’il se portait manquait de le consumer.

Ses mots tournèrent en boucle dans ma tête. Criquet avait tué Pépite. Non… tout ceci n’était qu’un accident. Terrible, certes, mais j’étais venu le sauver et ma famille comptait sur moi. Je ne supporterais pas de le perdre aussi.

Hécate grimpa sur ses genoux pour l’inciter à me suivre. Ses quelques paroles rassurèrent l’adolescent qui finit par accepter. Difficile de croire que je conduisais un meurtrier. Avant tout, je conduisais un enfant auprès des siens.

            Nous dévalâmes les marches quatre à quatre jusqu’aux caves. Avec un peu de chance, nous pourrions rattraper le groupe. Ne restait plus qu’à retrouver l’issue de ses galeries.

            Une lumière fendit l’obscurité. Deux néons rouges grésillants écorchèrent nos rétines. Un automate bloquait l’unique sortie de ce labyrinthe.

            — Sire…

Le barillet sous sa paume cliqueta. Son arme se braqua dans notre direction.

— Projectio Iotcejorp !

L’invocation le frappa de plein fouet. La machine s’écrasa contre le mur le plus proche dans un nuage de vapeur.

J’entraînai l’adolescent à travers le tunnel. Sa main m’échappa. La créature battit des bras pour se redresser, en vain. Nous regagnâmes l’extérieur sans un regard pour ce qui se passait derrière.

Mon dos s’abattit contre la porte qui fermait le souterrain. Enfin. L’air libre me perfora les poumons. Je peinai à reprendre mon souffle. Qu’importe ; nous devions continuer.

 — Les autres… sont à… Criquet ?

Aucune réponse. Aucune trace de lui parmi la foule. Je découvris avec horreur la marque sanglante qui ornait le bois. Son sang. Sur mon manteau. Ne restait de lui qu’un morceau de chemise entre mes doigts.

Je n’avais pu le sauver.

 

• Sonja •

            Dix heures pile. Les sentinelles s’éteignirent dans un spasme mécanique. D’autres machines débarquèrent des tréfonds de Magellan, remontant des ruelles malfamées pour gagner les beaux quartiers. Nous faisions face à un bataillon de squelettes animés, avec des mains aux formes de revolvers qui s’activèrent d’un déclic.

— Reculez !

Les premiers coups de feu retentirent. Une poignée de Magellois s’effondrèrent aussitôt, touchés à mort.

La panique s’empara des survivants. En un instant, toute l’avenue se mit à courir. Chaque tir provoquait une vague de hurlements. On fuyait. Essayait d’échapper aux détraqués qui progressaient à coups de machette et de fusil.

— Par là ! Ne perdez pas sa trace !

Je dégainai mon foudroyeur. Les machines sabotées périrent à mon contact. À contresens du mouvement de panique, je tentais en vain d’approcher le meurtrier.

Trafalgar Muche filait à travers la foule. Nous jouions des coudes dans les rues bondées. Sa taille fluette glissait entre les Magellois à une vitesse surprenante.

            La distance s’amenuisait. Il bifurqua au tournant d’un carrefour, renversant au passage l’étalage d’un marchand. Je devançai Léopold qui esquiva le présentoir de justesse. Maëlan s’engagea dans une allée adjacente pour l’attaquer de front.

            Le mécaniste commençait à s’essouffler. Il se rua sur la route entre deux bousculades. Un ouragan de klaxons suivit sa traversée. Je peinai à m’extirper de cette file de locomobiles. Un instant d’inattention et il se trouvait déjà loin.

            J’atteignis enfin l’autre trottoir. Là-bas. Je reconnaissais sa veste trouée.

            — Arrêtez au nom du Méridien !

            Ma voix se perdit au cœur du chaos.

Léopold me rejoignit au détour d’une allée moins fréquentée.

— Il est parti vers la Crypte… souffla-t-il entre deux crachats.

            — Je poursuis. Trouve l’équipe diurne et protège ces gens.

            — Mais –

            — C’est un ordre ! Emmène-les à la Tour-Horloge !

            Je m’engouffrai au cœur de l’agitation. Trafalgar regagnait les bas-fonds, j’aurais dû m’en douter. Son visage exténué m’apparut entre deux bâtiments ouvriers, à l’écart du tumulte qui régnait en ville.

            Le mécaniste projeta la poubelle qui roula en travers du chemin. Je l’envoyai rouler dans l’autre sens d’un coup de pied. Il fatiguait. Ses jambes se pliaient contre sa volonté. Nous l’aurions à l’usure.

            — Tu m’échapperas pas, Muche !

            La rue débouchait sur une longue artère étroite. Il ne put que virer à droite ; face à lui, un mur d’enceinte impossible à escalader.

            Parmi ce vacarme, un aboiement remonta jusqu’à moi. Maëlan et Thémis déboulèrent face à lui, bloquant toute issue. Trafalgar tenta de fuir, mais il se prit les pieds dans ceux d’un défunt recroquevillé contre la muraille.

            Nous le tenions.

            — Hé, qu’est-ce que vous faites ?

            Le corps que je pensais mort reprit vie sous mes yeux. Un jeune homme d’une vingtaine d’années, couvert d’un mélange d’huile et de crasse, qui releva Trafalgar Muche avant de s’interposer entre nous.

            — Écartez-vous ! Ce garçon est un hors-la-loi.

            Un élan de fureur illumina son regard, mêlé à des larmes qu’il peinait à retenir. Son bras maintenait l’adolescent sous sa protection.

            — Magellan brûle et vous cherchez encore à arrêter des innocents ?!

            Un frisson me hérissa l’échine. Il me prenait pour une contremage.

            — C’est lui qui –

            — Glidan Andilg !

            Une force me frappa au cœur, si puissante qu’elle me propulsa contre le pavé. La tête me tourna. Je ne sentais plus mes jambes. Jamais je n’avais ressenti une telle douleur.

            La voix de Maëlan me parvint en échos distordus. En relevant les yeux, j’aperçus les prémices de leur duel. Une créature blanche sur les épaules, l’ésotéricien préparait un nouveau maléfice. Ses mains se courbèrent en direction de mes camarades.

            — Thémis, attaque !

Maëlan lâcha l’animal. L’inconnu abandonna son sort pour tirer une montre de sa veste. Il enclencha le mécanisme à l’instant où Thémis lui arracha Trafalgar.

L’occultiste disparut sans laisser de traces, à l’exception des bleus sur mon corps et le choc d’une rencontre aussi incongrue.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Hugo Melmoth
Posté le 23/05/2021
Après un petit moment, faute de temps, je me remet à la lecture de ton texte. C’est encore un bon chapitre, j’apprécie beaucoup ton style d’écriture. Si je puis dire, la « balance entre descriptions et paroles des personnages » est bien équilibrée, cela aussi me plaît.
Tout ça pour dire que je me lance immédiatement à la lecture du chapitre suivant ! :)
Vous lisez