De la radio

Par AGL

La radio a été inventée par des militaires dans le but de tuer plus d’hommes, plus efficacement. Ah ! s’il avait pu en rester ainsi ! Or, les armes ne s’arrêtent jamais sans avoir trouvé leur plein potentiel — de destruction ! Et voici qu’après la chair, la radio s’attaquait à l’esprit.

« De la musique, pour tous, en tout temps ! », voici ce que clamait la radio. Quelle bonne idée, après tout, que d’entendre autre chose que notre souffle au-dessus des outils ; et puis de toutes ces machines qui détruisent le monde, de camoufler leur vacarme. « De la musique, partout, dans toutes les voitures, sur toutes les places publiques, dans toutes les demeures, dans toutes les usines ! », voici ce que clamait la radio.

La demande de musique explosa, aussi fallut-il en augmenter la production. Ainsi, à côté des usines, on construisit des usines à musique. Toutes deux ont été fondées sur le même principe : produire, le plus vite possible. Apparurent alors les contremaîtres de la musique, qui criaient : « Plus de musique, plus vite ! Allons, toi, visage conforme, chante-moi une note ! Bien, c’est suffisant. Répète après moi : “Love, girl, sun, everything…” Parfait, c’est dans la boîte ! Maintenant ? Maintenant tu dégages ! La musique ? T’es un comique toi, je me trompe ? La musique est ajoutée en dernier ! Allons, au suivant ! Répète après moi : “Girl, sun, everything, love…” »

Ah ! ma Julia, c’est le pire des crimes qu’ont commis ces contremaîtres : ils ont fait de la plus belle chose sur Terre un produit de consommation. Et pire encore que de nous faire écouter de la merde, la radio leur permet de nous la faire entendre en tout temps ! Ô, mon enfant, combien de fois encore devrais-je me répéter : « Trop de musique masque la musique noble. Trop de bruits masquent la grandeur du silence. » Ah ! silence ! comme tu me manques ! N’est-ce pas là tout le projet de cette pyramide de destruction, de détruire le silence ? Ne l’as-tu pas lu, dans mon livre couvert de fleurs : « le silence est le commencement de la sagesse. »

En vérité, il est quelque chose que nous apprend la radio, c’est que les hommes ne regardent le monde que par les yeux. Ah ! oui, j’entendrai toujours parler d’une femme belle ou laide, d’un parc vert, d’une rue grise, d’une voiture lustrée — même du visage d’une chanteuse ! Comme il m’est rare pourtant de parler de son, du murmure du vent dans les arbres, ou bien de la cacophonie des voitures — de la voix d’une chanteuse ! Serait-ce possible que les hommes aient vu tant d’horreur qu’ils aient décidé d’épargner leurs autres sens ? Ainsi, de leurs nourritures de drive-in, ne goûtent-ils rien ? Des toxines qui leur servent d’air, ne sentent-ils plus rien ? Ah ! et il faut croire que de cette merde qui joue sans arrêt, qui tente sans succès d’écraser le vacarme infatigable des autoroutes — qui, plutôt, s’y ajoute —, ils n’entendent rien non plus !

Il est là, le véritable crime de ce supposé contrat social que je n’ai pas signé : on ne m’a jamais demandé si j’avais le goût d’entendre de la musique sans arrêt. La réponse de tout homme qui s’estime un minimum est nécessairement non. Je vous le dis : comme le silence est important pour apprécier la musique ! Comme le silence est important pour faire le vide dans ses pensées ! Ô, ma Julia, écoute mes mots : l’esprit est une grande bibliothèque. Le sage, avec parcimonie, la remplit de ce qui lui est tout à fait essentiel. Le temps venu, pour consulter ses trésors, il sait exactement où les trouver, bien classés et entretenus dans les rayons de son esprit. Mais celui qui se fout de sa bibliothèque, mon enfant, celui-là écoute la radio. Voilà que, sans interruption, sa bibliothèque se remplit de mélodies artificielles et de paroles aliénantes, irréfléchies. Bientôt, ses rayons débordent de moisissures nauséabondes. Et si un trésor voulut y trouver sa place, comment le pourrait-il sans moisir lui-même, incapable de trouver une place propre dans cette bibliothèque saturée ? Ah ! ma Julia, comme il faut du silence pour empêcher la moisissure de pénétrer notre esprit. Comme il faut du silence pour entretenir ses trésors.

Mais le plus triste n’est pas la radio, ce sont les animateurs de radio. Ah ! ceux-là, je ne veux même pas croire qu’ils sont humains. Les entends-tu avec leurs voix trop enthousiastes, trop satisfaites : « La meilleure musique, en tout temps, pour vous, que j’aime tant ! » Je les crois, les animateurs de radio, quand ils disent qu’ils aiment tout le monde. Qui a appris à croire que la merde est belle n’est certainement pas difficile dans ses goûts. Ils parlent tout le temps, ces agités. Quand ils ne nous servent pas de la musique de merde, ils essaient de nous vendre de la merde ou bien ils disent de la merde. Oh ! mais ils en rient ! Qu’ils aiment rirent, ces comédiens ! Tout leur est drôle ! Même le segment d’actualité est tourné en humour : « on apprend que le tireur du massacre jouait beaucoup aux jeux vidéo, c’était sûrement mon fils ! Hahaha ! » Ah ! le rire ! Même ce grand trésor, ils sont parvenus à le trafiquer !

Ô, ma Julia, méfie-toi des comédiens, ils aiment à rendre faux tout ce qui est noble. En vérité, ils sont profondément malheureux, ces comédiens. Je les vois, après n’avoir promis que la meilleure musique, enlever avec empressement leur casque d’écoute, pour ne plus jamais entendre la chanson médiocre qu’ils font jouer pour la centième fois — que dis-je, centième fois ! — millionième fois ! Ah ! j’ai la chair de poule rien qu’à me revoir, prolétaire, impuissant sous les haut-parleurs radiophoniques — « chair de poule » que je dis, cette merde serait-elle encore en mon esprit ? Hélas ! comme on a empoissonné mon esprit de saletés qui ne peuvent être détruites.

Et toi, musique, ma toute précieuse, mon trésor, mon amour. Comme on a pu te trafiquer, toi plus que tout. Tant d’impostures volent ton noble nom. Vois-tu, des générations entières grandissent dans l’idée que toute cette médiocrité fait partie de toi — comme si les océans étaient naturellement remplis de plastique ! Ah ! splendide femme, mère des étoiles ! Toi, la légère, l’infatigable souffle, la subtile, comme j’aimerais parfois pouvoir léviter à tes côtés !

Mais, moi, vois-tu, je suis trop lourd pour m’envoler. « Léviter », c’est bien ce que je t’ai dit ? C’est donc vrai, cette merde est encore en mon esprit. Ô, sale radio ! combien as-tu rempli mon esprit de ton haleine carnassière ? Ô, sale radio ! ne pouvais-tu pas te contenter de tuer la chair !

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