Troisième enseignement

Par AGL

Je regardais Julia avec étonnement. Elle cacha la moitié de son visage sous la couverture.

— Excusez-moi, Monsieur A, je vous ai coupé dans votre histoire. Je n’ai pas respecté la première règle.

Je secouais la tête en abaissant le drap.

— Mais non, mon enfant. Ne sais-tu pas que, comme les murs sont faits pour être franchis, les règles sont écrites pour être enfreintes ?

Elle souriait.

— Cela signifie que je peux croire ce que vous me dites ?

Je souriais à mon tour.

— Le moins possible. Surtout…

— Surtout quand vous parlez en prose, je sais.

Je fixais un instant ses yeux foncés. On aurait dit des trous noirs qui prodiguaient autant qu’ils prenaient. C’était une oasis assoiffée, un ange qui tendait les mains. Julia était née avec la sagesse, une sagesse impétueuse, aussi généreuse qu’avide. C’était une âme de créatrice, qui construisait ses beautés sans jamais se fatiguer, jamais contentée.

Des mots glissèrent de ma bouche.

— Je vois

— Que voyez-vous, Monsieur A ?

J’échappai à ma rêverie en souriant.

— Je vois dans tes yeux grands ouverts que mes histoires n’endorment pas les enfants !

Elle rit.

— C’est parce que je n’avais pas l’intention de m’endormir ! J’aime trop vos histoires pour ça.

— Si tu ne veux pas dormir, l’infatigable, je me vois obligé de te donner ton troisième enseignement. Je te le demande : veux-tu l’entendre ?

Elle se redressa d’un bond et s’assit bien droite.

— Oui !

— Bien. J’ai une question pour toi : pourquoi penses-tu qu’il n’y a pas de murs à la grande pyramide ?

Elle réfléchit un instant.

— Parce que, de toute façon, les gens y restent de leur plein gré.

— Exactement. Et pourquoi penses-tu que les gens y restent ?

— Parce que, comme le comédien, malgré leurs petites plaintes, ils aiment leur condition, ils aiment la grande pyramide.

— Voilà. Et ils aiment leur condition parce qu’ils sont parmi la masse, parmi leur classe, qui fait la même chose qu’eux. Car voici ce que la grande pyramide a toujours été : un ensemble de classes en lutte pour le pouvoir. Des plus misérables aux mieux nantis, les rapports hiérarchiques ont changé, mais trois classes ont toujours subsisté : les dominants, les intermédiaires et les dominés. Chacun d’entre nous est né dans l’une de ces classes. La quasi-totalité des humains sont des dominés. Toi et moi, ma Julia, nous sommes nés dominés.

« Or, te dirais-je que notre destinée est de nous battre contre les dominants avec les intermédiaires ? L’histoire ne nous a-t-elle pas suffisamment appris ce qui en adviendrait ? Voici donc ce que je te dis, ma Julia : bats-toi contre ta propre classe — mieux encore ! — bats-toi contre ta propre condition. Je te l’ai dit : la vie n’est pas une bataille pour les autres, mais une bataille pour soi. On ne libère pas tout le monde en même temps, tout comme on n’éclaire personne tant qu’on n’est pas soi-même devenu lumière.

« Écoute bien mes mots, mon enfant, voici mon enseignement : ne laisse rien te définir autre que toi-même. Tu n’es pas une dominée si tu en décides autrement. Prends garde à toutes tes actions, à tous tes goûts, à toutes tes aversions : elles te viennent peut-être de ta classe sociale. Au lieu de les calomnier, intéresse-toi aux autres classes : de ceux qu’on nomme les “requins” ou les “aigles”, beaucoup d’entre eux portent une immense moustache, remplie de secrets.

« Ne laisse rien te définir, ma Julia, aussi dois-tu te méfier de la foule de comédiens. Ils aiment à former des groupes et à leur donner des noms interminables. Tu ne dois être membre de rien, compagnon de personne, guide de nul. N’entends-tu pas la bonne voix qui sort de mon sac en jute : “les foules accumulent non l’intelligence, mais la médiocrité.” Ah ! mon enfant, fuis les foules et leurs illusions !

« Ne laisse rien te définir autre que toi-même, voici mon enseignement. Et de toi-même, je ne veux pas t’entendre dire que tu es une jeune fille aux cheveux bruns. Méfie-toi de ceux qui te diront : “femme, ton but est d’enfanter.” T’ai-je parlé comme à une femme, Julia ? Non, je t’ai parlé comme à un être humain. Vois-tu, tu es un être humain, Julia, et un être humain est né pour se trouver soi-même. Ton corps, il t’a été donné pour jouir de la vie : puisses-tu en profiter, mais ne jamais y trouver ta fin.

« Ô, ma Julia, il est là le plus tragique crime de la grande pyramide : elle définit les gens à la naissance. Comment le béton solide pourrait-il revenir au fluide ? Je te le dis, mon enfant, reste fluide et n’est pas peur du vide de l’Océan : il nettoiera ta poussière grisâtre. Je te le dis, reste insaisissable, laisse couler en toi le flot de la vie. Vois-tu, la vie est mouvement et même la plus dure des roches danse et se façonne sous le souffle de la nature.

« Ô, ma Julia, danse et façonne-toi sous le souffle de ta volonté. C’est elle et seulement elle, qui te dira qui tu es. »

 

Et quand j’eus prononcé ces mots, je couchai Julia et lui posai un baiser sur la tête.

— Bonne nuit, ma Julia.

J’éteignis, et allai me coucher.

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