Déchéance(s)

Suricate messager

Parfois surnommé « sentinelle de la Vallée du Vent », le suricate messager est un petit mammifère carnivore qui vit en colonies. Correctement entraîné, il est possible de lui confier de courts messages qu'il se charge de porter sur de longues distances le long de galeries souterraines à travers le désert.

 

 

Elle reposait contre son flan, la tête sur son torse, leurs jambes entremêlées, et ils reprenaient leur souffle à grand bruit. Leur étreinte avait été brève mais intense, il n'en attendait pas davantage. C'était une prostituée, il l'avait rémunérée pour satisfaire à ce besoin élémentaire et il n'avait nullement l'intention de prolonger ce moment. Il patienta quelques secondes puis se redressa sur un coude, but une longue rasade de liqueur de datte et la repoussa avec fermeté. Elle ne protesta pas. Il avait payé d'avance. Elle rassembla ses affaires et disparut derrière un pan de toile avant même de s'être rhabillée.

Louis posa les pieds par terre, se prit la tête dans les mains et resta assis au bord de la couche, immobile comme une pierre.  Les effets de la perle d'alcibium offerte par Naseem s'étaient dissipés depuis longtemps et ce mauvais alcool ne lui était d'aucun secours. Tout juste réussissait-il à tenir éloignée la migraine qui menaçait d'exploser sous son crâne, mais pendant combien de temps encore ? Il allait devoir prendre une décision : céder à l'inexplicable chantage de son fournisseur ou s'en trouver un autre, si seulement c'était possible.

« Ce qui reste n'est plus que langueur et que larmes... »

L'inquisiteur sursauta et redressa vivement la tête. À contre-jour de la lumière du brasero extérieur, la silhouette de Naseem se découpait à l'entrée de la chambre, comme échappée de ses pensées. Il souriait d'un air espiègle, de toute évidence indifférent à la nudité de son hôte. Ce dernier l'étudia quelques secondes, le temps de s'assurer qu'il n'avait pas l'intention de s'en aller comme il était venu, puis se leva avec un soupir et entreprit de renfiler ses chausses. Si négociation il devait y avoir – pour quelle autre raison le gros homme se serait-il déplacé ? –, il n'était pas question qu'il parte avec un nouvel handicap.

Naseem attendit avec flegme qu'il ait fini de se rhabiller puis pénétra dans l'alcôve, laquelle sembla rétrécir du simple fait de sa présence. Il chercha un siège du regard, n'en trouva pas, haussa imperceptiblement les épaules et se laissa tomber sur le lit qui s'affaissa sous son poids. Louis remplit de nouveau son verre et en offrit un à son invité, qui refusa d'un signe.

« Alors, as-tu réfléchi à mon offre, mon ami ? Aucun suricate ne m'a rendu visite.

— Ta proposition n'a aucun sens pour moi, Naseem, il m'est difficile de prendre une décision. Je ne comprends pas pourquoi tu veux te débarrasser de cette fille. Ce n'est qu'une gamine...

— Quelle importance ? Mon offre n'est-elle pas assez alléchante pour que tu l'acceptes sans te poser de questions ?

— Ce n'est pas mon genre, tu le sais bien. En outre, il se trouve que j'ai assisté hier soir à une scène pour le moins étrange... »

Naseem poussa un soupir à fendre l'âme et secoua la tête avec agacement. Il marmonna quelque chose à propos des vieilles femmes séniles puis balaya l'argument d'un geste de la main.

« Oublie ça ! La doyenne de la tribu de Zuni ne sait pas tenir sa langue. Elle débite n'importe quoi.

— N'insulte pas mon intelligence et ne me raconte pas d'histoire ! Il était question d'elle, pas vrai ? De Souffre ?

— Oui, et alors ? Cela ne fait que confirmer ce que je t'ai dit : elle doit s'en aller. Elle n'a pas sa place ici, elle ne l'a jamais eue. Tu as vu la réaction des gens hier soir ? Plus vite elle s'en ira, mieux ce sera pour tout le monde, je te le garantis.

— J'ai surtout vu celle des tiens. Pourquoi la tribu d'Aman a-t-elle quitté l'assemblée ?

— Feriel était des nôtres... »

Louis dévisagea son fournisseur avec incrédulité. Naseem paraissait aussi affligé que si cette histoire s'était déroulée la veille, alors qu'elle remontait à près d'une cinquantaine d'années. Les peuples de la Vallée du Vent étaient des gens fiers, il le savait, pour qui la famille revêtait une importance capitale et capables de se lancer dans une vendetta sur une simple hypothèse.

« Ecoute, quoi qu'ait fabriqué cette Dasin, la petite n'en est en rien responsable. Vous ne pouvez pas vous acharner sur elle...

— Elle est maudite.

— Enfin, c'est du délire ! Que fais-tu des commandements de Ob ? Je te considérais comme un homme pieux, Naseem, je pensais que tu avais rejeté toutes ces stupides croyances. Tu vas me dire aussi que tu prends garde à ne pas passer sous une échelle, que tu crains les chats noirs et que tu veilles à ce que ton pain ne soit jamais à l'envers sur la table ?

— Il n'y a ni pain ni échelle chez nous ! Mes croyances sont multiples et elles cohabitent fort bien, merci pour elles. »

Louis plissa les lèvres de dépit. Cette conversation ne menait nulle part. La décision de Naseem était prise et comme tous les hommes de pouvoir, il refusait ne serait-ce que d'envisager de se remettre une seconde en question. Il s'était mis dans la tête que la jeune femme allait leur attirer des ennuis, relancer les vieux conflits qui existaient naguère entre les tribus. Et ce serait mauvais pour son commerce, c'était aussi simple que cela. Il fallait donc qu'elle s'en aille, et il se fichait bien de savoir ce qu'elle deviendrait. Louis ne réussirait pas à le faire changer d'avis.

S'il voulait préserver sa filière d'approvisionnement en perles d'alcibium, il allait devoir se résigner à emmener la petite sous un prétexte ou sous un autre. Il n'aimait pas l'idée de céder au chantage mais c'était peut-être un mal pour un bien, tout compte fait. Depuis le temps qu'il cherchait un moyen de lui tirer les vers du nez, il en aurait enfin l'occasion et, dans les filets du Saint-Office, elle serait entièrement sous sa coupe. Elle ne pouvait pas être aussi ignorante qu'elle le paraissait, c'était impossible.

Il vida son verre d'un trait et plongea son regard dans celui de son vis-à-vis.

« Très bien, Naseem, je n'apprécie guère la méthode mais je vais faire ce que tu me demandes. J'ai cependant besoin d'un peu de temps pour mettre quelque chose en place. Je ne peux pas l'emmener comme ça... »

Le visage de son fournisseur s'éclaira d'un sourire plein de charme, qui lui rappela pour quelle mystérieuse raison ce bougre d'homme obtenait presque toujours ce qu'il voulait sans le moindre heurt. Il se leva avec une grâce inattendue chez quelqu'un de sa corpulence et lui tendit un petit sac de soie noire. L'inquisiteur n'eut pas besoin de l'ouvrir pour savoir ce qu'il contenait et il hésita à l'accepter. Il avait le sentiment de se faire acheter et il détestait ça.

Ce n'est pas qu'une impression ! C'est ce que tu es devenu, une larve soumise prête à tout pour une perle d'alcibium...

Il serra les poings, se maudit lui-même puis s'empara de la poche d'un geste un peu trop brusque. Naseem ne pipa mot. Il se contenta d'incliner la tête en guise de salutation puis quitta la khaïma. Pris de frissons, Louis se laissa retomber sur le lit, le visage inondé de larmes silencieuses. Il n'avait jamais eu si honte de toute sa vie. Il réalisait à quel point il était tombé bas, lui, le brillant inquisiteur, contraint de se soumettre aux exigences d'un dealer de drogue des tribus du désert. Était-ce pour ça que son père s'était sacrifié, corps et âme ?

Lorsqu'il reprit la maîtrise de lui-même, il se sentait vidé et aussi étrangement apaisé. Il allait devoir faire quelque chose, cela ne pouvait plus durer, mais ce n'était pas le moment d'y penser. Il se passa un peu d'eau froide sur le visage, masqua ses traits sous la lourde capuche de sa cape et sortit dans la nuit.

Les allées presque désertes le surprirent tout d'abord, puis il se souvint qu'on était au troisième soir du rassemblement, celui du Bal des Ardents. Aux étoiles qui s'éclairaient une à une dans le ciel, les festivités devaient déjà être bien entamées et il se hâta de se diriger vers le lac. Malgré les apparences, il n'était pas là pour prendre du bon temps, il avait des obligations à assumer. Le Saint-Office n'envoyait pas ses inquisiteurs ici pour rien et cela ne tombait pas si mal, il se sentait d'humeur à chercher des noises au premier venu.

Il atteignait l'une des allées principales lorsqu'une silhouette mince attira son attention. Les retardataires étaient rares et il ne pouvait pas la rater. Elle avançait à contresens, s'éloignant de l'étang alors que tout le monde convergeait plutôt dans sa direction, il était l'épicentre des réjouissances. Il l'observa d'abord machinalement, presque sans y penser, jusqu'à ce qu'il la reconnaisse : c'était Souffre. Elle marchait tête baissée, les cheveux dissimulés sous un foulard sombre, et ne le remarqua pas. Il poursuivit son chemin, attendit qu'elle l'ait dépassé puis s'arrêta et se retourna.

Où allait-elle comme ça ? N'assistait-elle pas au bal ? Il n'était pas surpris, ce n'était pas son genre et puis, après le récit de la conteuse la veille au soir, elle n'avait sans doute aucune envie de s'y risquer. Pourtant tout, dans sa façon de se déplacer en catimini, l'interpellait. Oublieux de ses devoirs, il lui laissa un peu d'avance puis lui emboîta le pas. À l'instant où il aperçut le premier emblème de la tribu de Zuni sur une tente, il comprit où elle se rendait et pour quelle raison : elle allait visiter la vieille Asia.

Elle ne manquait ni de courage ni de détermination, il fallait bien le reconnaître. Il la suivit sans se presser, attentif à ne pas se faire repérer. Maintenant qu'il connaissait sa destination, il pouvait se permettre de la perdre de vue. À l'approche de la khaïma de la doyenne, elle hésita un moment derrière un paravent puis pénétrer d'un pas prudent sous la tente. Il s'approcha à pas de loup, veillant à rester invisible parmi les ombres. S'il voulait assister à cette conversation, il ne devait pas être vu. Il fut surpris de percevoir une voix d'homme, la conteuse n'était de toute évidence pas seule.

Il patienta, l'oreille tendue. Le ton était à la fois doucereux et menaçant. Celui d'un jeune coq plein de morgue, comme il en existait des dizaines à l'académie du Saint-Office. Il en avait maté plein des comme ça. Louis plissa les yeux, imaginant la scène sans peine et anticipant sur ce qui allait se passer. Il se déplaça d'un pas ou deux et jeta un coup d'œil de l'autre côté de la toile derrière laquelle il se tenait. Le garçon dominait Souffre de sa haute taille et lui imposait visiblement ses caresses. Elle protesta et se dégagea avec vivacité mais, d'un mouvement brutal, il la plaqua contre lui et colla ses lèvres aux siennes.

Louis serra les poings, hésitant encore à intervenir. La jeune femme se débattait en silence, ruant en tous sens pour se libérer alors que la panique s'emparait d'elle. Il pensa qu'elle réussirait lorsqu'elle lança son genou dans son entrejambe, mais ils roulèrent tous deux au sol et le gredin reprit l'avantage. L'inquisiteur recula pour ne pas se faire repérer. Il s'admonesta, il n'allait quand même pas rester sans réaction tandis qu'elle se faisait violer sous ses yeux ! Mais tout son corps s'était pétrifié, pesant comme une statue de marbre.

Il y eut un craquement sec ponctué par un cri rauque. Elle venait de lui briser le nez d'un coup de poing certes maladroit mais efficace. Le jeune homme s'écarta enfin pour juguler le flot de sang qui jaillissait de son appendice et Souffre en profita pour essayer de ramper hors de sa portée. Hélas, le rustre avait de la suite dans les idées ! Sa main griffue lui agrippa la cheville et elle trébucha en avant. D'un geste désespéré, elle s'empara de la première chose qui lui tombait sous les doigts, un piquet de tente, et la lui abattit sur la tête. Le hasard voulut que le pieu aille se planter dans son œil. En quelques instants, tout fut terminé.

Estomaqué par la tournure que les évènements avaient prise, Louis resta figé durant de longues secondes, incrédule et sans voix. L'air hagard, les yeux exorbités, Souffre fixait le corps sans bouger. Par Ob, pourquoi ne s'était-il pas interposé ? C'était un accident mais un homme était mort et il se sentait aussi responsable qu'elle. Il aurait pu empêcher ça, il aurait dû le faire, au lieu de quoi il était resté planté là en spectateur. Il jeta un coup d'œil nerveux alentour. Au moins, personne ne savait qu'il avait assisté à la scène...

Repoussant l'engourdissement causé par la stupeur, il obligea son cerveau à se remettre en marche. C'était le moment de choisir et surtout de prendre la bonne décision. Il pouvait se montrer, affirmer avoir tout vu et donner l'alerte. Cela lui fournirait une raison d'arrêter Souffre et de faire ainsi ce que Naseem exigeait de lui. Du pain béni pour lui, en somme. Ou bien, il pouvait reculer, se replier dans l'obscurité avant la découverte du crime et laisser la gamine disparaître. Mais quel intérêt, pour lui ? Aucun, et pourtant quelque chose en lui le poussait à agir de la sorte.

« Seigneur, pardonne-nous nos offenses... »

L'arrivée de la conteuse força sa décision. Livide, elle s'accrochait à l'un des mâts de bois qui soutenaient la khaïma, à l'entrée de la chambre où elle s'était déjà apprêtée pour la nuit. Elle portait une chemise blanche, assez banale, et ses longues mèches grises formaient une tresse qui lui descendait jusqu'en bas du dos. Les joues baignées de larmes, elle secouait la tête avec impuissance, en fixant sur le cadavre de son petit-neveu un regard où l'horreur le disputait à l'inéluctabilité.

Louis bondit en arrière, le cœur battant à grands coups précipités. Il aurait suffi qu'elle lève un tant soit peu les yeux pour l'apercevoir derrière le paravent. Il ne réalisa qu'il avait cessé de respirer qu'en reprenant maladroitement son souffle. Il était curieux de voir comment ça allait tourner mais il ne pouvait pas rester là, la situation lui échappait. Il devait rejoindre les festivités, se montrer, faire ce pour quoi il était venu. Il détestait les décisions précipitées. Au matin, les choses se seraient sûrement décantées.

Une larve soumise prête à tout pour une perle d'alcibium et incapable de prendre la moindre initiative...

Il repoussa cette pensée aussi vite qu'elle avait jailli et recula avec prudence, en veillant à ne pas projeter son ombre sur le sol à la vue des deux femmes. Le sourire narquois de son fournisseur dansa devant ses yeux. Il serra les poings et s'éloigna à grands pas comme s'il avait lui-même commis un crime. Lorsqu'il atteignit enfin la piste de danse, il était furieux contre Souffre et sa propension à toujours s'attirer les pires ennuis. Naseem avait raison, cette fille était une vraie calamité et il fallait l'empêcher de nuire !

Sa décision était prise : dès l'aube, il se rendrait chez les Masuna pour l'arrêter et il la ramènerait avec lui au Mont Vertu pour l'interroger. C'était ce qu'il avait de mieux à faire et c'était exactement ce qu'il ferait. Oui, dès le lendemain...

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