Bec-en-sabot du Marais Rouge
Grand échassier solitaire endémique de la région du Marais Rouge en Faeril. Son énorme bec est sa principale caractéristique car il ressemble à un sabot de couleur rosée, très adapté à la pêche en eaux peu profondes. Espèce en voie de disparition, il a la réputation de décapiter ses proies avant de les avaler.
Louis jaillit de la gueule du dragon de pierre comme s'il avait le diable aux trousses. Très agité, il se mit à faire les cent pas sur l'esplanade, indifférent aux flaques noires et luisantes qui souillaient ses bottes de cuir. Il était dans tous ses états. Il mourait d'envie de hurler, de cogner sur quelque chose ou quelqu'un, de toutes ses forces. Il refusait de croire toutes ces sornettes. Pourtant, il avait l'évidence sous les yeux. Peut-être aurait-il dû se les arracher pour bien faire ?
Un rire dément lui échappa, il était en train de perdre l'esprit. Était-il possible que Souffre ait inventé toute cette histoire ? Ça ne rimait à rien, qu'y aurait-elle gagné ? Il fit volte-face et traça en diagonale vers l'ouverture. Il s'arrêta au sommet des marches pour écouter les échanges entre ses protégés. Il n'avait pas eu l'intention d'intervenir mais les derniers mots de Lucius le firent réagir sans qu'il puisse se retenir.
« Qui dit qu'il faut les arrêter ? »
En bas, les deux jeunes gens se retournèrent d'un bond et levèrent vers lui un regard médusé. Il devait avoir l'air cinglé mais c'était plus fort que lui, il fallait que ça sorte.
« La disparition de la magie... N'est-ce pas l'un des objectifs du Saint-Office ? En réalité, on dirait bien que ces chevaliers noirs ne sont pas nos ennemis, ce sont de possibles alliés pour Sainte-Croix. Nous voulons tous la même chose. Je suis persuadé que nous pourrions négocier avec eux pour éviter les massacres d'innocents et que cela se passe différemment. »
Souffre ouvrit la bouche sans qu'aucun son ne s'en échappe. Atterrée par ce qu'elle venait d'entendre, elle chercha soutien auprès de Lucius. Ce dernier jeta un coup d'œil au phénix, de plus en plus mal en point, et déglutit, mal à l'aise. Le doute s'insinua en Louis, mais il le repoussa avec fermeté.
« Quoi ? Vous n'êtes pas d'accord ? Vous êtes inquisiteurs, à présent, je vous rappelle que vous avez prêté serment ! »
La jeune femme le dévisagea en secouant la tête. Son expression horrifiée l'agaça mais Louis refusait de se laisser influencer. Il se contenta de serrer les dents avec colère, et ce fut Lucius qui répondit, une pointe de sarcasme déplaisante dans la voix.
« Nos alliés ? Ils n'avaient rien d'alliés quand ils s'en sont pris à vous à Ambon et qu'il vous a fallu de l'alcibium pour faire taire la douleur ! Ils ne veulent pas juste réduire la magie à néant, ils veulent tous nous exterminer et tout détruire. Ils ont saccagé un sanctuaire peuplé de religieux qui n'avaient jamais fait de mal à personne, rasé Ambon et je ne sais combien d'autres villes. Je ne sais pas ce qu'ils sont, ni d'où ils sortent, mais nous ne gagnerions rien de bon à nous allier avec eux, si tant est qu'ils le veuillent. »
Lucius dut interrompre sa tirade pour reprendre son souffle. Il haletait comme un chien après une longue course à travers la campagne. Il finit par se ressaisir et désigna Souffre du doigt, puis Sîna.
« Et Souffre, vous y avez pensé ? Cela fait des mois que vous veillez sur elle. Vous voulez la réduire à néant, elle aussi ? Parce que le lien qu'elle partage avec Sîna relève de la magie, non ? Seigneur, moi qui lui promettais, il y a quelques minutes à peine, que nous la protégerions quoi qu'il arrive. La bonne blague ! Et Sîna ? C'est Dasin ! Bon sang, vous avez aimé cette femme, vous l'aimez encore, je le sais ! Elle se meurt sous votre nez et vous, tout ce à quoi vous pensez, c'est à la faire disparaître ? »
Lucius ne lui avait jamais parlé de cette façon. Il était furieux, plus que furieux, hors de ses gonds. Une vague simultanée de colère et de honte balaya Louis, l'embrasant tout entier. Il lâcha d'un ton sec :
« Ce n'est pas Dasin ! Ce n'est qu'un fichu piaf, Souffre a perdu la tête !
— Alors vous pensez que j'ai inventé tout ça ?
— Je ne sais pas quoi penser. Tu n'es plus la gamine effrayée que j'ai recueillie à l'académie, et je ne reconnais pas non plus la jeune femme intelligente que j'ai formée. Je ne sais plus qui tu es, Souffre, ton esprit a été corrompu. En revanche, je sais une chose : la notion même de réincarnation est incompatible avec la foi et la pratique de la religion de Ob.
— Vous refusez donc de croire qu'il s'agit de Dasin ?
— C'est impossible, te dis-je !
— Et si je vous prouvais le contraire ? »
Louis ne prit pas la peine de répondre. La colère s'en était allée, le laissant vide de toute émotion. La fatigue se déversait en lui pour combler l'espace vacant. Souffre s'agenouilla devant l'oisillon couché sur le flanc et caressa la partie de son plumage qui n'était pas encore infestée par le poison de l'Intermède. Il reporta son attention sur Lucius mais ce dernier n'avait pas décoléré et refusait de croiser son regard. L'inquisiteur attrapa son bras avec fermeté et l'entraîna à l'écart.
« Je n'ai aucune intention d'abandonner Souffre, Lucius. Nous allons la reconduire à l'académie. À nous deux, avec un peu de temps, nous réussirons à la ramener, j'en suis sûr.
— Mais la ramener d'où, enfin ?! Du royaume de la magie ? C'est toute la différence avec la foi, ne comprenez-vous pas ? Avoir la foi, c'est croire sans preuve et c'est ce qu'on m'a demandé toute ma vie. Et je l'ai fait, j'ai cru en ce Dieu d'amour et de bienveillance dont il nous fallait veiller à ce que les enseignements soient respectés, à n'importe quel prix. C'est aussi ce que vous avez exigé de Souffre en échange de sa liberté, de votre protection, de votre aide. Aujourd'hui, elle se fie à la magie et elle a même des preuves de son existence. Qu'est-ce que vous espérez ? Qu'elle ferme les yeux sur tout ça parce que vous l'en priez ? »
Il n'escomptait rien de tel, mais reconnaître qu'il avait l'intention de lui faire entendre raison, par la force s'il le fallait, ne lui sembla guère approprié, aussi préféra-t-il hausser les épaules et se taire. Souffre se releva, lèvres plissées, et l'apostropha.
« Il paraît que vous aviez confié à Dasin une chose dont vous lui avez dit n'avoir jamais parlé à personne... À propos d'un outil banni d'utilisation au sein de mon peuple. »
Louis pâlit et se redressa comme s'il avait été piqué par une aiguille. Non, elle ne pouvait pas savoir cela ! C'était un secret de famille qu'il tenait de son père, lequel lui avait fait promettre de ne jamais le divulguer à personne d'autre qu’à ses propres enfants. Les Longsault étaient au service du Saint-Office depuis des générations et leur lien de parenté avec la coutelière Kal'adra, la créatrice des fameuses lames du même nom, ne devait en aucun cas être révélé au grand jour. Il en avait discuté avec Dasin pour l'occuper quand il allait la voir en prison, quelle imprudence !
« Alors c'est vrai, hein ? Et c'est vous qui parlez de réduire la magie à néant ? Vous n'êtes qu'un hypocrite ! »
Louis serra les poings. Il se sentait tout à coup très vulnérable. Son cerveau tournait à plein régime, il se demandait à qui son père aurait pu confier ce secret. À moins que Dasin n'ait essayé de l'échanger contre sa liberté et que la rumeur ne circule, depuis, à l'académie entre les cadets ? Non, Lucius l'aurait su, il aurait évoqué le sujet avec lui... Ce dernier ne perdait rien de la conversation.
« Est-ce que quelqu'un pourrait m'expliquer de quoi on parle, là ?
— Des lames de Kal'adra. Tu ne trouveras jamais de ciseaux chez les nomades de la Vallée du Vent. Tu vas encore dire qu'il ne s'agit que d'une stupide superstition mais, dans l'incapacité de distinguer ces lames d'une paire de ciseaux classique, nous nous sommes résolus à ne jamais en utiliser.
— Et c'est quoi, au juste ? »
Ce fut lui qui répondit à Lucius, d'une voix étouffée, comme si l'on extirpait les mots du fond de sa gorge. Son attitude était celle d'un homme vaincu, d'un être qui se résigne, et il s'en rendait compte, mais il n'y pouvait désormais plus rien.
« C'est un artéfact magique conçu par une coutelière du nom de Kal'adra. Une paire de ciseaux sans aucun signe distinctif dont une lame favorise la création, l'autre la destruction. Les nomades n'ont jamais rien eu à craindre de ces outils. Ils sont la possession des Longsault depuis plusieurs générations, comme de nombreux artéfacts du même acabit. Nous ne sommes pas que des inquisiteurs, nous retirons aussi ce genre d'objets dangereux de la circulation.
— Ce que vous ne dites pas, c'est que Kal'adra était une de vos ancêtres. Non seulement vous avez du sang de sorcier dans les veines mais vous croyez à la magie, vous connaissez son existence depuis toujours ! Vous refusez de l'admettre, mais vous savez que je ne mens pas, que c'est bien l'âme de Dasin qui se trouve dans le corps de ce phénix.
— Oui, je le sais, et alors ?! Cela ne signifie pas que j'approuve tout cela ! »
Souffre eut un geste d'exaspération. Louis voyait bien où elle voulait en venir. Il ne s'agissait pas d'approuver ou non, mais de reconnaître un fait. Il s'y refusait depuis si longtemps que cela lui était impossible.
Un misérable piaillement du côté des sables les interrompit. Malgré sa faiblesse, l'oiseau luttait pour se redresser. Il dut se résoudre à renoncer, la totalité de ses plumes était noire à présent. Il s'écroula et, levant le bec vers le plafond, il se mit à chanter. Une mélodie poignante et merveilleuse. Quand il se tut, il se laissa aller en arrière et ne bougea plus. Sîna était partie, et Dasin avec elle, sans retour possible cette fois.
Dans le silence revenu, ils restèrent tous figés à scruter la poitrine du phénix dans l'espoir de la voir se soulever à nouveau. Souffre poussa un cri déchirant en se laissant tomber à genoux, récupéra avec douceur le minuscule petit corps et le serra contre son sein. De gros sanglots jaillirent d'elle, violents et irrépressibles, et elle cacha son visage dans les plumes de l'oisillon, indifférente à la noirceur qui le recouvrait. Lucius ouvrit la bouche pour l'alerter, mais Louis l'arrêta d'un geste de la main.
Ce n'est qu'alors qu'il se rendit compte qu'il avait lui aussi les yeux mouillés. Il se détourna, bien décidé à ne pas montrer qu'il était touché, mais sa gorge était nouée par la boule de larmes qu'il tentait d'étouffer. Il était vidé de toute énergie. Durant toute sa vie, il n'avait été animé que par un seul et unique objectif : retrouver Dasin. À présent qu'elle n'était plus, sous quelque forme que ce soit, il se sentait partir à la dérive, il n'avait plus d'ancrage. C'était fini, pour de bon cette fois, et il ne savait plus quoi ressentir.
Il aurait dû être satisfait. Il était en mission pour le Saint-Office et celle-ci était claire : il devait retrouver Dasin et la livrer à la justice de Ob. À voir comment elle était partie, ce dernier n'avait pas attendu après lui, il l'avait châtiée à sa manière et Louis aurait dû en être soulagé. Sauf que ce n'était pas du tout le cas. Il avait plutôt le sentiment qu'on lui avait arraché quelque chose. Était-ce sa vengeance ? Les paroles de Lucius lui revinrent en mémoire : « Vous avez aimé cette femme, vous l'aimez encore... »
Sa vision se troubla et cette fois, les larmes dévalèrent le long de ses joues sans qu'il les essuie. C'était vrai, il avait aimé cette femme, d'un amour de jeune homme à peine sorti de l'adolescence, un amour exclusif et éternel. Ce n'était pas pour la punir qu'il l'avait cherchée pendant tant d'années, c'était pour qu'elle lui explique. Pour comprendre pourquoi elle avait choisi de l'abandonner. Elle avait pris la fuite, soit, mais elle aurait pu reprendre contact plus tard, donner un signe de vie. Elle ne l'avait pas fait et il en avait déduit qu'elle l'avait utilisé, qu'il n'avait pas compté pour elle.
Il s'était trompé. À présent il le savait, et il n'y avait plus rien à sauver. Il gagna les escaliers à pas lents, triste et abattu. Pour la seconde fois, il quitta la caverne, le cœur serré, étranglé par l'émotion. Il s'éloigna vers la combe et les ruines du cirque de pierre, et s'installa dans les gradins envahis par les herbes folles. Malgré cela, les lieux étaient empreints d’une certaine majesté. Les eaux tumultueuses de la rivière cascadaient, dévalant leur lit rocailleux pour aller se fondre avec celles de l'Obole, au fond de la vallée. Un bec-en-sabot semblait même s'être perdu par ici et pataugeait dans la rivière.
Il resta là longtemps, à écouter les bruits de la nature, jusqu'à ce que le froid le rappelle à l'ordre. Il regarda autour de lui d'un air hagard. Les rayons du soleil déclinaient sur les cimes et le ciel s'assombrissait. Il s'était passé des heures sans qu'il s'en aperçût. Il se leva, son corps fonctionnait normalement mais il se sentait comme engourdi à l'intérieur. Les larmes avaient séché sur ses joues, cependant son cœur pleurait toujours la perte de Dasin. Qu'allait-il faire à présent ? Sa quête venait de prendre fin de la plus violente des manières et plus rien, dans sa vie passée, ne lui semblait avoir le moindre intérêt.
Il songea à Souffre, qui avait accepté de rejoindre l'inquisition en échange de son aide et de ses ressources pour retrouver sa grand-mère. Après tout ce qu'elle venait de vivre, comment réussirait-elle à traverser les cinq années qu'elle devait au Saint-Office ? Il secoua la tête, sans s'en rendre compte : cela lui paraissait inconcevable, malgré toute l'aide que Lucius voudrait bien lui apporter. Pour elle, pour la protéger et même si cela lui donnait la nausée rien que d'y penser, il se devait de continuer. De gagner à nouveau les faveurs du cardinal de Montería et d'obtenir la succession promise.
Il se leva avec un profond soupir et prit le chemin du retour. Lorsqu'il parvint à la caverne, la gigantesque porte était fermée. Les deux jeunes gens l'attendaient sur l'esplanade, au milieu des tâches de poison qui flétrissaient la végétation et ternissaient les cristaux. Souffre avait les traits figés, un pli buté aux lèvres. Il interrogea Lucius du regard.
« Nous ramenons Sîna chez elle, au sein des tribus de la Vallée du Vent. Souffre a quelques comptes à régler... »