Lève la tête un instant, ma Julia. La vois-tu, cette grande pyramide, qui écrase le monde ? Elle est aussi vieille que gigantesque. Vois-tu cette poignée d’hommes, au sommet ? Moi non plus. Baisse le regard, à présent, mais fais attention pour ne pas trébucher. Difficile de voir, tant nous sommes nombreux, n’est-ce pas ? Regarde plus bas encore. Vois-tu ces mendiants, ces prostituées, ces toxicomanes, au fond de ces tranchées ? Une marche seulement nous sépare d’eux, puisses-tu t’accrocher comme il le faut.
Depuis quand existe-t-elle, cette pyramide, c’est ce que tu me demandes ? Depuis le jour où a été inventé le culte de l’Autre. Un homme avait dit à un autre : « tu m’appartiens ». La grande pyramide était alors apparue, au milieu des hommes. À l’époque, elle était bien visible. On voyait même celui qui était au sommet. Couvert d’or et de vêtements luxuriants, il disait : « La grande pyramide, c’est moi. »
Il avait plus ou moins raison, ce despote. Certes, tous les pouvoirs lui revenaient et sa volonté seule façonnait le destin de tous. Or, quelques marches sous lui, une bande de fanatiques attendaient religieusement ses ordres. Ils étaient les couverts d’argent, les intermédiaires, les dominés dominants. On eût dit qu’au-delà des primes, c’était leur propre vertige du pouvoir qui les convainquait d’obéir à plus puissant.
Les Rois allaient et venaient, par le sang, dans la famille ou la violence. Et puis vint un jour où les intermédiaires ne se contentèrent plus de leur semi-pouvoir. Ils eurent alors dans l’idée de couper la tête de tous les despotes, pour prendre leur place. Évidemment, ils n’y parviendraient pas seul, aussi pensèrent-ils à convaincre le peuple, leurs ennemies de toujours, les dominés dominés, de les aider. Pour ce faire, les intermédiaires leur dirent : « quand les Rois seront tombés, la grande pyramide, ce sera Nous ! » C’est tout ce qu’il fallut pour persuader l’immense foule de misérables, prête à tout pour se libérer.
Mais quand le sommet de la grande pyramide fut libre, ce fut les intermédiaires, comme ceux qui les avaient précédés, qui devinrent les tous puissants. Et pour éviter un nouveau renversement, ils inventèrent de grands mots pour le peuple : « démocratie, clamaient-ils, le pouvoir pour Nous ! Liberté, égalité pour tous ! » Évidemment, leur « Nous » les désignait exclusivement, et personne ne comprit que la liberté et l’égalité qu’ils proposaient étaient contradictoires. Par liberté, ils voulaient dire : « liberté pour le plus fortuné de faire ce qu’il veut ». Et par égalité, ils entendaient : « égalité devant la Loi, sauf pour celui qui est le plus fortuné. » La grande pyramide était donc toujours là, plus que jamais, mais difficile à identifier à travers ce grand écran de fumée.
Il fallut pourtant peu de temps pour que de grands penseurs démasquent cette supercherie. Déterminés, ils voulaient mettre fin à cette interminable et sanglante histoire de pyramide. Leur but : trancher des têtes pour une dernière fois, puis créer une société sans pyramide, où tout le monde serait au même niveau. Aussi le vieux lion gris cria-t-il : « Dominés de tous les pays, unissez-vous ! » C’est ce qu’ils firent.
Or, écoute mes mots, ma Julia : du sang naît le sang, de grandes pyramides naissent des grandes pyramides. Eux aussi, les disciples du grand lion, ils échouèrent face à leur vertige du pouvoir. Les classes réapparurent comme elles avaient toujours existé : la masse des misérables tout en bas, et une poignée de couverts d’or au sommet, dictant tout.
Vois-tu, l’histoire de la grande pyramide, c’est l’histoire de l’humanité. C’est le seul combat qui a jamais été mené. Trop de gens l’ignorent encore, et, de nos jours, on croit que notre combat en est un contre la destruction de la Terre. De ces faux déprimés, tu les entends crier : « la Terre irait tellement mieux sans l’homme ». Je leur réponds : « alors, laissez-vous mourir, pauvres annihilateurs ! » Mais non, ils ne veulent pas mourir, ces comédiens, tout comme ils ne veulent pas voir le seul problème : celui de la grande pyramide. Ce n’est que parce que les maîtres de la pyramide ont démocratisé un culte de destruction que la Terre est polluée. Or, aurais-je l’imbécilité de dire que c’est la Terre que l’on détruit, elle, notre omnipotente mère ? — comme si la guerre nucléaire était un problème écologique ! Ne peux-tu donc pas le comprendre, ô comédien : seul l’homme peut être détruit !
Tu ne la vois donc pas encore, la grande pyramide, toi qui la portes sur ton dos ? Ne le vois-tu pas, notre immortel combat ? Et de cette voiture qui écrase tout ? De ce téléphone qui te distrait de ta vie ? De cette radio qui t’empoisonne le cerveau ? De ces multinationales qui raflent tout ? De leurs publicités qui t’aliènent ? De la nouvelle religion qui dirige ta vie ? Par qui et pour qui penses-tu qu’ils existent ? N’est-ce pas par et pour la « liberté » et « l’égalité » des dominants ?
Mais je te cerne, ô comédien des foules. Depuis le début tu défends la Terre parce que tu te sens bien parmi les foules et leur médiocrité. Et parmi ce rassemblement bruyant de faux déprimés, penses-tu vraiment au sort de la Terre, comédien ? Cette boutique de pommes, ces chansons faciles, cette odeur de drive-in, cette publicité de voiture ou cette fille aux cheveux bleus, n’occupent-ils pas tout ton esprit ? En vérité, tu l’aimes bien cette grande pyramide, je me trompe ? N’entends-tu pas la jeune voix qui parle à travers mon sac : « un tyran n’a de puissance que celle qu’on lui donne. » Je vous le dis, adorateurs de faux combats, innombrables médiocres : c’est sur vous que repose la grande pyramide !
Que faire alors, c’est ce que tu me demandes, ma Julia ? Couper des têtes, renverser les dominants, mettre tout le monde au même niveau : tout ceci a déjà été tenté maintes fois en vain, de sorte que la grande pyramide subsiste toujours. Il y a ceux dont je suis le plus proche, les anarchistes, qui disent : « Il faut bâtir un système de destruction, de sorte que tout ce qui ne fonctionnera pas sera systématiquement détruit. » « C’est impossible, que je leur réponds, car vous parlez pour les masses et les masses ne veulent que se faire justice, avant de disputer leur place dans une nouvelle pyramide. » Non, il n’y a pas de solution à l’échelle mondiale, il n’y a pas moyen de libérer les masses.
Écoute mes mots, ma Julia : il faut maîtriser sa compassion, pour ne pas se laisser maîtriser par elle. Tu la maîtriseras le jour où tu comprendras que tu ne peux sauver quelqu’un d’une servitude à laquelle il consent. En vérité, se libérer soi-même, voilà tout ce qui devrait habiter ton esprit. La solution à l’échelle individuelle, voilà la seule véritable solution. Ensuite et seulement ensuite, éclairer les misérables de ta lumière, pour illuminer les plus mûres d’entre eux.
Tu veux te libérer, à présent, ma petite, comme le fruit qui tombe de l’arbre ? Sois résolue de ne plus servir ta compassion, et tu te trouveras libre. Évite tous ces misérables, poursuis ton chemin devant les mendiants. Chasse tous ces comédiens, qui te veulent comme gourou. Prends garde aux projecteurs, qui veulent commenter ta trajectoire. Vois-tu ces grands arbres, sens-tu cet air pur ? Nous arrivons aux limites de la pyramide. Tu ne vois pas ces murs, dis-tu ? Il n’y a en a jamais eu.
C’est alors que, soudain, un homme à la moustache immense apparaissait devant nous. Derrière lui, une poignée d’hommes et de femmes nous observaient en silence. Le moustachu nous parla en ces mots :
— Halte, vous, touristes de la grande pyramide ! Vous voulez vous joindre à nous, les solitaires du désert ? Vous vous êtes libérés d’un joug, dites-vous ? Que m’importe ! Hier encore, vous qui étiez des chameaux, bons à porter le fardeau des hommes. Alors, dites-moi : êtes-vous de ceux qui avaient le droit de se libérer ?
Et tout juste alors que j’allais répondre, Julia prit la parole.
— Regardez-moi dans les yeux, ô grand moustachu !
Décontenancé, le douanier regarda vers Julia. Lentement, une douce chaleur s’anima sur son visage.
— Je vois.
Il se tourna vers moi.
— Et vous ?
— Je suis son père.
— Un créateur, donc ?
— J’essaie.
Il nous ouvrit le chemin.
— Bienvenue au monde, mes amis !
Si tu aimes l'idée d'émancipation, alors c'est normal, je crois, que ce livre te touche. "Pourquoi je vous quitte". Si c'était à répondre en une quelques mots, ce serait : "pour m'émanciper".
Merci pour tous tes commentaires. Vraiment ça me touche que quelqu'un prenne autant de temps à lire mes mots naïfs.
En souhaitant que tu apprécie le reste de ta lecture !
AGL
PS moi aussi c'est mon préféré ! (avec De la nouvelle religion)